Projet Mangashi : les magazines de prépublication de manga au Japon

Après avoir réalisé ces dernières semaines de nombreuses interviews des éditeurs mangas, qu’ils soient papiers ou numériques, Journal du Japon fait un petit pas de côté pour s’intéresser à une autre composante de la publication manga. Focus ce weekend sur les magazines de prépublication, ou mangashi.

Aujourd’hui, nous nous intéressons à un nouveau projet, encore en devenir : une campagne de financement pour un livre sur les magazines de prépublication. C’est l’ancien responsable presse de l’éditeur Moutons Électriques, Maxime Gendron, qui est derrière cette intéressante initiative. La campagne dure encore quelques jours, jusqu’au 8 avril : il était donc grand temps de le rencontrer !

Maxime Gendron : partager le manga au plus grand nombre

Maxime Gendron
Maxime Gendron

Journal du Japon : Bonjour Maxime et merci pour ton temps. Commençons par toi… ton histoire avec le manga commence à l’enfance : quels titres et quels souvenirs en gardes-tu ?

Maxime Gendron : Je me souviens de mon tout premier manga : Yu-Gi-Oh! tome 38, offert par un ami pour mes 10 ans. Je n’avais jamais lu de manga à l’époque, je savais à peine ce que c’était. Par contre, j’étais fan de Yu-Gi-Oh! !! Je me souviens m’être dit “Tiens, ça existe aussi en livre ?”

Tu t’es vite intéressé à l’histoire du manga : comment t’es-tu lancé là-dedans et comment cela est allé jusqu’à l’écriture de mémoires sur le sujet ?

L’année de mes 18 ans, je suis tombé totalement par hasard sur L’Art invisible de Scott McCloud à la bibliothèque municipale de ma ville d’enfance. Je ne savais pas ce que c’était, mais j’étais intrigué par la couverture. Je pense qu’aucun livre ne m’a autant marqué dans ma vie ! Pour la première fois, j’avais la sensation de comprendre ce qu’est la BD, de pouvoir expliquer ma passion. Deux ou trois ans plus tard, j’ai découvert Histoire du manga de Karyn Nishimura-Poupée, cette fois grâce à la bibliothèque où je suivais mes études d’édition. J’ai été captivé par l’histoire du manga, et tout autant par la façon d’écrire de l’autrice. Plus de 400 pages et pourtant, je l’ai trouvée toujours intéressante grâce à son style d’écriture simple et efficace. En le lisant, je me suis dit : « C’est exactement ça que je veux faire ! Écrire sur ma passion et faire tout mon possible pour que ce soit accessible à un maximum de lecteurs et de lectrices ».

Tu as donc fait des études en métiers du livre. Nous nous sommes connus alors que tu étais aux relations presse des Moutons électriques. L’édition et le journalisme sont au cœur de ton parcours mais pourrais-tu nous expliquer pourquoi le média manga te passionne particulièrement, depuis plusieurs années ?

J’ai toujours eu du mal avec la lecture. J’aimais beaucoup les livres étant petit, mais les lectures obligatoires dès le primaire m’ont vite dégouté. Lorsque j’ai eu ce tome 38 de Yu-Gi-Oh!, j’ai eu l’impression, pour la première fois depuis longtemps, qu’un livre était à ma portée. J’avais envie de le lire sans qu’on m’y force. Grâce au manga j’ai pu me réapproprier la lecture, avoir mon propre univers. Sans ça, je pense que mon rapport à la lecture aurait été beaucoup plus compliqué, en tout cas j’aurais mis beaucoup plus de temps à y revenir.

La prépublication de manga au Japon…

Basculons petit à petit vers le livre. Tout d’abord le sujet : pourquoi l’histoire de la prépublication de manga ?

Durant mon adolescence je me suis longtemps demandé pourquoi nous n’avions pas de Shônen Jump ou d’équivalent en France alors qu’on entendait partout que le pays est le deuxième pays consommateur de manga derrière le Japon. Je m’étais d’ailleurs intéressé au sujet à l’occasion d’une vidéo pour chaîne YouTube en 2017. En retombant dessus quelques années après, j’ai réalisé que j’avais à peine effleuré le sujet. Après des recherches, j’ai compris que le sujet est tellement vaste qu’il pouvait faire l’objet d’un mémoire… et pourquoi pas d’un livre !

