Kengo Kuma, l’architecte de la ville au-dessus des nuages

L’architecte japonais Kengo KUMA, illustre représentant d’une architecture offrant une place de choix à la nature, s’est épris de Yusuhara, dans le département de Kochi (Shikoku) lors d’un voyage en 1992 qui a changé sa manière de créer. Il a fait de cette ville « au-dessus des nuages » un symbole de son univers et de son style, qu’on vous invite à découvrir.

Yusuhara, terrain de jeu de Kengo Kuma
Yusuhara, terrain de jeu de Kengo Kuma ©Mickael Lesage pour Journal du Japon

Un architecte amoureux de la nature japonaise

De Tokyo à Paris, de Pékin à Osaka en passant par Vancouver, Miami, Portland, Besançon ou Singapour, les bâtiments imaginés par Kengo KUMA dénotent bien souvent dans le paysage. L’usage du bois, en premier lieu, et le design atypique de ses structures ont fait du Japonais de 70 ans l’un des architectes les plus influents de sa génération. Il a été récompensé pour ses œuvres à de multiples reprises, obtenant notamment l’Architectural Institute of Japan Award (1997), le titre d’Officier de L’Ordre des Arts et des Lettres en France en 2009 et un Global Award for Sustainable Architecture (2016) pour ses réalisations faisant la part belle à la nature.

Asakusa Culture Tourist Information Center
Asakusa Culture Tourist Information Center, photo de Forgemind ArchiMedia sur Flickr

Kengo Kuma est né en 1954 dans le département de Kanagawa, où il a grandi dans une maison traditionnelle, entourée d’espaces verts et de nature, quand ses camarades de classe habitaient dans des demeures plus modernes. Il explique que cette maison d’enfance reste pour lui « la maison parfaite » et que ces années à regarder son père cultiver la terre lors de son temps libre, ou à s’amuser à recueillir des insectes et des matières premières dans les environs, ont certainement eu un impact sur sa vision de l’architecture.

Pour lui, chaque bâtiment doit être vu comme une maison, au sein de laquelle les individus se sentent bien, où ils auraient envie de se réunir. Il souhaite également emprunter sa beauté à la nature, sur le principe du shakkei très prisée dans la conception de jardins zen, en vue de créer une connexion forte entre cette dernière et les gens qui fréquentent les lieux qu’il a imaginé. Kengo Kuma applique ces principes de base à toutes ses constructions, qu’il s’agisse d’un bâtiment administratif, d’un musée, d’un temple, d’une bibliothèque ou d’un hôtel. Il affirme vouloir faire de chacune de ses créations un tableau de la nature, dans lequel chaque bâtiment, implémenté dans un panorama urbain, servirait à guérir la zone et à lui redonner un peu de son aspect originel.

Toutefois, durant ses premières années en tant qu’architecte à Tokyo à la fin des années 80, il s’inspire du style européen qu’il affectionne. Il utilise alors principalement le béton et l’acier pour concevoir des immeubles adaptés au paysage urbain local. Il s’agit de constructions classiques, encore éloignées des structures qui forgeront sa popularité. Et tout va changer en 1992, à l’occasion d’un voyage dans la petite bourgade de Yusuhara (département de Kochi), au cours duquel Kengo Kuma va enfin trouver son style.

Yusuhara, (Prefecture de Kochi)
Yusuhara (Département de Kochi) ©Mickael Lesage pour Journal du Japon

Quand Kengo KUMA découvre Yusuhara

Au début des années 90, l’économie japonaise est en berne et Kengo Kuma ne croule ainsi pas sous les projets. En 1992, il en profite pour rejoindre un de ses amis dans le département de Kochi, sur l’île de Shikoku, afin de visiter la petite ville de Yusuhara. Un long voyage qui va bouleverser sa vie et sa vision de l’architecture.

Il explique qu’à peine sortie du tunnel le menant à Yusuhara, il a eu l’impression de pénétrer dans un jardin secret. Entourée de montagnes et de forêts, la bourgade semble isolée du reste du monde. Et la route, bordée de rizières et de plantations de thé, correspond à une certaine image d’un Japon d’antan, de ce furusato fleurant bon la nostalgie. Passée cette première impression positive, l’architecte visite le village et son vieux théâtre, connu pour être le seul théâtre en bois du département de Kochi. Et la révélation a lieu. En observant le plafond composé de carrés de bois, les sols et les poutres qui soutiennent la structure qu’il trouve admirables, Kengo Kuma entrevoit de nouvelles possibilités, comme il l’affirmera depuis ce jour. Fort de sa découverte, il commence à explorer les environs plus en profondeur, arpentant les forêts alentours et déambulant sur les sentiers des collines avoisinantes. Pour lui, c’est une évidence : la nature japonaise doit servir de base à son architecture.

