L’homme camouflage : au cœur de l’exclusion sociale

Ce mois de janvier a vu paraître aux éditions Fayard un roman noir iconoclaste et percutant qui nous plonge dans un Tokyo de l’envers en abordant deux thèmes trop peu traités dans la littérature japonaise : l’homophobie et le racisme. Cette œuvre, nous la devons à Jose Ando, auteur d’origine afro-asiatique, qui s’était fait connaître avec Juste Jackson, autre roman paru l’année dernière dans nos contrées. Tombées sous le charme de l’écriture poignante de Jose Ando, nos rédactrices Nina et Clara vous emmènent aujourd’hui dans les pas d’un narrateur-écran qui nous prête ses yeux pour regarder le Japon d’un œil différent.

Un narrateur dont on ne sait rien

Les oiseaux traversent le crépuscule. Personne ne se demande d’où ils viennent. Leurs ombres, qui flottent dans le ciel déjà, se fondent dans le paysage avant même d’apparaître. A peine le temps de les apercevoir, les oiseaux sont déjà partis. J’imagine que les hommes se sont enfuis de la même façon.
Un homme apparaît. Pour un passant quelconque, il fait seulement partie du décor. Personne ne prête attention à cet homme qui, à ce moment-là, est sorti de ce bâtiment, par cette porte. Une seconde plus tard, un autre homme apparaît, sortant du même bâtiment, par la même porte. Le deuxième homme pousse la porte vitrée, et lui aussi disparaît dans la ville.

Ainsi commence le roman, annonçant une écriture soignée, poétique et chirurgicale. Les hommes dont il est question ici, ce sont les clients du Fight Club, une backroom a priori fictif « uniquement composée d’hommes qui désirent entrer en contact avec d’autres hommes ». Un lieu décrit comme un espace hors du temps et hors du monde, où les clients se déshabillent entièrement dans un vestiaire dédié, avant d’entrer dans le club à proprement parler. Un dédale sombre situé dans le sous-sol de la métropole, éclairé par des lumières bleutées et baigné dans une musique d’ambiance. Les hommes s’y promènent, se toisent, se cherchent et se choisissent mutuellement pour rejoindre l’une des nombreuses petites chambres, justes assez grandes pour accueillir les ébats des partenaires. Mais, ce jour-là, l’un des client, un dénommé Ibuki, est retrouvé à demi-mort dans l’une des chambres, la peau lézardée de coups de couteau et d’excréments.

Le narrateur, dont on ne sait rien, sinon qu’il fréquentait Ibuki depuis quelque temps et qu’il ont en commun d’êtres des personnes métisses afro-asiatiques, va tenter de comprendre ce qui s’est passé, pour mieux retrouver le coupable. Comme une manière de lui faire (et de se faire) justice, dans ce pays où un crime envers un jeune homme gay et métis ne va pas spécialement retenir l’attention de la police ni des médias.

L’écriture de José Ando nous plonge entièrement dans le regard du narrateur. Qu’il nous décrive les rues bondées de Tokyo, l’intérieur des backrooms ou les vidéos pornographiques d’Ibuki, nous avons l’impression de voir toutes ces scènes de nos propres yeux. Comme si le peu d’informations données au lecteur agissait comme une page vierge ou tout à chacun pourrait se retrouver. Sûrement une manière pour l’auteur de faire comprendre, de l’intérieur, les problématiques, les souffrances vécues par la communauté queer et les personnes racisées au Japon. Le roman ne constitue non pas un état des lieux froid sur ces questions, mais plutôt une allégorie brûlante et vive où les discriminations apparaissent insidieusement derrière l’écorce du récit.

Personnalité miroir entre Ibuki et le narrateur

Le narrateur se trouve être un personnage totalement anonyme, qui ne se définit ni par son histoire passée, ni par son présent propre, mais par un présent qu’il entremêle à celui d’Ibuki, l’homme qu’il côtoie à l’intérieur du sex-club.

Contrairement à ce qui se fait couramment dans les œuvres littéraires, l’Homme Camouflage nous présente le personnage d’Ibuki en premier, dès la troisième page, et laisse la présentation du narrateur pour plus tard. Une rapide introduction physique se dévoile suite à la découverte du corps d’Ibuki, et le narrateur nous emmène dans le quotidien de ce dernier, sans dévoiler le lien qu’il entretient avec le personnage.