Quelle est la place et l’importance des mangashi au Japon, culturellement et historiquement ? On a parfois l’impression que, à côté de la robotique ou du jeu vidéo, ils ont été un des symboles de la réussite japonaise…

Tout est parti des mangashi. Avant que l’industrie ne prenne la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, la compilation en recueil était loin d’être systématique. Puis elle s’est développée, notamment avec l’essor des adaptations anime et du développement du merchandising autour des licences à succès. Les mangashi sont à la base du marché. Certes, ils ne génèrent plus beaucoup de revenus aux éditeurs et aux auteurs, mais ils garantissent un niveau de production qui permet de fournir suffisamment de matière pour le reste du circuit (livre, anime, produits dérivés).

Tous les amateurs de manga connaissent le Weekly Shônen Jump de la Shueisha et quelques amateurs peuvent aussi citer le Morning et l’Afternoon de la Kodansha, ou encore Ribon… Mais à quel point ce marché est-il vaste ?

Le marché compte plusieurs centaines de titres. Il y a des magazines pour presque tous les profils de lecteurs et de lectrices. En tout cas, ça a été vrai à une époque. Aujourd’hui, le numérique prend une part de plus en plus conséquente face au papier.

Pour expliquer l’importance du sujet, aurais-tu quelques chiffres sur le marché du mangashi au Japon, à son âge d’or dans les années 80-90, et actuellement ?

Fin 1994, le Shônen Jump, le magazine le plus connu, a atteint un record jamais égalé : 6,53 millions d’exemplaires tirés pour 125 millions d’habitants, autrement dit, un habitant sur vingt achetait le magazine ! Actuellement on serait plutôt aux alentours de 1,2 ou 1,4 million d’exemplaires hebdomadaires.

Florilège de mangashi au Japon
Florilège de mangashi au Japon

Qu’est-ce qu’a apporté le numérique à la prépublication de manga et qu’elle est la part du numérique aujourd’hui dans les mangashi ?

Depuis 2017, le chiffre d’affaires de la prépublication numérique dépasse ceux de la prépublication papier. La prépublication a donc toujours beaucoup de succès, mais elle évolue. Au départ, les mangashi existent pour fournir le plus de divertissement possible et le plus vite possible. Le numérique est bien plus efficace pour y parvenir et permet même aux éditeurs de s’affranchir des barrières géographiques. Il s’agit donc de la suite logique de ce qui a été initié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Sur la publication papier, j’ai lu cette semaine (interview réalisée en mars, NDLR) que les grandes enseignes de commerce Lawson et Family Mart allaient nettement réduire leurs ventes de mangashi au Japon. Comment tu analyses cet arrêt ?

Là encore, je pense que c’est la suite logique de l’évolution du système vers le numérique. Le livre résiste mieux, car il revêt un aspect « collection ». Pour les magazines, le but est juste d’accéder le plus vite possible à du contenu. Les éditeurs proposent désormais les nouveaux chapitres en numérique la veille de leur sortie papier. Rien d’étonnant donc à ce que les mangashi soient peu à peu délaissés.

… et en France

Ensuite sur la France : la prépublication de manga chez nous, ça remonte à loin, non ?

À 1978 avec le magazine Le Cri qui tue qui a été l’une des toutes premières publications de manga en France. Cependant, il ne s’agissait pas de prépublication. D’ailleurs, tous les magazines de manga n’entraient pas dans la case « prépublication ». Cette notion est très liée à la création originale puisqu’elle implique une première publication, la primeur. Or, dans le cas d’achat de licence, cette primeur n’a plus vraiment lieu d’être et les éditeurs achètent surtout le droit de publier le livre.

Nous avons tout de même eu plusieurs tentatives de création originale, mais le modèle économique qu’elle implique la rend difficilement viable. Par exemple, Dreamland de Reno Lemaire, l’un des fers de lance du manga français, a commencé par être publié en épisode dans Shônen Collection de Pika. D’autres éditeurs ont essayé, mais les réalités économiques ont systématiquement coupé court.

Justement, en presque 40 ans d’essais, rien ne semble avoir duré sur le long terme, pourquoi selon toi ?

Au Japon, la prépublication n’est pas sortie de nulle part. Le système a subi une longue évolution depuis le début XIXe siècle, une évolution motivée principalement par l’adaptation aux besoins des consommateurs. Le système de prépublication est donc une réponse commerciale au besoin de divertissement des Japonais. En France, le manga est arrivé avec les anime dans les émissions jeunesse puis directement en livre. Nous n’avons jamais eu ce rapport au manga et il est totalement inadapté à la consommation du livre en France, très porté sur l’objet livre.

Dans ton communiqué de presse, tu dis que ça pourrait changer prochainement : pourquoi ? Sur quoi tu te bases pour dire ça ?