Theatre de Yusuhara
Théâtre de Yusuhara ©Mickael Lesage pour Journal du Japon

Pour mettre en pratique ce concept novateur, il conçoit en 1994 le Kumo no ue Hotel, soit littéralement « l’hôtel au-dessus des nuages », à Yusuhara. Le toit s’apparente à un nuage, de nombreuses baies vitrées permettent aux visiteurs d’observer les saisons qui défilent. Et l’étang, à l’entrée, rappelle les rizières occupant diverses parcelles aux abords de la ville. Pour sa construction, l’architecte n’a souhaité utiliser que du cèdre de Yusuhara, afin que cet hôtel atypique puisse se fondre dans le décor. Les parois intérieures sont faites de papier washi fabriqué à la main, selon une méthode unique à la ville.

Les bases du style de Kuma sont posées : privilégier les matières premières locales, utiliser le savoir-faire traditionnel nippon et créer des structures qui rendent hommage à la nature japonaise, tout en usant des évolutions technologiques pour parfaire la construction. Quand on évoque le Japon, on croise un peu trop souvent l’expression « entre tradition et modernité », utilisée à tort et à travers. Mais le travail de Kengo Kuma illustre, pour une fois, parfaitement cette idée !

Les structures atypiques de Yusuhara

Yusuhara est une ville d’à peine 3 000 âmes, où peu de personnes se rendraient si ce n’était pour découvrir les réalisations du célèbre architecte. Il y a un nombre très restreint de commerces : les établissements de restauration ferment tôt et on ne peut pas dire qu’il y ait beaucoup à faire sur place. Si on vient jusqu’ici, c’est pour découvrir les œuvres de Kengo Kuma, qui a fait de la ville – désormais surnommé la ville au-dessus des nuages (kumo no ue) – une vitrine à ciel ouvert de son art, probablement pour rendre la pareille à ce lieu qui a changé sa manière de concevoir l’architecture. Voici ce qu’on peut découvrir sur place.

L’hôtel de ville (2006)

Hotel de Ville, Yusuhara
Hôtel de ville de Yusuhara ©Mickael Lesage pour Journal du Japon

Fabriqué avec du cèdre local, cet hôtel de ville a été imaginé comme un lieu de rassemblement. Il contient de grands espaces intérieurs pouvant accueillir la communauté de Yusuhara en cas d’événement festif ou de catastrophe naturelle. Il possède deux particularités : une maison de thé (ou Chado) au centre de l’atrium, qui rappelle l’hospitalité des citoyens de la ville ; de larges portes d’entrée pivotantes, qui peuvent se replier comme un paravent en été pour s’ouvrir complètement et laisser entrer le vent et la lumière, afin de briser la barrière intérieure/extérieure en permettant à ces deux éléments naturels de pénétrer au sein de cette structure artificielle.

Le marché de Yusuhara (2010)

Marche de Yusuhara, Kengo Kuma
Marché de Yusuhara ©Mickael Lesage pour Journal du Japon

Le marché est à la fois un hôtel et un vrai petit marché couvert où sont réunis les spécialités locales. Si l’intérieur, avec ses piliers de bois symbolisant une forêt de cèdres, mérite le détour, c’est surtout sa façade qui étonne. Elle se compose de panneaux de chaume, comme sur les toits des maisons japonaises traditionnelles, afin de rendre hommage à une tradition ancienne de Yusuhara qui voyait les habitants accueillir et divertir les voyageurs de passage dans de petites maisons de thé (les chado) situées en bordure de route, dont le toit était fait de chaume. Encore une fois, l’architecte a tenu à créer un bâtiment célébrant la beauté du folklore local et la richesse de l’environnement.

