Littérature féminine japonaise contemporaine : délicatesse, poésie, émotion dans deux beaux romans
Aujourd’hui nous vous invitons à découvrir ou redécouvrir deux grandes dames de la littérature japonaise contemporaine grâce à leurs derniers romans traduits en français : Kiyoko Murata qui sait parler comme personne de la condition des femmes, des secrets familiaux, de la douleur du deuil et nous fait entrer en résonance avec les battements de cœur de ses héroïnes… et Ito Ogawa qui met les sentiments en mots de façon unique et invite les lecteurs à embrasser la vie malgré toutes les embûches qu’ils croisent sur leur chemin.
Des lectures qui laissent des traces profondes et invitent à aller vers les autres, à sourire et tendre les mains.
Le couvreur et les rêves de Kiyoko Murata
Et si deux êtres pouvaient voyager ensemble de temples japonais en cathédrales françaises en partageant leurs rêves nocturnes ?
![Le-couvreur-et-les-reves](https://www.journaldujapon.com/wp-content/uploads/2025/02/Le-couvreur-et-les-reves-620x1024.jpg)
C’est le sujet très original que nous offre le nouveau livre de Kiyoko Murata, une écrivaine décidément surprenante par la diversité des thèmes qu’elle aborde dans ses romans. Nous vous invitons d’ailleurs à découvrir ses autres romans traduits en français dans cet article.
On y retrouve également son écriture unique qui arrive à condenser les émotions, les pensées, les sensations, pour nous les transmettre terriblement réelles et fortes Chaque livre permet de se fondre dans le corps de la narratrice et de vivre presque dans sa chair chaque sensation décrite, d’être dans sa tête à chaque pensée qui s’écrit. C’est toujours une expérience troublante, déroutante.
Dans ce livre, c’est dans un monde flottant en permanence entre rêve et réalité que nous pénétrons.
De fil en aiguille, il en arrive à proposer cela à la narratrice, et le lecteur découvre émerveillé les rêves qu’ils font ensemble, des toits magnifiques des temples japonais (avec leurs histoires de couvreurs et les mots que ceux-ci laissent parfois sur ces toits) aux toits des cathédrales françaises tout aussi fascinantes. Préparez-vous à faire des voyages comme si vous étiez un oiseau ! C’est à la fois instructif et éblouissant de magie !
La narratrice est une mère au foyer dans la cinquantaine, avec un fils au lycée et un mari au travail ou au golf, autant dire qu’elle passe ses journées seule. Mais lorsque le toit a une fuite d’eau, elle fait appel à un couvreur avec lequel elle va pouvoir converser. Cet homme s’occupait, jusqu’à la mort de sa femme d’un cancer du poumon, des toits des temples et voyageait à travers tout le Japon. Le choc de cette mort l’a amené à consulter et sur les conseils de son médecin à tenir un journal de ses rêves, et petit à petit à devenir très fort dans la gestion de ses rêves, au point de pouvoir les contrôler voire les partager avec un autre rêveur !
Se donner rendez-vous la nuit au pays des rêves, visiter des cathédrales à Paris, Amiens ou Chartres … monter tout en haut des plus hautes tours, flèches, pagodes … quel bonheur !
Nous vous invitons vivement à faire ce voyage dont vous rentrerez avec la furieuse envie de rêver aussi intensément.
La plume de l’autrice renforce la magie, l’émotion, on ressent tout ce qui passe dans le corps et l’esprit de la narratrice et c’est touchant.
C’est aussi une réflexion sur le couple, les relations entre hommes et femmes au Japon … qui cohabitent parfois sans vraiment se connaître, savoir ce que fait l’autre de ses journées …
« — Tout à l’heure, je vous ai demandé comment vous passiez vos journées, parce que j’ai soudain eu le désir de savoir ce que faisait ma femme des siennes quand j’étais au travail. Je n’ai aucune idée de la manière dont vivent les femmes.
