La traduction littéraire franco-japonaise : rencontre avec Alice Hureau

Si la littérature japonaise tient désormais une place importante dans les rayons de nos librairies et bibliothèques, que nous avons la possibilité de rêver, de découvrir et d’échanger autour de grands textes qui se déroulent dans ce lointain et fascinant pays, c’est bien grâce au travail des traducteurs. Passeurs de mondes, ils nous permettent de découvrir des trésors dénichés au hasard de leurs lectures ou de leurs échanges avec les éditeurs. Sans leur travail aussi difficile que passionnant, la production littéraire d’un pays serait cantonnée à ses frontières. Bien trop souvent oubliés, les traducteurs sont essentiels à notre monde littéraire.

Journal du Japon s’est récemment entretenu avec une traductrice du japonais et de l’anglais vers le français, Alice HUREAU, qui nous partage sa passion, ses expériences et son quotidien. Place aux mots.

La traduction littéraire en question : interview d’Alice Hureau

Portait d'Alice Hureau

Bonjour Alice et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs en quelques mots ? Comment êtes-vous devenue traductrice ?

Merci à vous Nina pour l’invitation ! Je suis traductrice littéraire et technique du japonais et de l’anglais vers le français. La littérature japonaise me passionne et j’ai longtemps rêvé de traduire des romans. Mais tout au long de mes études (anglais, japonais, études japonaises spécialisées en littérature puis traduction), on m’a répété qu’il était très difficile d’en vivre. J’ai donc aussi étudié la traduction dite pragmatique pour avoir plus de cordes à mon arc. Alors que j’effectuais des missions pour une agence de traduction, les Éditions d’Est en Ouest m’ont donné ma chance avec le roman Le Meurtre d’Alice. Je touchais enfin mon rêve du doigt !

Par rapport à une langue comme l’anglais, quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez dans le travail de traduction depuis le japonais ?

Le premier jet de traduction me paraît plus intense, puisque la phrase japonaise n’est pas construite de la même manière que le français et l’anglais, qui partagent beaucoup de similitudes. Le verbe est en fin de phrase comme en allemand, une des raisons pour lesquelles j’ai un immense respect pour les interprètes !

De plus, l’absence de genre et de nombre, dans certains cas, est une réelle difficulté, comme lorsqu’un personnage sans nom est uniquement désigné par son emploi. À l’inverse, le français exige des précisions, ce qui nécessite de faire des choix, parfois par déduction d’après le contexte, parfois arbitraires.

Le travail de traducteur se rapproche, sur de nombreux aspects, de celui d’auteur. Le traducteur ne construit pas une histoire, il retransmet un texte ; il doit néanmoins savoir s’adapter aux styles parfois très différents des œuvres originales. Diriez-vous que l’adaptabilité est l’un des maître-mots du métier ?

En effet, il faut s’adapter au style de l’auteur et savoir transmettre à la fois son écriture et son message, c’est la priorité. Un polar, un « feel-good », un roman classique ne se traduisent pas avec la même approche, puisque l’écriture et la finalité ne sont pas identiques. Il faut aussi s’adapter à l’éditeur qui peut avoir des demandes particulières.

Le traducteur n’invente pas l’intrigue, mais il reste un auteur à part entière (nous partageons d’ailleurs le même statut administratif). Impossible de traduire la littérature sans amour de la langue, de l’écriture, sans travailler son style comme le ferait un auteur. On doit bien souvent adapter des passages (je pense aux éléments culturels, aux expressions idiomatiques), en étoffant par exemple. Chaque mot est choisi par le traducteur parmi une multitude de possibilités. Raison pour laquelle on voit souvent des retraductions de grandes œuvres, car il y a autant de traductions que de traducteurs. De plus, on vit avec les mots et les personnages au quotidien, au point de connaître chaque phrase par cœur et de rester fortement imprégné par les œuvres qu’on traduit, comme un auteur est habité par ses textes.

A quoi ressemble, pour vous, une journée-type de travail en tant que traductrice ?

Je commence par les mails, les formalités administratives et de temps en temps la prospection, tâches qui représentent une grande partie du travail de tout indépendant. Je commence par là pour pouvoir ensuite me concentrer sur mon texte l’esprit libre. En fonction de l’étape où j’en suis dans mon travail, je passe ma journée à traduire d’une langue à l’autre, à améliorer mon texte en français, à le comparer à la version japonaise pour repérer des maladresses éventuelles, puis à le peaufiner et à le peaufiner encore.

Votre toute première traduction publiée, Le meurtre d’Alice, est sortie en 2016 aux éditions d’Est en Ouest. Quel a été l’élément déclencheur de la rencontre avec cette maison d’édition ?

J’ai eu la chance d’avoir une amie en commun avec l’éditrice, Isabelle LEGRAND-NISHIKAWA, qui cherchait une traductrice pour sa deuxième publication.

Isabelle a à cœur de lancer des jeunes traducteurs dans un milieu connu pour être assez cloisonné. Je lui dois ce qui m’arrive et je ne la remercierai jamais assez !

Vous avez désormais offert aux lecteurs de nombreuses traductions, publiées par différents éditeurs : les éditions d’Est en Ouest, l’Atelier Akatombo, le Cosmographe, les éditions Nami… Après la traduction de quatre romans et recueils de nouvelles policiers, Akatombo vous a fait participer à un ouvrage collectif intitulé Le théâtre selon MISHIMA, dans lequel vous traduisez notamment deux pièces écrites par ce très célèbre auteur et dramaturge japonais. Comment s’est passé ce travail et quelles sont les spécificités liées à la traduction d’œuvres théâtrales ?

