Jirô Taniguchi, de l’autre côté de ses succès… 2/2

Le 11 février prochain, dans quelques jours, cela fera 8 ans que Jirô Taniguchi nous a quitté. En 2024 et en 2025, pourtant, on le croirait toujours présent, tant ses titres font toujours l’actualité des sorties mangas. Nos rédacteurs Nina et Paul, en hommage, vous emmènent donc ce week-end dans les pas de ce pilier du manga en France, acclamé par le monde de la bande-dessinée franco-belge.

Du Japon au Népal en passant par l’Amérique, des samouraïs aux mangakas en passant par des assassins ou des boxeurs, l’auteur a produit une quantité impressionnante de récits, et il ne faut pas moins de deux articles pour vous parler des derniers titres sortis.

Pour poursuivre notre sélection débuté hier, parlons aujourd’hui de titres moins connus de l’auteur. Des collaborations notamment, où Taniguchi, dessinateur, a pu exprimer tout son art du découpage et de la mise en scène, la finesse de ses traits aussi. Un Taniguchi des premières années, souvent, tout aussi intéressant à suivre. Peut-être que de nouvelles découvertes vous attendent ?

Bon voyage et bonne lecture !

Kaze no shô – Le livre du vent : les techniques secrètes du clan Yagyû

Débutons tout d’abord par un titre assez atypique dans la bibliographie de Taniguchi : Kaze no shô – Le livre du vent. Sorti en 1992 au Japon, il fut publié dans nos contrée en 2004, aux éditions Panini comics. Avec le passionné d’histoire Kan Furuyama au scénario, cette œuvre a beau être peu connue, elle pourrait constituer une véritable référence pour les passionnés de chanbara et d’arts martiaux.

Enrichi d’un glossaire et de diverses explications historiques, Kaze no shô débute au cœur de l’ère Meiji, en 1899 à Tokyo. Nous y entrons aux côté de Katsu Kaishû, un vieil homme qui avait réussi à négocier, au nom du Bakufu (régime féodal) Tokugawa, la capitulation d’Edo sans qu’une goutte de sang ne soit versée. « Les hauts fonctionnaires de ce nouveau monde venaient maintenant régulièrement lui poser des questions sur les secrets de l’époque du Bakufu » nous explique-t-on dès la première page. Et ce jour-là, Katsu Kaishû nous mène, par son récit, en 1649 dans le village Yagyû…

Si vous avez par exemple déjà lu la superbe série de manga Vagabond (Takehiko Inoue) ou que vous vous intéressez aux écoles de sabre japonaises, ce nom vous dira sûrement quelque chose. Le clan Yagyû est une famille de daimyô, célèbre pour avoir fondé l’école de sabre qui forma des générations de shôguns. Style officiel de la famille Tokugawa, la Yagyû Shinkage-ryû s’est forgée une histoire millénaire qui continuent de fasciner aujourd’hui encore la culture populaire.

Quelle attaque terrifiante… Voilà donc « L’épée des vents contraires » !!

Très documenté, à la manière d’Au temps de Botchan, Kaze no shô est cependant aussi un manga d’aventure, traversé de combats au sabre et d’attaques éclairs. Si le caractère historique, les illustrations minutieuses des lieux et des paysage de l’époque Edo en font une œuvre digne d’intérêt, le dessin toujours assez statique de Taniguchi tend cependant à ralentir le mouvement et figer un peu trop l’histoire.

Plus d’informations sur le site des éditions Panini.

Sky Hawk : un western à la japonaise


Avec Sky Hawk, nous restons indéniablement dans le manga d’aventure. Sorti pile poile dix ans après Kaze no Shô (en 2002), il nous aura fallut attendre encore quelques années pour que le titre paraisse en français. Ce fut chose faite en 2009, dans la collection Sakka de Casterman. Taniguchi s’est essayé ici au genre du western, en narrant l’histoire de deux anciens samouraïs exilés aux États-Unis après la fin de l’époque Edo (et donc de travail dans ce Japon moderne). Alors qu’Hikosaburô et Manzô sont en pleine chasse, ils tombent sur une jeune femme indienne évanouie, qui vient d’accoucher seule dans les buissons. Nos deux anciens samouraïs au grand cœur la recueille, mettant un premier pied dans l’histoire des populations autochtones de l’Amérique.

