Sid Meier’s Civilization : un Japon de carte postale ?
Le 11 février 2025 sortira enfin Sid Meier’s Civilization VII, huit ans après le sixième épisode de cette grande série du jeu vidéo de stratégie. Depuis le premier épisode publié en 1991, la franchise a permis à ses joueurs de réécrire l’histoire en incarnant les leaders de plusieurs civilisations… dont le Japon. La parution du septième épisode est donc l’occasion pour nous de voir quelle représentation le studio américain Firaxis nous propose de l’archipel du soleil levant et comment elle a évolué depuis plus de 30 ans.
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Tokugawa Ieyasu et le Bushido
Au fil des épisodes, le nombre de civilisations jouables n’a cessé de croître. Au nombre de 16 dans le premier, on en comptait près d’une cinquantaine dans Sid Meier’s Civilization VI. Certaines sont restées incontournables : les Etats-Unis, la France, la Chine ou encore l’Egypte. De même, plusieurs visages semblent désormais indissociables de ces civilisations. Régulièrement, y compris dans le septième épisode, la France est représentée par Napoléon Bonaparte, et l’Inde par le Mahatma Gandhi.
Le Japon, quant à lui, est inséparable de Tokugawa Ieyasu, le général ayant achevé la réunification du pays au début du XVIIème siècle, au terme de la grande guerre civile de l’ère dite Sengoku. Depuis la version Super Nintendo de Sid Meier’s Civilization jusqu’en 2016, il est présent dans la quasi-totalité des titres de la franchise. Seule exception : le casting du cinquième épisode, où il est remplacé par un autre commandant de l’ère Sengoku, Oda Nobunaga.
L’ère Sengoku est omniprésente dans les représentations culturelles de l’histoire japonaise : c’est la période d’excellence des ninjas et des samouraïs. Ces derniers obéiraient alors à un code d’honneur, le Bushido ou “voie des guerriers”, qui met en lumière leur loyauté et leur sens du sacrifice. Sid Meier’s Civilization n’échappe pas à ces idées conçues. De nombreuses civilisations jouables disposent d’une unité militaire exclusive. Pour le Japon, il s’agit évidemment du samouraï, qui ne possède aucun malus de dégâts lorsqu’il a été blessé par une unité ennemie, afin d’évoquer sa profonde abnégation. Pourtant, plusieurs historiens ont depuis remis en question l’authenticité historique du Bushido.
Olivier Ansart, spécialiste de l’ère Edo, évoque le rôle que le gouvernement japonais a joué pour répandre ce stéréotype du samouraï valeureux dans la culture populaire. Cette opération devait tout d’abord permettre aux guerriers de s’intégrer dans une période de paix en leur accordant une place centrale dans la société tout en astreignant leur droit de combattre. Puis le bushido a permis dès l’ère Meiji et jusqu’à la première moitié du XXème siècle de construire un modèle patriotique pour les soldats, appelés à leur tour à se sacrifier au nom d’un idéal lors des deux guerres mondiales.
L’Empire du Japon
Plusieurs éléments de jeu représentent d’autres périodes historiques que le shogunat Tokugawa. Il est possible d’incarner la déesse Amaterasu, l’ancêtre de la dynastie impériale, comme leader féminin dans Civilization II. Dans le sixième épisode, le premier leader japonais est Hojo Tokimune, un régent de la fin du XIIIème siècle. Enfin, Civilization VII revient aux temps fondateurs en mettant en avant la reine Himiko, qui aurait régné au IIIème siècle de notre ère. Certaines œuvres et certains personnages illustres renvoient également à l’ère Meiji, où le pays connaît une révolution industrielle. Cependant, certains épisodes plus anciens comportent aussi des références au Japon colonial du début du XXème siècle. Dans Civilization III, nous pouvons recruter dans nos rangs l’Empereur Hirohito et le premier ministre Hideki Tojo, ainsi que l’amiral Isoroku Yamamoto dans Civilization IV. Autant de protagonistes majeurs de la Seconde Guerre Mondiale, les deux derniers étant personnellement impliqués dans l’attaque de la base américaine Pearl Harbor. Hideki Tojo se révèle un choix particulièrement polémique, compte tenu de la vénération dont il fait l’objet dans les milieux révisionnistes d’extrême-droite. Plus généralement, les premiers épisodes n’hésitaient pas à inclure des dirigeants controversés : Staline dans le premier jeu, et surtout Mao Zedong qui dirige la Chine jusqu’au quatrième épisode, sorti en 2005. Les jeux plus récents ont figuré de moins en moins de leaders contemporains, le plus notable étant Gandhi, réputé pour son amour des armes nucléaires suite à un bug du premier titre le concernant.