C’est seulement à la dixième page que l’on comprend le type de relation qu’entretient le narrateur et Ibuki. Avant cela, nous aurions pu penser que le narrateur était un narrateur omniscient extérieur à l’histoire, qui ne faisait que relater le passé d’Ibuki… Jusqu’à ce que nous découvrions que ce fameux narrateur donne rendez-vous à Ibuki au sein du sex-club et qu’il joue un rôle dans le récit. Le narrateur ne cessera de se comparer, sans dévoiler la moindre information sur sa vie, si ce n’est un trait de personnalité, un trait physique (peau métissée), ou son orientation sexuelle, en résonance aux traits d’Ibuki ; devenant ainsi son alter ego. On aura ainsi l’impression d’assister à la renaissance d’Ibuki et de vivre sous les traits de ce dernier, durant toute notre lecture.

L’homophobie entre personnages gays

L’auteur, José Ando

José Ando nous fournit de cette manière un procédé très peu utilisé dans les œuvres littéraires, qu’il est très intéressant de souligner. En effet, celui-ci peut appuyer diverses revendications qu’il souhaite transmettre dans son roman. Mettre un narrateur anonyme n’est pas une décision irréfléchie, cela va rapprocher le lecteur de la communauté LGBTQIA+ du Japon, en l’emmenant directement au sein d’un sex-club gay. Néanmoins, cela ne se réduit pas seulement à rapprocher le lectorat de la communauté, mais aussi à mettre en lumière l’homophobie et le racisme présents au Japon.

Les Japonais et Japonaises qui n’acceptent pas ces communautés font preuve de nombreuses discriminations à leurs égards en les rabaissant et en les écartant de la société. C’est pour cela qu’une grande majorité des membres de la communauté LGBTQIA+ se cachent et n’expriment pas ouvertement leur orientation sexuelle. Mettre dans l’anonymat le narrateur et la plupart des personnages reflète donc bien la réalité de la communauté gay au Japon. Ne souhaitant pas être identifiés, reconnus, ils se plongent naturellement dans l’anonymat. Aucun des personnages présents dans le roman n’est nommé, sauf Ibuki qui, lui, assume pleinement son orientation sexuelle et son métissage afro-japonais.

Le lieu de l’intrigue, le Fight Club, est également dénoté par l’anonymat. En effet, chaque homme qui s’y présente ne révèle pas son identité, à moins que ce dernier le veuille, ne discute pas de sa vie, etc. Personne ne sait rien de personne. José Ando nous explique que tous les hommes présents sont semblables et qu’ils exercent tous les mêmes rôles au sein du Fight Club.

Les hommes qui viennent au Fight Club ne sont jamais très différents les uns des autres. Tous ont à peu près le même âge, la même corpulence, la peau plus ou moins claire et  des  muscles  plus  ou  moins  saillants.[…] L’homme  A  frôle  les  doigts  de  l’homme  B  en passant : j’ai envie. L’homme B se laisse mollement faire : en attente. A continue de toucher B : j’ai envie. Les muscles de B se raidissent au contact de A : j’ai envie. Les négociations entre A et B bloquent le passage dans le couloir. C les bouscule en passant: tu gênes. C avance,  trouve  un  endroit  où  se  poster  et s’adosse au mur, les bras croisés. Ses bras cognent doucement l’épaule de D : tu gênes. Leurs peaux ne se décollent pas : en attente. Dans l’obscurité, où les paroles sont totalement désarticulées, la haine se transforme vite en affection. […] A, B, C, D… N’importe qui peut jouer n’importe quel rôle. Les hommes en bleu se promènent dans les couloirs du Fight Club, changeant de rôle au fur et à mesure de leur visite.

L’utilisation de l’anonymat renforce davantage les discriminations envers la communauté LGBTQIA+. En effet, on comprend à travers divers extraits que la lutte ne vient pas seulement des homophobes, mais des personnes gays elles-mêmes. On ressent par moment une certaine animosité entre elles, entre les dominants et les dominés, entre ceux qui acceptent totalement leur orientation sexuelle, comme Ibuki – qui est le seul personnage non-anonyme qui s’accepte tel qu’il est face à la société – et ceux qui la refoulent. Certains se sentent même pousser des ailes lorsqu’ils franchissent les portes du Fight Club et deviennent violents dès que leur anonymat prend le dessus. L’auteur dénonce ainsi cette part de la société qui perd tout contrôle lorsque l’anonymat les protège, ceux qui sont prêts à tout pour leur moindre désir et qui écrasent les désirs des autres.  