Mon mari non plus ne pouvait s’imaginer que par cette après-midi pluvieuse, je cuisinais des crêpes coréennes pour le couvreur. »
« Quand on est marié, on s’habitue avec les années à son compagnon dont la présence devient aussi naturelle que l’air qu’on respire. Ce serait pénible si on aimait, détestait, désirait en permanence sa moitié, si on le percevait en permanence. Voilà pourquoi les époux deviennent peu à peu transparents aux yeux l’un de l’autre. C’est plus commode. »
Apprendre à rêver n’est pas facile, mais le couvreur est de bon conseil :
« Rêver, cela ne veut pas dire voir quelque chose de spécial. Le cerveau réarrange ce qu’on a vu ou vécu pendant la journée. Donc tout le monde rêve la nuit. »
« Il m’a expliqué que le cerveau reproduisait la nuit les souvenirs de la journée dans des rêves dépourvus de contenu narratif. C’est de cette manière qu’il les traite pour les conserver. Les souvenirs importants et les souvenirs amusants ou heureux, il les garde dans des endroits d’accès facile, et ceux qui sont désagréables, à oublier, il les fait sombrer au fond de profondes armoires de stockage qui s’ouvrent difficilement.
— C’est pour ça que lorsqu’on tient absolument à rêver d’une chose particulière, le mieux est d’abord d’aller la voir sur place. »
Le pouvoir du couvreur en matière de rêves est exceptionnel :
« — C’est moi qui vous ai amenée ici. Je suis sûr que vous pensez que vous êtes venue toute seule, mais en réalité, je vous ai guidée.
— Comment manipulez-vous les rêves d’autrui ?
— Si la concentration de celui qui guide est forte, il peut emmener quelqu’un d’autre avec lui. Mais ça exige un processus un peu compliqué.
Il me l’a expliqué.
Pour commencer, il m’avait fait aller à l’endroit où il voulait m’emmener. Dans le cas d’un lieu proche, cela signifiait s’y rendre, mais s’il n’avait pas été possible d’y aller dans la réalité, il m’y aurait fait penser en m’en parlant et en s’aidant de photos. Ensuite, une fois que je m’étais libérée des entraves de la conscience et que j’étais arrivée à l’endroit prévu, il m’y avait suivie.
Pour entrer dans le rêve de quelqu’un d’autre, il fallait descendre plus profondément que l’inconscient, jusqu’à l’inconscient collectif. Une descente délicate, qui nécessitait de démobiliser les sentiments, sans être libéré de la contrainte de la conscience.
— Pour arriver jusqu’à cet inconscient collectif, il faut ôter les vêtements de la conscience, ce qui n’est pas aisé, car quand on les enlève, la conscience essentielle qui fabrique le rêve commun risque de disparaître. C’est très difficile.
Il a eu un sourire peiné.
— Je vous remercie de vous être donné tout ce mal. »
Et la belle écriture de Kiyoko Murata, même pour décrire le quotidien le plus simple !
« Je me suis lavé la figure avant d’aller dans la cuisine. L’air figé du cabinet de toilette a fondu, et la cuisine s’est réveillée. Je sentais que grâce à mes pas, la maison tout entière se libérait petit à petit de ses entraves.
Je me suis préparé un petit-déjeuner simple, une tranche de pain grillé et du thé noir, avec un sentiment de légèreté. Sans l’odeur de la soupe au miso garnie d’oignon et de bacon pour qu’elle tienne au corps, sans le bruit des gargarismes dont mon mari ne peut se passer, sans la voix doucereuse qu’a mon fils pour m’appeler, l’air matinal était comme une feuille blanche. Si c’est la réalité et non un rêve, ai-je pensé avec le plus grand sérieux, ça veut dire que la vie peut être légère comme ça. Quelle fluidité ! Que c’était plaisant !
Une fois que j’eus rangé la cuisine et fait le ménage, j’ai ouvert le couvercle de la machine à laver qui n’avait pas à tourner, car les deux hommes de la maison étaient absents. Pas une goutte d’eau dans la cuve sèche qui gardait une légère odeur de lessive. J’ai eu l’impression de regarder l’intérieur de ma tête. »
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Lettres d’amour de Kamakura de Ito OGAWA
La gérante de la papeterie Tsubaki reprend sa plume d’écrivain public pour notre plus grand bonheur !