La bibliothèque de Yusuhara (2018)

Bibliothèque de Yusuhara, par Kengo Kuma
Bibliothèque de Yusuhara ©Mickael Lesage pour Journal du Japon

Plus récente que les structures présentées précédemment, la bibliothèque de Yusuhara semble être un condensé de la vision et du talent de Kuma. On retrouve de grandes vitres qui permettent à la lumière de pénétrer et aux visiteurs d’admirer le jardin extérieur, des panneaux de bois en façade et une hauteur modérée, pour communier avec la nature sans couvrir le paysage et la vue sur les montagnes voisines. À l’intérieur, le cèdre est partout, et des piliers de bois qui se superposent au plafond représentent la forêt et les rayons de lumière qui s’infiltrent à travers les arbres. Il s’en dégage une atmosphère apaisante, propice à la lecture et à la réflexion, où petits et grands peuvent se retrouver pour s’octroyer une pause rassérénante.

Aux abords de cette bibliothèque, on trouve un centre de bien-être pour les personnes âgées, un jardin d’enfants et un gymnase, qui forment un ensemble multi-générationnel pensé pour réunir tous les habitants, d’âges et de statut social varié.

Le Yusuhara Wooden Bridge Museum (2010)

maquette du Yusuhara Wooden Bridge Museum,
Maquette du Yusuhara Wooden Bridge Museum ©Mickael Lesage pour Journal du japon

À la sortie de la ville, à environ 3 km du centre-ville, le musée de Kengo Kuma (Yusuhara Wooden Bridge Museum) permet de se familiariser avec les techniques de conception de l’architecte. Il a été imaginé par Kuma lui-même et l’une de ses ailes reprend le style des ponts japonais du passé. De là, on peut observer le onsen qu’il surplombe et le superbe paysage tout autour.

De célèbres bâtiments au Japon

Si Yusuhara a beaucoup compté pour Kengo Kuma, l’architecte a fait parler sa créativité dans de nombreuses villes bien plus vastes du Japon. Bien des marques célèbres lui ont fait confiance, comme LVMH qui lui a confié la réalisation de son siège social à Tokyo ou Suntory pour son quartier général dans la capitale.

Toujours à Tokyo, on peut voir plusieurs bâtiments arborant le même style que ceux de Yusuhara, avec du bois en matière de construction principale. L’architecte explique qu’au début du siècle, la capitale japonaise se composait essentiellement de bâtiments en bois et que ses réalisations actuelles ont pour objectif de « recréer le Tokyo d’avant, pour ne pas oublier la beauté d’antan », en réintroduisant dans cette immense forêt de ciment de la verdure et des éléments provenant du sol nippon. Parmi les structures les plus remarquables, on peut citer :

  • L’Asakusa Culture Tourist Information Center (2012), qui reprend les codes des nagaya, ces maisons traditionnelles de l’époque d’Edo construites dans la longueur aux abords des châteaux, qui hébergeaient les samouraïs de bas rang 
  • Le Toshima Ward Office de Tokyo (2015), un gratte-ciel qui se veut écoresponsable, avec son bois recyclé, ses panneaux solaires en façade et de la verdure abondante, destinée à lui donner l’aspect d’un gigantesque arbre
  • Le Nouveau stade national de Tokyo, rénové à l’occasion des Jeux olympiques 2020 et inspiré par les pagodes japonaises qu’on croise dans les temples. La nature est omniprésente dans cette structure, avec un toit ouvert qui rappelle la canopée et des sièges aux couleurs des feuilles qu’on croise sur les sols des parcours forestiers. Pour l’anecdote, Kuma a tenu à utiliser du bois provenant des départements touchés par le tsunami de 2011 pour la construction de ce stade
  • La bibliothèque Haruki Murakami, inaugurée en 2021, sur le campus principal de l’Université Waseda à Tokyo, là où l’écrivain est diplômé. L’entrée prend la forme d’un tunnel, évoquant, selon les mots de l’architecte, les histoires de MURAKAMI dans lesquelles les protagonistes voyagent souvent entre le réel et le surnaturel.
Nouveau stade de Tokyo
Nouveau stade de Tokyo – Photo de Daryan Shamkhali sur Unsplash

D’autres œuvres de l’artiste peuvent être admirées au Japon : à Osaka (le siège de LVMH, et ses étonnants murs de pierre d’Onyx), à Nagoya (la Miraie Lext House, avec son plafond qui évoque le théâtre de Yusuhara !), dans le département de Yamagata (avec le Ginzan Onsen Fujiya, une auberge traditionnelle centenaire, rénovée avec un design moderne tout en conservant son aspect ancien, pour ne pas dénoter avec les autres bâtiments de la célèbre station thermale), ou encore à Nagano (le Snowpeak Landstation Hakuba, un centre d’activités dessiné à revitaliser la petite ville d’Hakuba), pour cet architecte très attaché à sa terre, qui souhaite lui faire honneur à chaque nouveau projet.