J’ai eu envie de raconter la rencontre de guerriers japonais avec des Indiens, de décrire leurs échanges, leurs points communs, leurs modes de pensée, leur rapport avec la nature, leur façon de considérer la vie et la mort, etc. Et puis, pour rendre le récit aussi réaliste que possible et donner le sentiment que mes personnages ont existé, j’ai décrit, au milieu du récit, comme une sorte de point d’orgue, la bataille opposant Blancs et Indiens, au cours de laquelle le fameux George Armstrong Custer a trouvé la mort. (Jirô Taniguchi – postface)

Aussi poignant et touchant qu’un Danse avec les loups, à la frontière du manga et du comics, très documenté sans devenir didactique pour autant, Sky Hawk est sur bien des aspects un chef-d’œuvre trop souvent passé sous silence, qui reflète toute une part de la mentalité et de la culture japonaise en rendant dans le même temps justice aux peuples des plaines décimés à l’arrivée des Occidentaux.

Plus d’informations sur le site des éditions Casterman.

Un assassin à New York : du Scorsese en manga

Continuons ensuite par celui qui a ouvert la voie au mangaka chez un autre éditeur, dans une collection qui sait depuis lui faire honneur. Fin 2021, la collection Pika Graphic des éditions Pika accueillait en effet, dans un grand format et une belle édition, une collaboration de deux grands auteurs : Jirô Taniguchi et Jinpachi Môri (Les fils de la Terre) signaient Un Assassin à New York. Pendant 224 pages, nous nous envolons pour New York, celui des années 80-90, de la jungle urbaine cosmopolite, mais aussi de celui des artistes… et des criminels.

Synopsis : Benkei, mystérieux expatrié japonais à l’apparence débonnaire, s’est établi à New York en tant qu’artiste-peintre. Mais à l’ombre des gratte-ciels, il a aussi fait de la vengeance son fonds de commerce. Déterrant les secrets les plus sordides dissimulés par ses “clients”, ce personnage mutique n’a pas son pareil pour guérir les vieilles blessures, contrat après contrat… Froidement et définitivement. 

Paru à l’origine en 1996, ce one-shot ravira les amateurs de polar et du cinéma de gangster des années 90, avec ses mafieux complexes, sans pitié mais taciturnes et tristes, capables d’une âme d’artiste – d’un talent parfois troublant. Il n’en reste pas moins d’imperturbables assassins, quelles que soient les excuses que leur servent leurs cibles, pour tenter d’empêcher l’inévitable. 

C’est ce qu’est Benkei, un assassin terrifiant, doué et déterminé, qui accomplit toujours ses missions, non sans les avoir soigneusement choisies. Il devient alors, comme il le dit lui-même, un entremetteur de vengeanceL’homme est passionnant à plus d’un titre : parce qu’il est doué en peinture comme en meurtre et parce qu’il a bâti une barrière infranchissable avec le monde qui l’entoure. Il ne laisse personne rentrer, et aucune émotion sortir… sauf à des rares moments, loin des regards, dans des cases que nous offre un Jirô TANIGUCHI au sommet de son art et de son style si cinématographique. Le dessinateur multiplie les techniques de mise en scène et les genres visuels et remplit son ouvrage de références filmiques comme Les nerfs à Vif de Scorsese ou encore Shining de Kubrick.