![Lettres-damour-de-Kamakura](https://www.journaldujapon.com/wp-content/uploads/2025/02/Lettres-damour-de-Kamakura-650x1024.jpg)
Si vous avez adoré La papeterie Tsubaki et La république du bonheur, vous serez heureux de retrouver Poppo, sa papeterie, son métier d’écrivain public qu’elle reprend après quelques années à se consacrer totalement à ses enfants, QP, la fille de son mari qui est désormais ado, et Koume et Rentarô les enfants qu’ils ont eus ensemble et qui ont au début du livre 6 et 5 ans. Bien sûr, le livre peut être lu indépendamment des deux autres même si on retrouve plusieurs personnages des livres précédents. L’essentiel de leur histoire est en effet rappelé en quelques mots à chaque fois.
C’est dans la belle ville de Kamakura que nous découvrons donc le quotidien de cette maman qui semble sortir d’un long tunnel, au point qu’elle ne reconnaît plus sa ville :
« Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Kamakura est un endroit qui évolue très rapidement.
Avant que l’on s’en rende compte, de nouveaux magasins poussent comme des champignons après la pluie. J’ai sans arrêt l’impression d’être dans la peau d’Urashima Tarô après trois cents ans passés dans le palais du Roi-Dragon. »
Les chapitres ont des noms de fleurs et nous suivons les déambulations, rencontres, écritures de lettres de la narratrice au fil des saisons si jolies à admirer à Kamakura.
Il y a une amie d’enfance qui vient lui demander une lettre pour sa belle-mère qui laisse parfois tomber un cheveu dans un plat (et comme c’est difficile de lui parler franchement … surtout au Japon !). Il y a Baron qui vient confier son vague à l’âme autour d’un thé. QP qui semble faire une crise d’adolescence. La voisine qui ne supporte pas le moindre bruit. Le mari qui passe beaucoup de temps à surfer. Toute une nouvelle vie à apprivoiser en somme.
Il y a également tous types de lettres à écrire, commerciales pour vendre des croquettes pour animaux, plus personnelles et très émouvantes de personnes souffrant de maladies, d’une fille à son vieux père qui refuse d’arrêter de conduire, d’un fils homosexuel à ses parents …
C’est toute la palette des sentiments humains qui passent sous le stylo de Poppo. Elle doit se fondre dans le coeur et le corps des personnes pour qui elle écrit, adopter leur écriture, mettre leurs sentiments en mots. Difficile mais tellement gratifiant lorsque ces lettres arrivent droit au coeur de leurs destinataires !
Et puis il y a toujours la présence diffuse de l’Aînée, cette grand-mère qui l’a élevée, qui est morte mais avec laquelle elle converse toujours. Celle qu’elle croyait bien connaître mais dont elle va découvrir tout un pan de sa vie dont elle ignorait l’existence. Ce qui l’amènera à visiter Oshima près de la péninsule d’Izu, une île aux camélias qui l’éblouira.
On retrouvera dans le livre les versions japonaises des lettres, avec leur calligraphie unique à chaque fois, le papier à lettre adapté, avec parfois de petits animaux dessinés ou imprimés. C’est toujours un bonheur pour les curieux de voir la diversité des écritures.
On referme le livre comme toujours avec regret, en espérant revoir cette famille et les habitants de Kamakura dans un prochain livre. On a le coeur plein de bons sentiments, avec l’envie de prendre la plume pour écrire à ses proches …
Merci à Ito Ogawa pour ces promenades à Kamakura et cette galerie de personnages qu’on n’a plus envie de quitter !
Un moment suspendu :
« Je me suis arrêtée au milieu de la Dankazura et j’ai levé les yeux vers ce ciel rose.
Légères, aériennes, les fleurs s’épanouissaient, semblant ajouter de la couleur à l’air. Quand le vent soufflait, elles dansaient dans le ciel ; lorsqu’elles captaient la lumière, elles scintillaient d’une lueur dorée.
Comme j’avais encore un peu de temps devant moi, me dénichant un banc, je m’y suis assise et j’ai mordu dans un futomaki-zushi.
Quel bonheur !