Le japonisme de l’ère Edo
Lorsqu’il prend le pouvoir, Tokugawa Ieyasu entreprend une politique isolationniste stricte, qui semble couper le Japon des autres puissances étrangères, notamment occidentales. Ce régime clos porte le nom de Bakuhan. Sid Meier’s Civilization VI y fait d’ailleurs référence. Depuis le jeu précédent, chaque leader possède une capacité unique qui influence lourdement la progression du joueur. Celle de Tokugawa Ieyasu confère par exemple des bonus importants aux routes commerciales entre les villes japonaises, au détriment des échanges avec d’autres civilisations. Chaque route intérieure permet notamment de gagner de l’or, des points de science, et surtout de la culture.
La fin de l’ère Sengoku amorce l’évolution de la société japonaise, qui se délocalise progressivement de la capitale impériale de Kyoto au profit d’Edo, le fief des Tokugawa, connue aujourd’hui sous le nom de Tokyo. La culture japonaise est florissante, et voit naître les genres artistiques les plus connus de l’art traditionnel nippon : les estampes Ukiyo-e, le théâtre Kabuki, la musique de chambre à la flûte koto… À partir de Sid Meier’s Civilization V, les joueurs peuvent inviter des artistes célèbres dont les chefs-d’œuvre accordent des points de culture et de tourisme. La grande majorité des œuvres japonaises présentes dans les cinquième et sixième épisodes proviennent de l’ère Edo, dont la plus célèbre d’entre toutes est bien sûr la Grande Vague de Kanagawa par Katsushika Hokusai. La musique de cette période est également un choix privilégié des compositeurs pour créer le thème musical associé au Japon. Sakura Sakura, un chant traditionnel, a par exemple été repris pour la bande originale de Sid Meier’s Civilization IV. Yu-peng Chen, ancien compositeur du jeu Genshin Impact, s’était d’ailleurs inspiré du même morceau afin de créer les atmosphères traditionnelles de la région d’Inazuma.
Cette surreprésentation de la culture Edo prend sa source dans le « japonisme » qui gagne les pays occidentaux au XIXème siècle. Durant la dernière décennie de l’ère Edo, les États-Unis contraignent le Japon à mettre un terme au Bakuhan pour s’ouvrir au commerce extérieur. Le terme de « japonisme », créé par le collectionneur Philippe Burty, évoque la fascination que les artistes occidentaux ont alors éprouvée pour ce vivier artistique auquel ils ont désormais accès. Si vous visitez la maison de Claude Monet à Giverny, vous découvrirez par exemple la collection d’estampes dont l’artiste avait orné les murs de sa cuisine. Cet art Edo incarne aux yeux des esthètes l’art de l’ailleurs, ou comme l’écrivait l’auteur Michaël Ferrier « le loin le plus loin ». Pourtant, des œuvres tardives – les plus connues – comme la Grande Vague témoignent paradoxalement des échanges culturels qui s’opèrent à cette époque entre les artistes japonais et occidentaux. D’autres représentations de la perspective émergent, de nouveaux pigments apparaissent dans les imprimeries d’estampes, dont le célèbre Bleu de Prusse que l’on retrouve abondamment chez Hokusai et Hiroshige. S’il y a surabondance, c’est donc parce que les productions artistiques de cette époque parviennent à susciter en nous des sentiments doubles, à la fois l’émerveillement, la surprise et la familiarité.