Désormais, sa renommée dépasse largement les frontières de l’archipel nippon et Kengo Kuma travaille dans le monde entier. Comme on va le voir, vous pourrez même observer plusieurs de ses réalisations dans l’Hexagone !

Des créations fameuses au-delà des frontières nipponnes

En 2021, Kengo Kuma est cité par le Times comme l’architecte le plus influent au monde. Une reconnaissance internationale qui fait du natif de Kanagawa un représentant de prestige pour son pays, avec ses créations qu’on peut voir sur plusieurs continents.

En Asie, l’une des réalisations dont il est le plus fier se trouve à Pékin, et il s’agit de la great (bamboo) wall house réalisée en 2002, qui se fond dans le décor. Un projet mené à bien malgré les techniques de construction peu avancées en Chine à l’époque, que l’architecte a pris comme un véritable défi personnel. Il a également officié pour des groupes privés en œuvrant à la conception de complexes résidentiels à Shanghai, à Miami ou encore à Vancouver, avec à chaque fois des appartements qui s’arrachent en quelques jours seulement.

Mais pas besoin de parcourir le monde pour voir ce dont est capable le célèbre architecte japonais, puisqu’il a travaillé sur plusieurs projets eu Europe, notamment à la conception du musée V&A Dundee en Écosse (en 2018), à la rénovation du centre d’Art Moderne Gulbenkian de Lisbonne (2024), ou aux bureaux du futur à Milan (2024). Et en France ?

Dundee V&A Museum, Dundee, Scotland UK
Dundee V&A Museum, Dundee, Scotland UK – Photo de Red Dot sur Unsplash

En 2013, il conçoit la Cité des Arts et de la Culture de Besançon, qui intègre les bâtiments en briques de l’ancien port fluvial, avec cette même volonté de lier passé et avenir. La même année, il va réaliser le fond régional d’art contemporain de Marseille et le conservatoire de musique et de danse d’Aix-en-Provence, avec des panneaux en façade, placés en origami. Plus récemment, il a été chargé de la conception du nouveau musée Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt (2019), du Parc des expositions de Strasbourg (2022) et de la rénovation de la gare Saint-Denis Pleyel (Paris) en 2023/2024. Pour toutes ces réalisations, on retrouve sa touche, mêlant design innovant et audacieux, matériaux naturels et techniques de pointe, qui font de chaque édifice une œuvre d’art à part entière.

Besancon City of Arts and Culture
Cité des Arts et de la Culture de Besançon – Photo de Forgemind ArchiMedia sur Flickr

L’une des grandes forces du style de Kengo Kuma est qu’il peut être apprécié aussi bien par des néophytes du domaine, sensibles à la nature et aux designs apaisants, que par des architectes aguerris. Au Japon ou ailleurs, ouvrez l’œil pour tenter de repérer ses travaux !

De sa découverte de Yusuhara jusqu’à la conquête du monde, Kengo Kuma a su rendre hommage au Japon en utilisant ce qui caractérise la nature nippone, et en faisant voyager ses valeurs écologiques à travers le globe, via des créations atypiques. Cette envie d’apposer dans des paysages urbains de petites touches de naturel est une vision louable, portée par ce visionnaire qui affirme que le bois sera le matériau du 21e siècle.

Sources :

  • L’architecture naturelle, Kengo Kuma, Arléa, 2020
  • Yusuhara Wooden Bridge Museum, 3799-3 Taro-gawa Yusuhara-cho, Takaoka-gun, Kochi Prefecture, Japan
  • Kengo Kuma’s Works in Yusuhara Town (site officiel)

Mickael Lesage

J’ai découvert le Japon par le biais d’un tome de Dragon Ball il y a fort longtemps et depuis, ce pays n’a jamais quitté mon cœur…ni mon estomac ! Aussi changeant qu’un Tanuki, je m’intéresse au passé, au présent et au futur du Japon et j’essaie, à travers mes articles, de distiller un peu de cette culture admirable.

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