Tandis que je mangeais les épais rouleaux de sushi cuisinés avec amour sous la douce pluie de pétales de fleurs de cerisiers, une telle félicité m’emplissait que cela ne m’aurait pas dérangée de mourir dans l’instant. »
Ce livre pousse à réfléchir sur la place des mères dans la société japonaise. Beaucoup reste à faire dans ce domaine !
« Occupée comme je l’étais à élever mes trois enfants, mon âme d’écrivain public était demeurée en sommeil. Mais grâce à la requête de Mai, elle s’était réveillée d’un coup après toutes ces années.
Certes, question contenu, la lettre que j’avais à écrire ne serait pas une sinécure. Cependant, l’idée de m’impliquer à nouveau dans la société, non pas en tant qu’épouse de Mitsurô ou mère de trois enfants, mais simplement en tant qu’être humain, me procurait une joie immense.
J’étais tellement heureuse de pouvoir reprendre mon travail d’écrivain public que j’avais envie de lever le poing dans une pose triomphale, en cachette, là où personne ne me verrait.
Lorsqu’on a le devoir, en tant que femme au foyer, de répondre aux besoins d’une famille de cinq personnes, dont soi-même, trouver du temps pour soi requiert un certain degré d’ingéniosité. La coopération de la famille est essentielle, et si ça ne suffit pas, on n’a d’autre choix que de réduire ses heures de sommeil. »
Pas simple la relation homme-femme, et c’est encore Barbara, l’ancienne voisine, qui en parle le mieux !
« Un homme, en fin de compte, cela doit rester une friandise. On en vient vraiment à penser ainsi, quand on arrive à mon âge.
Il ne faut surtout pas en faire un produit de première nécessité.
Parce qu’alors, si votre homme disparaît, vous ne pouvez plus continuer à vivre.
Quant à le traiter comme un consommable, c’est également contraire à ma règle, a conclu Madame Barbara.
— Dans mon cas, c’est toujours moi qui devient l’article de première nécessité, a déclaré Panty.
En les écoutant, je me suis demandé sérieusement si je considérais Mitsurô comme un consommable.
— Ce sont surtout les hommes qui traitent leurs femmes comme des objets jetables une fois mariés, ce qui est vraiment minable. On dirait que pour eux, les femmes ont une date limite de consommation. Quels idiots !
On dit que c’est dans la maturité que la femme déploie toute sa saveur, mais il y a beaucoup trop d’hommes qui n’ont pas cette vision des choses. En particulier chez les Japonais. »
Ce livre donne furieusement envie d’aller voir la mer avec une amie, d’admirer les sakura en mangeant dessous, de serrer les gens qu’on aime dans ses bras … de vivre en profitant de chaque petit moment !
« — Alors, pourquoi est-ce qu’on vient au monde ?
C’est QP qui avait posé cette question ingénue.
Madame Barbara a marché en silence pendant un moment, puis elle a répondu, les yeux levés vers le ciel :
— Ce monde est peut-être comme un parc d’attractions.
Qu’il s’agisse de goûter la peur sur les montagnes russes ou de trouver l’amour sur un carrousel, tous autant que nous sommes, ne venons-nous pas au parc pour jouir de la vie ?
Il paraît que le Bouddha a dit que les humains sont nés pour souffrir et que la vie n’est qu’une série d’épreuves.
Il y a certainement une part de vérité là-dedans, mais moi, je crois que les humains sont venus au monde pour rire.
Ce qui fait le sel de la vie, c’est de s’amuser à fond dans ce parc d’attractions qu’est le monde. Il s’agit avant tout de profiter de l’expérience elle-même, même si elle est effrayante ou douloureuse.
Mais, tôt ou tard, tout le monde doit quitter le parc. C’est peut-être la seule règle ici-bas.
J’ai l’impression que la vraie valeur de la vie réside dans l’intensité du plaisir que l’on peut éprouver dans ce parc. »
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Plongez dans ces deux romans qui, chacun à leur manière, vous emmèneront à ressentir la magie de la vie, que ce soit dans un rêve au-dessus des toits des temples japonais et des cathédrales françaises, ou dans les rues de Kamakura sous les sakura, au bord de la mer ou au bord d’un étang de lotus. Regarder, respirer, rêver, aimer …