Yokosuka, histoire d’un chantier naval – Épisode 2 : la question de l’approvisionnement

Dans notre article de janvier 2024, Yokosuka, un des premiers transferts de technologie en Extrême-Orient, nous avions évoqué la construction de l’arsenal et l’apport des différentes ressources, humaines ou en machines-outils. Il s’agit maintenant d’évoquer l’aspect industriel.

Mais avant même de penser à réaliser les premiers navires, le chantier naval a dû régler le problème d’approvisionnement en matières premières nécessaires à la construction. La totalité des coques des premiers bateaux construits était, en effet, en bois. L’autre sujet de préoccupation est la fourniture en combustible pour alimenter les chaudières et les ateliers métallurgiques, ou encore la question des métaux utilisés dans la construction navale.

Pour beaucoup, la marine est une représentation symbolique de la modernisation du Japon Meiji. Mais le chantier naval de Yokosuka pourra-t-il satisfaire les ambitions de puissance ? C’est ce que nous allons voir dans ce deuxième épisode !

Pour répondre aux besoins industriels du nouvel arsenal de Yokosuka, des approvisionnements en matières premières seront indispensables. Les bateaux-vapeurs nécessitent l’apport du bois et du charbon. Mais les innovations techniques ont pour conséquence d’accélérer les besoins issus du secteur de la métallurgie.

L’acheminement du bois

La matière première nécessaire à la construction des premiers navires demeurent encore le bois.

À Yokosuka, son approvisionnement demeure, un des principaux soucis de Léonce Verny (1837 – 1908) son directeur français embauché par le gouvernement japonais. Or, le Japon est un des pays les plus boisés du monde. Le contrat de la mission stipule bien que les autorités locales ont à leur charge la fourniture de cette matière première. Une grande partie des espaces boisés appartient à des particuliers. Mais aucun des exploitants n’a la compétence de la gestion des bois destinés à la construction navale, pas plus d’ailleurs que l’Administration nippone. Une note envoyée au ministère des travaux publics mentionne ce problème :

« Le gouvernement japonais a été informé des difficultés que rencontre l’arsenal d’Iokoska, dans les approvisionnements des bois. Pour assurer la marche régulière de cet établissement dans l’avenir, il faut trouver la solution des deux questions suivantes : où existent les bois nécessaires aux travaux de l’arsenal ? Comment assurer la livraison en temps utile des bois demandés ? Les essences forestières du Japon nous sont assez connues pour affirmer que le pays contient tous les bois dont l’arsenal peut avoir besoin. J’ai des documents officiels qui donnent la situation des forêts du gouvernement dans les provinces du Quanto, en 1867, et quelques forêts du Sagami »

Le Père Jean-Marie Marin (1842 – 1921) se voit confier le premier inventaire des espèces forestières dans les environs de Yokosuka. L’ingénieur Adolphe Dupont (1840 – 1907) lui succède dans cette mission dès 1874. Dupont quitte l’archipel en septembre 1877 et est un des rares étrangers de l’époque à en avoir parcouru une bonne partie. Poussé par le docteur Ludovic Savatier (1830 – 1891), le médecin de l’arsenal et fin botaniste, il s’ est intéressé lui aussi à la flore locale. Il a particulièrement étudié les espèces de bois, destinées à la construction navale, qui se rapproche le plus des chênes européens. Il souhaitait que certaines espèces nippones, comme le Keaki [espèce d’orme] qui tient le premier rang dans l’échelle des qualités parmi tous les bois du Japon, soient cultivées en Europe. À son retour en France, il a publié deux ouvrages : Les bois indigènes et étrangers en 1875 et Les essences forestières du Japon en 1879. Il a acclimaté, par ailleurs, différentes espèces de bambous et de gingko-biloba qui ornent encore aujourd’hui le parc de Pré-Sandin à Toulon, son ancienne propriété. Le directeur de l’arsenal s’est battu de son côté pour la création d’un service des Eaux et Forêts japonais et c’est toujours l’ingénieur Dupont qui en a lancé les travaux.