De nouvelles représentations culturelles
En 1991, Sid Meier’s Civilization faisait de l’Histoire mondiale un jeu. Très tôt, les développeurs ont compris que le jeu vidéo était un vecteur neuf pour susciter de l’intérêt chez le public pour la science historique. En témoigne la Civilopedia, une encyclopédie interne sur les mécaniques de jeu qui s’enrichit, dès 2005, d’informations complémentaires sur les unités de combat, les bâtiments ou les monuments. Cependant, par limite de moyens et intérêt commercial, les premières civilisations représentées, Japon compris, ne creusaient pas réellement au-delà des stéréotypes qui leur sont associées.
Désormais, l’enjeu pour Sid Meier’s Civilization VII est d’incarner le renouveau de la franchise, et de rompre avec l’héritage des épisodes précédents s’il espère s’en démarquer. Dans le cas du Japon, il serait intéressant d’en promouvoir de nouveaux aspects. Si l’estampe ukiyo-e représente la culture populaire de l’ère Edo, pourquoi ne pas donner de la place à la culture populaire d’aujourd’hui ? Peut-on concevoir de remporter une victoire culturelle avec le Japon contemporain sans la moindre mention des mangas ou de la japanimation ? Cela permettrait de dépasser l’image de carte postale d’un Japon ancré dans le passé car, comme le rappelle le mangaka Ôtsuka Eiji, « le manga et l’anime n’ont rien à voir avec la tradition » et leur légitimité aux yeux des élites culturelles japonaises est encore récente. Inclure de nouvelles personnalités illustres comme Osamu Tezuka, l’auteur du mythique Astro Boy, serait un premier pas dans ce sens. Ce que l’on connaît déjà du jeu est encourageant : puisque les joueurs doivent changer de civilisation à chaque nouvelle ère, celles-ci sont désormais plus ancrées dans leur époque. Parmi la sélection se trouve ainsi le Japon de l’ère Meiji, avec du contenu exclusif plus moderne comme les industries Zaibatsu. Le Dogo Onsen, l’une des plus anciennes sources thermales du pays et rénové durant cette époque, est également présent.
Une autre possibilité serait de donner de l’exposition à d’autres cultures présentes sur le sol japonais, comme les Aïnous d’Hokkaïdo ou les Ryukyuans d’Okinawa. Firaxis a déjà mis en avant plusieurs groupes ethniques menacés par la colonisation comme les Mapuches dans le sixième épisode. Cependant, cette intégration ne pourra se faire sans que des représentants de ces cultures ne soient partie prenante du développement. Dans le cas contraire, le studio pourrait de nouveau s’exposer aux critiques, comme ce fut le cas avec les ajouts de Poundmaker et de la civilisation des Cris des Plaines jugés irrespectueux au regard des valeurs de leur peuple et de leur contradiction avec le gameplay du jeu, centré sur la conquête. Final Fantasy XIV s’était également montré d’une grande maladresse en proposant sur sa boutique une « tenue des régions polaires » s’appropriant la culture des Samis, un peuple vivant dans l’extrême-nord de l’Europe.
Pour Sid Meier, créateur de la franchise, les jeux vidéo ne sont pas qu’une source de distraction. Ils peuvent susciter en nous de puissantes émotions, et l’engagement vers de nouvelles formes d’apprentissage. Incarner le Japon dans Civilization, c’est transformer sa foisonnante histoire en terrain de jeu, en terrain d’émotions. Et s’il était un jour possible de recréer la culture de l’archipel en une seule partie, depuis les tertres de la période Jomon jusqu’aux gratte-ciel du XXIème siècle, jusqu’à s’élever vers les astres ? Sid Meier’s Civilization VII sort officiellement sur PC et consoles le 11 février.
Sources de l’article
ANSART Olivier. Paraître et prétendre : l’imposture du bushido dans le Japon pré-moderne. 2020.
PELLETIER Philippe. La fascination du Japon : idées reçues sur l’archipel japonais. 2012.
PELLETIER Philippe. L’invention du Japon. 2020.