Bandeau japonais du livre

Violence de l’histoire, violence des personnages : un reflet de la violence sociétale

« Solitude »
Un été, il a publié ce mot accompagné de trois images, toutes des captures d’écran de journaux télé.
La première affichait : « La communauté LGBT n’est pas productive », citation d’une députée qui avait fait polémique peu avant. La deuxième et la troisième affichaient les menaces d’un autre député envers un allié de la communauté LGBT : « Continue de les défendre comme ça si tu veux que ton gosse finisse complètement défiguré, que sa cervelle dégouline de son crâne et qu’il se fasse écraser par une bagnole
! »

L’anonymat et le refoulement de soi entraîne la solitude. Le sentiment de se sentir seul face à la société toute entière quand celle-ci vise de sa haine une part importante de nous-même. De manière toujours naturelle, l’auteur parvient à aborder ces sujets de société tout en nous livrant une réflexion construite sur le cycle de la haine et de la violence.

En effet, il est important de préciser que l’œuvre de José Ando n’est pas à mettre dans toutes les mains, en raison de la crudité de son écriture et de la violence directe de ses descriptions. Bien qu’envoûtante et belle, son écriture ne cherche pas à enjoliver la réalité : elle la décrit, dans tous ses aspects. Plus le récit avance, plus se crée une sorte de fascination, de proximité entre le narrateur et la douleur, le narrateur et la mort.

Le sang ne me répugne plus. Il charrie une certaine beauté, à tel point que je suis pris de panique lorsque le liquide accumulé au creux de mes paumes se met à déborder, comme si j’étais en train de gâcher une ressource naturelle. Pour moi, ce n’est plus le carrelage qui est pur, mais le sang.

Certains passages ne sont pas sans rappeler l’écriture de Yukio Mishima, qui pouvait écrire des pages entières sur la beauté du sang et de la mort. Le sang qui traverse tout le récit, c’est à la fois celui des personnes exclues de la société par leurs origines et leur orientation sexuelle, qui coule à la suite des agressions subies. Mais c’est aussi celui qui ramène à leurs origines et qui, malgré tout, relie tous les personnages. Car si la couleur de peau des différents protagonistes les séparent, la couleur toujours rouge de leur sang, les rassemblent.

Si ces thématiques vous intéressent et que vous aimez les romans à l’écriture soignée et originale, n’attendez plus pour aller le chercher dans votre librairie favorite !

Plus d’informations sur le site de l’éditeur.

Et si les questions LGBTQ+ au Japon vous intéressent, vous pouvez retrouver ici et ici notre sélection de manga sur le sujet.

A découvrir aussi : Juste Jackson, roman récompensé par le prix Bungei et finaliste du prix Akutagawa.

Synopsis :

Mi-Japonais, mi-de-quelque-part-en-Afrique. Ancien mannequin reconverti en masseur. Peut-être gay. Les rumeurs sur Jackson vont bon train. Quand l’un des joueurs de l’équipe de basket pour laquelle il travaille scanne par mégarde un QR code sur son tee-shirt et tombe sur du contenu pornographique hardcore, celui-ci jure qu’il n’est pas le métis ligoté sur les images mais personne ne veut le croire.
Tâchant de se disculper, Jackson croise le chemin de trois autres Afro-Japonais victimes du même malentendu et réalise que l’incapacité de leur entourage à les différencier pourrait constituer l’instrument de leur vengeance, d’abord contre ceux qui leur ont fait du tort, puis contre l’auteur du clip.

Récit féroce du racisme ordinaire et du traitement des marges sexuelles japonaises à l’heure du web 2.0, Juste Jackson »marque l’entrée en littérature d’une nouvelle voix caustique, à mi-chemin des films de Jordan Peele et des romans de J.G. Ballard. Un portrait vénéneux, violemment taciturne, de l’aversion nippone aux écarts a la norme – qu’ils soient délibérés ou pas.

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