Parmi les documents japonais concernant l’arsenal, nous avons un certain nombre de notes sur les bois de construction navale. On y comprend rapidement que les Français ne savent pas utiliser les espèces indigènes : « les constructions navales emploient le bois à divers usages : membrures, bordés de navire, mâtures, emménagements, travaux divers de minime importance. […] c’est la partie de l’approvisionnement qui offre le plus de difficultés pour le choix des essences et la découpe des pièces : on les appelle les bois de Marine. […] Les bois qui existent au Japon sont bien connus au point de vue botanique. Mais assez mal au point de vue de leur emploi aux constructions. […] Au Japon, il existe une grande variété de chênes. [Le chêne est largement utilisé, en France, dans les chantiers de construction navale.] Dans le sud, on exploite le Isi no ki qui s’exporte de Nagasaki en bordages. Mais ces bordages n’ont que 5 à 6 mètres de long, ce qui est trop court pour la construction navale. […] Le chêne vert ne peut être utilisé qu’à faire des gournables [cheville en bois], et autres petits objets. Le camphrier est l’arbre qui fournira le plus aisément les bois de membrures, mais comme il n’a pas encore été trop employé jusqu’à ce jour dans les constructions navales, l’expérience n’a pas encore fixé sa valeur. […] Il existe des hommes que l’expérience a conduit à une grande habileté. C’est à eux qu’il faudra s’assurer pour le choix des arbres. ».

Nous avons le même type de description dans la longue lettre d’Edmond Porte d’octobre 1872 évoquant les forêts japonaises : « L’essence la plus abondante dans l’île du Nippon est celle appelée vulgairement Segni et en langage scientifique Cryptomeria Japonica. C’est avec le bois de Segni que l’ont fait tous les ouvrages légers, les bois d’emballage, ces petites boites légères dans lesquelles les Japonais casent les nombreuses pièces d’un service à thé, celles dans lesquelles ils nous envoient des cartons de graines de vers à soie. Ce bois leur sert aussi à la construction de leurs légères maisons, ces maisons toutes à jour, dont les murs ne sont que des planches glissant sur des rainures et les fenêtres des cloisons à barreaux donnant à ces constructions originales l’air de vraies cages à poulets. Parmi les autres bois employés vulgairement qui croissent en abondance à Yokohama, il est […] le matson (sapin commun) que l’on emploie à Yokosuka à la construction des barques et des embarcations légères ; […] Le chêne abonde dans les montagnes de l’intérieur. À l’arsenal, on en consomme beaucoup, c’est le même à peu près qu’en France. Mais ces messieurs se plaignent des immenses difficultés qu’ils ont à se le procurer, à cause des distances d’où il faut le faire venir, des mauvaises routes et du peu de parole des Japonais. On fait bien avec eux des contrats à livrer à assez bon prix, mais l’on ne peut jamais compter sur la marchandise. Ces braves indigènes en prennent à leur aise, apportent leur bois à leur fantaisie, à leur convenance, et quelquefois un an après les époques. Ces messieurs se plaignent beaucoup aussi du manque de bois courbe pour les grosses constructions navales, à part cela pour les bois ordinaires et les plus usuels l’arsenal est bien situé, et en a à volonté, attendu que jusqu’à présent l’arsenal du mikado n’a pas eu à confectionner de bien gros navires. »   

  1. Le père Marin et Adolphe Dupont

La principale difficulté pour l’approvisionnement en bois demeure, en effet, son acheminement. Bon nombre des bois utilisés pour la construction des navires viennent de la région d’Izu, au sud-ouest de Yokosuka, mais les autorités déplorent l’absence de route carrossable ou de cours d’eau flottables pour apporter cette matière première aux ports d’embarquement d’où ils pourraient être transportés par mer à Yokosuka. 

  1. Carte péninsule Izu

Le réseau des voies ferrées ne compte encore en 1895 que 2 950 kilomètres. Pour comparaison, en 1870, la France en compte déjà plus de 15 000 kms. Dans les courriers de 1872 du cousin Montgolfier (1842 – 1896), il est souvent question de ces routes impraticables : « […] nous partîmes du centre de Yedo près du grand pont qu’on appelle le Nihonbashi, […] mais les chemins avaient été tellement abimés par les pluies des jours précédents que la grande route du Nakasendo sur laquelle nous nous trouvions avait des passages vraiment pénibles même pour une voiture trainée par un cheval. » 

Si le bois est une matière première importante pour l’arsenal, il en existe une autre aussi indispensable : le charbon. En effet, une fois la coque terminée, ce sont les ateliers de mécanique qui sont à l’œuvre.