La situation pourrait changer, car des passionnés mettent toutes leurs tripes dans des projets de plus en plus aboutis comme Konkuru, NEMU ou Spatule Jump du vidéaste Le Chef Otaku, qui jouit d’une importante communauté ayant le pouvoir de donner vie à un tel projet. Et puis surtout, Kana semble avoir trouvé la voie.

En effet, nous dédions demain une interview sur leur projet, Manga Issho. Toi, qu’est-ce que tu penses de cette initiative de chez Kana ? Quels sont les défis que doit relever ce magazine selon toi ?

Je ne veux pas m’avancer et dire de bêtises, mais je pense que Kana et les trois autres éditeurs européens impriment ensemble ce magazine ce qui permet de réaliser des économies d’échelles nécessaires pour que le projet soit viable économiquement. Les quatre éditeurs peuvent également mutualiser leurs ressources, notamment leurs mangakas, pour aligner un nombre conséquent d’histoires. Là encore, c’est un point décisif dans la réussite d’un tel projet, mais quasiment impossible à tenir pour une seule structure.

Je suis très curieux de découvrir Manga Issho, je pense qu’il peut vraiment changer la donne. Mon seul doute c’est sa fréquence de parution. Je comprends tout à fait pourquoi le magazine est un trimestriel (les auteurs ne sont pas des machines !), mais j’ai peur que ce soit trop espacé pour créer une véritable habitude auprès des lecteurs et des lectrices. D’autant qu’il arrive sur un marché quasi vierge en termes de prépublication, il a donc tout à faire.

Manga ISSHO

Projet Mangashi : la genèse du livre

Pour finir, sur le livre lui-même : comment s’est-il construit ? Quelles sont tes sources ?

J’ai essayé de lire un maximum de livres sur le sujet pour étayer les informations et croisé les sources. Parmi les livres que j’ai le plus cités, sans aucun doute il s’agit de Histoire du manga de Karyn Nishimura-Poupée et Publier la bande dessinée de Sylvain Lesage.

Comment en être arrivé à de l’auto édition ?

À l’origine, ce livre est mon mémoire de master édition (considérablement retravaillé et corrigé !), je voulais donc aller jusqu’au bout de la démarche et mettre à profit les connaissances et les compétences acquises pendant mes cinq années d’études à l’IUT Bordeaux Montaigne. Et puis pour mon premier livre, je voulais avoir le contrôle sur toute la chaîne de création. C’est un moyen de garder le contrôle, mais aussi un défi pour voir ce dont je suis capable.

Projet mangashi cover
Projet mangashi

Quelles sont ou ont été les principales difficultés et, jusqu’ici, ce qui t’a le plus botté dans le projet ?

La lecture des livres a vraiment été passionnante, je suis tombé sur des ouvrages incroyables qui m’ont beaucoup motivé. J’ai adoré l’écriture, trouver un moyen de transmettre une information de la manière la plus efficace possible, et en même temps c’est très frustrant quand l’inspiration ne vient pas. J’ai également beaucoup apprécié démarcher et travailler avec les imprimeurs pour la fabrication du livre. Le plus difficile a été la relecture du mémoire en vue d’en faire un livre. J’ai tendance à constamment réécrire même des passages corrigés, c’est le meilleur moyen d’ajouter des coquilles… Sur cet aspect j’ai demandé de l’aide à plusieurs yeux de lynx, car je connais mes limites en la matière !

Comment se procurer le livre en dehors de la campagne Ulule ?

Pour l’instant il n’y a pas moyen de se procurer le livre en dehors de la campagne. Étant auto-édité, je n’ai pas de distributeur, les librairies ne peuvent donc pas commander le livre. En revanche, je vais participer à quelques festivals, mais ce sera occasionnel.

Allez, pour finir, on te laisse la parole : quel message pour nos lecteurs ? Pourquoi soutenir ce projet Mangashi ?

Parce que c’est le meilleur livre du monde ! (Rires)

Je vais tenter d’être plus crédible… Si vous aimez le manga, vous allez enfin découvrir pourquoi nous n’avons pas de Jump en France. Si vous êtes curieux, j’ai construit cet essai de manière à vous faire découvrir ce qu’est le manga. Et enfin, si vous aimez la BD franco-belge, vous découvrirez que son histoire et celle du manga se ressemblent plus qu’on ne le pense.

Merci à toutes celles et ceux qui ont et vont participer à la campagne, et merci à Journal du Japon pour cet entretien.

Merci à toi pour ton temps et bonne chance pour ce projet !

Il est encore temps de participer à la campagne Ulule, qui s’achève le 8 avril, dans 3 jours : c’est ici que ça se passe !

Vous pouvez également suivre Maxime sur les réseaux, notamment sa chaîne You Tube ou encore Instagram.

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

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