Ce manga-polar, avec sa noirceur typique des années 80-90, fut inspiré par le premier séjour à New York de Jinpachi Môri, pendant 1 mois et demi en 1985. Mais c’est aussi la Guerre du Golfe qui lui fit écrire le scénario de l’Assassin à New York, comme il l’explique en postface : « J’ai choisi New York pour raconter cette histoire, parce que Manhattan est un quartier extraordinaire (un monde sans fard et mensonge dit-il aussi, NDLR), et parce que les États-Unis sont allés jouer les héros durant la guerre du Golfe.[…] Dans la réalité, des centaines d’hommes mouraient chaque jour sous le feu des missiles, alors, dans une fiction, un homme seul, aussi violent fût-il, pouvait bien en tuer quelques autres sans que ça ne choquât personne. »

Plus d’informations sur le site de l’éditeur.

Samurai non grata : le crépuscule de la guerre froide

Toujours dans la même collection, un an plus tard, arrivait une second collaboration avec Taniguchi au dessin : Samurai non Grata, sur un scénario de Toshihiko Yahagi, auteur aux multiples facettes qui touchera aussi bien aux mangas qu’aux romans et au cinéma. Une fois encore, cette histoire est l’occasion pour Taniguchi d’aller parler du monde qui l’entoure, bien au-delà des frontières du Japon. En particulier le monde troublé et en guerre des années 80-90, qui marquera progressivement – mais aussi douloureusement-, la fin de la Guerre Froide.

Yoshiaki Hongô, entrepreneur et convoyeur d’origine japonaise, est né à Londres. Multilingue, il est prêt à tout pour se remplir les poches.

Rintarô Norimizu, militaire à la carrière longue et mouvementé. C’est avant tout un homme d’action.

Hu-ji, mannequin sino-viêtnamienne, à l’audace et au cran inouï.

Dans la période crépusculaire de la guerre froide, trois destins se croisent et s’associent pour faire affaire à l’abri des regards, partout dans le monde…

Si ce n’était pas encore le cas dans Un Assassin à New York dont le graphisme est clairement sombre, Samurai Non Grata témoigne d’une transition vers la fameuse ligne claire, ce style graphique popularisé par Hergé avec Tintin : des traits précis et d’une épaisseur uniforme, peu d’ombrage, un découpage fluide tout en clarté et lisibilité. Ici les planches sont en effet claire, le chara design tout en finesse mais demeure des ombres et, comme c’est Yahagi qui est au scénario, le style narratif propre au Sommet des dieux n’est pas encore présent.

En somme Samurai non Grata a donc plusieurs qualités : il est le témoin sans fard de la géopolitique très opaque de la fin du XXe siècle, avec des héros hauts en couleurs mais assez paumés dans ce monde qui se cherche de nouveaux repères post guerre froide. Mais c’est aussi le travail d’un Taniguchi en transition, encore dans l’action et pas encore dans la contemplation, et passant visuellement, petit à petit, de l’ombre à la lumière.

Un beau pavé de 456 pages sur lequel vous trouverez les informations pratiques sur le site des éditions Pika.

Rude Boy : quelle vie choisir ?

Remontons encore plus loin, dans l’histoire de Taniguchi comme dans son style. Dans les années 80 il croise le chemin de Caribu Marley. Un drôle d’auteur, que vous connaissez pourtant de loin, sans le savoir : Garon Tsuchiya, alias Marginal, alias Caribu Marley qui était un scénariste japonais aux travaux très variés. Il collabora avec bon nombre de mangakas de renom tels que Ryôichi Ikegami (Crying Freeman), Kaiji Kawaguchi (Zipang, Spirit of the Sun), Gou Tanabe (Mr. Nobody) et donc Jirô Taniguchi avec qui il signa pas moins de trois histoires, dont Rude Boy et Blue Corner, publiés dans la collection Pika Graphic aux éditions Pika.

Mais l’œuvre majeure de cet auteur, décédé en 2018, quelques mois après Taniguchi, restera Old Boy, avec l’artiste Nobuaki Minegishi, qui fut brillamment adaptée sur grand écran par le réalisateur Park Chan-wook et qui marqua le début de l’âge d’or du polar coréen.