L’approvisionnement en charbon

Dans ses notes concernant l’arsenal, Verny mentionne la réception de 900 tonnes de charbon en mai 1869. Les lettres de Montgolfier nous confirment, de son côté, qu’en juillet 1869, Yokosuka a reçu 900 tonnes de charbon d’Australie livrés par la Johanna Pia. Il est ainsi importé, même si, selon le diplomate Charles de Montblanc (1833 – 1894), on trouve encore au Japon […] du fer en abondance et du charbon de terre. Cette information est validée par Edmond Porte qui, dans une de ses lettres de 1872, écrit : « le charbon vient en majeure partie du Japon même, fort peu est amené d’Angleterre ou d’Amérique. En fait de charbon, je vous dirais que le Japon en recèle des quantités énormes. Il y en a au nord dans l’île de Yesso à Hokadade. Il y en a au centre, il y en a à Kobe, il y en a au sud à Nagasaki, il y en a partout, et il se retire de terre tant bien que mal tant qu’il effleure, mais je ne sais encore si les Japonais ont commencé des exploitations régulières et sérieuses. » Entre 1869 et 1872, le pays accroît son autonomie en combustible en développant sa production. C’est ainsi que son extraction passe de 400 000 tonnes dans les années 1860 à 2 600 000 dans les années 1890. 

Mais c’est encore insuffisant par rapport à la demande. En 1868, le domaine de Saga, dans le nord-ouest de l’île de Kyushu, augmente la production de sa propriété minière de Takashima, située au large de Nagasaki. Le charbon y est exploité dès 1695. La houille est certainement, selon l’ingénieur des mines Paul Jordan (1872 – 1939), la meilleure du Japon pour la propulsion des navires selon les analyses : 1,8% d’eau, 56,4% de carbone, 35,5% de matières volatiles, 6,35% de cendres et 0,72 de soufre. La teneur en soufre est acceptable pour que ce charbon soit utilisé pour la propulsion des vapeurs. Mais, à cause des inondations récurrentes, elle est abandonnée dès 1876. En revanche, la technologie expérimentée ici est utilisée pour moderniser les mines de Chikuhô et Hokkaido. 

  1. Carte des mines

La mine de Chikuhô est, en effet, certainement le plus grand gisement de charbon de l’archipel. Le charbon est rapidement utilisé comme combustible de chauffage. Bientôt, le domaine de Fukuoka, propriétaire de la mine, développe l’extraction, le transport et la vente pour en faire sa principale source de revenus. Dans les années 1890, 87 % de la production japonaise de charbon provient de cette île. Les charbons sont transportés au port de Moji au nord où on les transborde sur des vapeurs. Une partie des ouvriers travaillant dans ces mines sont des forçats. C’est ainsi que dans une des mines du domaine de Fukuoka, on dénombre 444 prisonniers dans les fonds contre 287 travailleurs libres. Ils sont moins présents à l’air libre : seulement 9 condamnés contre 425 travailleurs libres. La liberté des condamnés dans ces mines est toute relative et on y recrute que les anciens criminels les mieux notés. 

Concernant les mines d’Hokkaido, la plus ancienne, selon Paul Jordan, serait celle de Poronai. Dès 1879, elle est exploitée par l’État japonais qui la vend plus tard à la Compagnie des Mines de Houille et des chemins de fer de Hokkaido. 

  1. Oshima Takato (1826 – 1901)

Pour rationaliser ce secteur économique, un des premiers ingénieurs japonais formés aux connaissances occidentales du domaine est nommé au ministère de l’industrie : Oshima Takato (1826 – 1901). Il propose, par ailleurs, la création d’une École des mines. C’est un ancien étudiant en minéralogie et métallurgie de l’université de Freiberg en Allemagne. Les métallurgistes japonais succédant à Oshima concluront, après plusieurs années de recherche, que le charbon japonais, certes abondant, est de mauvaise qualité pour la sidérurgie. Il comporte beaucoup trop de composants volatiles et donne des résultats moins bons que ceux d’Europe par exemple. Les métallurgistes japonais préféreront donc le charbon importé d’Angleterre ou de l’Australie plus proche. 

Si le bois a été une des matières premières importantes dans la construction navale, il est peu à peu remplacé par le fer et l’acier dans un souci de modernisation de la Marine. Il fallait donc, lui aussi, se le procurer…

La question de métaux utilisés dans la construction navale

L’autre matière première importante pour alimenter les ateliers de Yokosuka est l’acier. Lui aussi est importé, car l’acier national ne peut encore servir pour les canons ou les cuirasses des navires. Mais celui acheminé d’Europe est parfois inutilisable et aussitôt mis au rebus. Thibaudier informe ainsi le directeur Verny que le vapeur anglais le Carrisbroke est arrivé avec son chargement de tôles, barres de fer et cornières mais que beaucoup de colis sont avariés. Ce qui explique que l’arsenal construise initialement des navires en bois.