Traduire Mishima, mon auteur japonais favori, était un rêve que je pensais irréalisable. Quand on m’a proposé la traduction de non pas une, mais de deux pièces de théâtre, j’étais aux anges, je n’y croyais pas. Je suis une acharnée de travail et je me suis totalement dévouée à ces textes. Avoir traduit La terrasse du roi lépreux est une immense fierté car cette pièce, la dernière écrite par MISHIMA, est d’une qualité scénaristique et littéraire exceptionnelle.

Je me suis très longuement documentée car on ne traduit pas un texte dont l’intrigue se déroule au palais royal khmer du XIIe siècle sans préparation. Le ton à utiliser pour chaque personnage m’est venu spontanément, probablement grâce à l’écriture chirurgicale de Mishima et parce que j’ai ressenti une vraie connexion avec ce texte. Pour Jeunesse, lève-toi et marche, pièce que Mishima a rédigée dans ses débuts et qui se déroule à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le plus complexe a été de trouver des spécificités langagières aux personnages, un groupe d’étudiants qui vivent ensemble dans le dortoir de leur université. Ce souci, Mishima l’a connu et il l’exprime dans un essai publié dans le second tome de cette édition.

La particularité de la traduction d’œuvres théâtrales est l’utilisation d’un langage compatible avec une mise en scène. La question qui s’est posée était aussi l’emploi de termes spécifiquement japonais. Dans un roman, ils sont étoffés ou expliqués grâce à une note de bas de page, mais dans une pièce de théâtre, c’est impossible. Les choix ont été faits au cas par cas, c’était l’un des sujets ayant nécessité plusieurs allers-retours avec l’éditeur et les autres traducteurs ayant participé à cette édition collective.

Chez Le Cosmographe, ce sont de très jolis livres pour enfants que vous traduisez. Quelles sont les spécificités et éventuelles difficultés liées à la littérature jeunesse ?

J’adore traduire des romans, mais j’adore aussi traduire des albums pour enfants. Les spécificités ne sont pas les mêmes et en tant que traductrice, c’est un bonheur de pouvoir varier les plaisirs.

Je choisis mes mots en fonction de l’âge des enfants à qui sont destinés les textes, mais aussi en fonction de la prononciation des phrases : les enfants doivent les comprendre facilement, les parents les lire à voix haute avec fluidité. Il faut également veiller à préserver l’esthétique visuelle, surtout lorsqu’il est nécessaire de conserver une longueur identique à chaque phrase. C’est un type de traduction qui pourrait paraître simpliste à première vue, car les albums jeunesse comptent peu de mots, mais il n’en est rien !

Les matous filous. Au pays des glaces.

Vous collaborez régulièrement avec les éditions Nami, pour qui vous avez traduit cinq romans tout en douceur, dont les best-sellers de Michiko AOYAMA La Bibliothèque des rêves secrets, Un jeudi saveur chocolat et Un lundi parfum matcha. Des histoires qui (re)donnent le sourire et réchauffent le cœur des lecteurs… Pourriez-vous nous parler de ces récents travaux ?

La plume de Michiko AOYAMA est très douce et à travers la vie de ses personnages, elle encourage les lecteurs à poursuivre leurs rêves, à trouver du positif dans la vie. Quant aux livres de Hisashi KASHIWAI, ils traitent des souvenirs du passé dans l’atmosphère relaxante d’un petit restaurant de Kyoto.

Les lecteurs francophones ont apparemment beaucoup apprécié ces lectures et je dois dire qu’en tant que traductrice, c’est très plaisant de travailler dans de telles atmosphères. En plus des classiques japonais, j’ai toujours lu avec enthousiasme des romans plus récents, souvent féminins, comme les auteures Banana YOSHIMOTO et Ito OGAWA (deux auteures traduites respectivement par Dominique PALMÉ et Myriam DARTOIS-AKO, traductrices qui m’ont beaucoup inspirée). Je suis vraiment heureuse de pouvoir traduire des romans qui invitent à prendre le temps de prendre le temps, à se recentrer sur l’essentiel.

Auriez-vous pour finir un petit mot pour nos lecteurs, un message que vous souhaiteriez leur transmettre ?

Je leur dirais que la littérature japonaise traduite en français est aujourd’hui tellement variée (polars, « feel-good », science-fiction, classiques, poésie, théâtre…) qu’il y a de quoi satisfaire tous les lecteurs. Et à ceux qui souhaiteraient devenir traducteur : le chemin est long mais il en vaut la peine, il faut surtout ne rien lâcher malgré les difficultés !

Un grand merci à Alice pour ce témoignage aussi passionnant qu’enrichissant, à qui nous souhaitons une très belle continuation ! Nous vous donnons rendez-vous le 21 mai pour un article consacré à ses diverses traductions. En attendant, vous pouvez retrouver l’ensemble des ouvrages qu’elle a traduits sur les sites des éditeurs : Nami, Le Cosmographe, L’atelier Akatombo et Les éditions d’Est en Ouest. La prochaine traduction d’Alice, La Forêt au clair de lune, paraîtra le 05 juin chez Nami.

Nina Le Flohic

Grande lectrice passionnée par le Japon depuis ma plus tendre enfance, je suis diplômée d'un master Langue, Littérature et Culture Japonaise. Des études au cours desquelles j'ai eu l'occasion d'effectuer des recherches dans le domaine de la littérature japonaise et de voyager plusieurs fois au pays du Soleil Levant. Très heureuse de pouvoir partager avec vous mes coups de cœur et expériences à travers mes articles, n'hésitez pas à me laisser vos questions ou avis en commentaires, j'y répondrais avec plaisir !

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