Pourtant ici, pas de polar, même si nos deux héros viennent de la rue, sont indomptables et parlent souvent avec leurs poings. Le premier d’entre eux, on le surnomme Rude Boy : ce terme d’argot des années 60 nous vient des rues jamaïcaines pour désigner les jeunes « gars des rues », qui ont du mal avec les codes de la société, et qui vivent en marge de débrouillardise et de leur force, sans penser au lendemain. Minakata est l’un d’entre eux. Alors qu’il est devenu déménageur pour la journée, il va croiser le chemin de Yoshiko, tout juste séparée de son mari et de sa villa luxueuse.

Ils n’ont rien de commun mais ils seront inévitablement attirés l’un par l’autre, une occasion en or pour notre duo de mangakas de confronter la bonne société et ses vies convenables mais ennuyeuses, avec un fils de Yakuza qui vit au jour le jour, possède une force hors du commun et ne suit que son instinct. Un chassé croisé qui ne manque pas d’humour, des personnages qui se demandent où ils vont et s’ils ont envie d’y aller. L’œuvre, publié en 1984 au Japon, n’est certes pas une pierre angulaire de Taniguchi mais voilà une romance aussi amusante que rafraichissante.

Il en est tout autre de la seconde, Blue Corner.

Blue Corner : boxe et période sombre

Nous voilà à nouveau dans le Tokyo des années 80. Publié deux ans avant Rude Boy, Blue Corner nous parle à nouveau d’un homme des rues, encore plus rugueux et insaisissable que le précédent : Reggae, boxeur en poids légers. 12 victoires par K.-O. et 20 défaites où c’est lui qui a fini face contre terre. Pourtant, cet homme enfermé dans son mutisme et dans l’alcool a quelque chose d’unique. Son coup de poing dévastateur tout d’abord, qui le fait apprécier des amateurs de boxe, qui le surnomme le « perdant magnifique ». Mais sa tendance a saborder son propre destin semble le conduire vers une fin misérable…

Jusqu’au jour où il croise le chemin d’un promoteur qui voit en lui un Roi sans couronne, et une bête enragée qui pourra faire vibrer le monde entier pour peu qu’il arrive à, un peu, l’apprivoiser. La vie de Reggae va alors dévier, vers le tortueux chemin de la ceinture de champion.

Reggae est sans doute l’un des personnages les plus mystérieux de l’œuvre de Jirô Taniguchi. Ne décrochant quasiment pas un mot en 288 pages, l’homme est un mystère complet : il semble avoir vécu milles vies dans bien des lieux différents, aussi bien sur un champ de bataille qu’au fin fond du Népal dans un étrange monastère. Alors, Reggae, Dieu ou Démon, sans doute n’y a-t-il pas tant de différences entre les deux, mais tous les hommes et femmes qui vont croiser sa route n’arriveront jamais à percer son armure, à le séduire, à le capturer ; ou tout simplement à le faire parler. Tout ceux qui s’en approcheront de trop près seront mis a nu, se brûleront les ailes à vouloir saisir ce soleil, certains sombreront même dans la folie.

Car le mutisme de Reggae n’en fait pas pour autant un homme ennuyeux, c’est tout le contraire, surtout sur le ring. Son aura de bête sauvage est transcendée par un Taniguchi au début de sa carrière mais fourmillant de détails et jouant avec beaucoup de talent avec les lumières et les regards. Les planches en pleine page qui illustre le début de certains chapitres marquent les esprits, d’autant plus dans ce grand format.

Une œuvre à lire et à relire, digne des grands films de l’époque et témoin d’un autre Taniguchi, tout aussi important que celui de ses grand succès.

Vous pouvez retrouver des informations sur le site des éditions Pika des informations sur Blue Corner ou Rude Boy.

Ainsi s’achève notre modeste mise en lumière de ce mangaka qui a compté et qui compte toujours autant, tant son œuvre est vaste, tant ses collaborations furent nombreuses et tant ses planches témoignent des évolutions qu’a connu son style. Un artiste aux 1000 facettes, vraiment, à découvrir et à redécouvrir, pour les générations mangaphiles passées, présentes et à venir !

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

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