L’Angleterre est le premier importateur d’acier au Japon avec plus de 2 889 tonnes en 1895 – la France n’en exporte que 82 tonnes. Émile de Montgolfier décrit que la tôle approvisionnée à l’arsenal provient, dans un premier temps, des Forges de Syam sur l’Ain (Jura). Cette entreprise créée en 1813, est dirigée par Alphonse Jobez (1813 – 1893) qui a hérité l’usine de son père. Cette famille fait partie du clan Montgolfier comme l’atteste un avis de décès d’un des membres. L’usine, qui emploie jusqu’à 100 ouvriers, comprend plusieurs activités : la transformation de la fonte en acier, le laminage, l’étirage et la clouterie. Mais Alphonse Jobez, adepte des théories fouriéristes du moment, préfère s’adonner à la politique et à l’écriture de livres d’histoire ou politique. Il laisse la direction de l’entreprise à un polytechnicien Honoré Reverchon (1821 – 1894). Bientôt l’activité décline suite à la baisse des courts de l’acier. Par ailleurs, la qualité de l’acier sorti des ateliers de Syam est moyenne.

Les courriers échangés entre Émile de Montgolfier et le directeur Verny, nous apprennent que, rapidement, Charles Schlumberger (1825 – 1905), un employé des forges du Creusot, devient le correspondant de l’arsenal à Lyon pour la fourniture de tôles : « […] je lui  [Charles Schlumberger] ai dit que les tôles qu’il avait envoyées s’étaient dédoublées en les travaillant, il m’a répondu que cela ne l’étonnait pas parce qu’elles n’avaient pas été essayées pour les chaudières, que s’il avait su cela les affaires auraient été autrement mais qu’on ne le lui avait rien dit. En plus les tôles de Syam (Jura) avaient très souvent ce défaut et que c’était une des raisons qui avait fait qu’actuellement la Marine se sert presque uniquement au Creusot et qu’il te conseillait bien pour un prochain achat de te servir là. […] En rachetant en 1836 l’entreprise Le Creusot, les frères Adolphe (1802 – 1845) et Eugène (1827 – 1875) Schneider vont non seulement participer à la révolution industrielle française mais aussi à celle du Japon avec son acier Bessemer, plus résistant. 

  1. Acierie au Japon dans les années 1860

Le Japon de l’ère Meiji veut se doter d’une marine qui s’imposera en Asie face aux flottes occidentales. Mais avant de constituer une marine rêvée et autonome, il convient de s’affranchir d’un certain nombre de contraintes et de dépendances. Malgré tout, lorsque l’ingénieur Thibaudier, le second de Verny, fait l’état des lieux de l’arsenal, le chantier naval est presque complet et est rapidement prêt à lancer les premières constructions neuves.

Petit à petit, on constate que les employés japonais prennent possession des ateliers. L’amiral Jean-François Hugueteau de Chaillé (1812 – 1881) dans son rapport de juillet 1869 estimait déjà que « les ouvriers indigènes paraissent travailler d’une manière intelligente et soigneuse. [Il pouvait] affirmer que le bord extérieur et l’intérieur de l’aviso en construction [pouvaient] rivaliser avec les constructions américaines, par conséquent se [trouvait] supérieur à celui des œuvres mortes de nos navires de guerre sur les surfaces desquels on [distinguait] la trace des coups d’herminette. ». En mars 1871, l’arsenal est inauguré en présence de l’oncle de l’Empereur, Arisugawa Taruhito (1835 – 1895). Il a fallu attendre le 1er janvier 1872 pour voir Mitsuhito et les hauts dignitaires visiter le site industriel.

À ce sujet le Dr Savatier écrit : « nous attendons la semaine prochaine la visite du mikado (…) Vous pouvez vous figurer la transformation que subit le Japon depuis deux ans. Ces gens-là marchent plus vite que nous ne l’avons fait depuis deux cents ans ! […]. Dans vingt ans, on aura plus de raisons d’être fier d’être Japonais qu’Européen ! C’est à n’y pas croire, ce que nous voyons ! »

Comme l’écrit le professeur de l’université de Lille, Elisabeth de Touchet, l’arsenal devient l’entreprise pilote avec laquelle le gouvernement japonais fait l’expérience des besoins de l’industrie de construction navale de guerre. Yokosuka est la première entreprise à adopter des méthodes de productions étrangères. Les nouveaux dirigeants centraliseront l’administration des ateliers et des bassins. Les questions d’approvisionnements étant déterminées, les arsenaux doivent songer à la construction navale. Cela sera l’objet de notre prochain épisode !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights