Le Garçon et le Héron : dans les profondeurs d’un héritage, avec Miyazaki
À l’occasion des fêtes de fin d’année, les éditions Wild Side ont sorti sur le marché français le 12e long métrage d’Hayao Miyazaki, Le Garçon et le Héron. Un an auparavant, le film avait battu un record : avec plus de 1,4 million d’entrées, il devenait le long-métrage le plus vu en France pour le réalisateur de Totoro, Princess Mononoke ou Le Voyage de Chihiro. Pour autant, des avis mitigés ont depuis éclos sur la toile. Pour nous faire notre propre opinion et vous partager notre analyse, nous avons donc profité des vacances de Noël pour plonger dans ce nouveau film du maître.
Décryptage d’un film héritage.
Le héron et la tour
En pleine Seconde Guerre mondiale, le jeune Mahito, 11 ans, perd sa mère dans un incendie. Un an plus tard, il n’arrive pas à faire son deuil, mais son entourage ne va pas lui laisser le choix. Mahito et son père partent vivre à la campagne, dans la maison familiale maternelle, car ce dernier s’est remarié avec Natsuko, la sœur de son épouse décédée, qui attend déjà un enfant de lui.
Pour ne rien arranger, le père de Mahito, chef d’entreprise dans l’industrie aéronautique, n’est pas vraiment des plus discrets quant à sa réussite, et les nouveaux camarades de classe du garçon le prennent immédiatement en grippe. Après s’être battu lors de son premier jour d’école, il choisit de se blesser volontairement avec une pierre. Il reste alors convalescent, chez lui. Dans cette nouvelle maison, il fait une rencontre des plus singulières : un héron cendré, coutumier d’un des lacs de la propriété, qui semble en avoir après lui. Autant importuné qu’intrigué, le garçon chasse l’animal et finit par tomber sur une étrange tour, en ruine, dont l’entrée est obstruée. Il s’agit là d’un vieux bâtiment inhabité qui appartenait à son grand-oncle… un homme étrange que ce parent, sans cesse noyé dans les livres et qui, du jour au lendemain, a subitement disparu.
Les domestiques et Natsuko recommandent à Mahito de ne plus s’aventurer là-bas, mais le héron, visiblement doué de la parole, continue d’harceler le garçon. Alors, quand sa tante Natsuko disparait subitement, le jeune homme part à sa recherche et se dirige vers la tour. Le héron l’invite à entrer, lui promettant que sa mère l’attend à l’intérieur. C’est ainsi que débute le voyage de Mahito à l’intérieur de cette tour, qui cache un autre monde, un autre temps et de multiples secrets…
Miyazaki, de bout en bout
Vous l’aurez compris, Le Garçon et le Héron est d’abord l’histoire d’un deuil, celui de Mahito. La première partie du film bouscule le jeune homme et le spectateur. Mahito ne parvient pas à oublier la mort de sa mère, et le souvenir de cette nuit funeste le hante : il se revoit, essayant de fendre la foule jusqu’à ce bâtiment en flamme où sa mère va périr, où elle l’appelle à l’aide. Une scène animée avec singularité d’ailleurs, où les images se déforment au gré des flammes et des émotions, tel un pinceau qui viendrait brouiller une peinture encore liquide. Ces souvenirs n’en sont que plus intenses et marquants. Difficile donc de comprendre ce père qui, en un an à peine, s’est déjà remarié avec Natsuko, de qui il attend un enfant.
C’est trop tôt et encore trop dur pour Mahito. On prend définitivement fait et cause pour ce garçon quand son père, orgueilleux, décide de l’emmener dans une superbe voiture, des plus ostentatoires, pour son premier jour d’école. On comprendra d’ailleurs, plus tard, que l’homme est un riche industriel dans le domaine de l’aéronautique : c’est-à-dire dans les avions de combats. Un élément autobiographique car Miyazaki, qui est né en 1941, a grandi dans une famille engagée dans le conflit : son père dirige alors Les Avions Miyazaki, propriété de son frère, l’oncle de Hayao, qui fabrique les gouvernails des légendaires avions Zéro utilisés par la Marine impériale entre 1940 et 1945. De là est née une dualité chez le réalisateur, entre sa passion pour l’aéronautique et la culpabilité de son usage militaire et meurtrier… Un sujet qu’il évoque d’ailleurs en 2013 dans Le Vent se lève.
De plus, le petit Hayao, comme Mahito, a lui aussi été obligé de s’exiler, dans ses jeunes années, de Tokyo vers la campagne japonaise. En 2018, Toshio Suzuki, producteur du film et ami de très longue date de Miyazaki, révèle enfin dans une interview que Miyazaki travaille sur ce film pour son petit-fils afin de lui faire comprendre que « son grand-père part bientôt pour un autre monde mais laisse ce film derrière lui car il l’aime. »
Pour en revenir à Mahito, le jeune homme est donc légitimement perdu, tourmenté : nouvelle maison, nouvelle « maman », des camarades qui vont lui mener la vie dure… Et il y a la douleur de la perte, les souvenirs qui le poursuivent. En temps de guerre, le deuil est bien évidemment partout, mais on exhorte les Japonais à passer outre la peine, à se serrer les coudes et, si possible à repeupler le pays. Mahito devrait donc gérer ça comme un adulte et bomber le torse, mais il n’y parvient pas et s’enferme petit à petit dans la solitude. Le héron vient remuer tout ça et il incarne la goutte de trop, celle qui va pousser Mahito à la rébellion, à défaut de pouvoir exprimer son refus de cette nouvelle vie. Il se décide donc à fabriquer un arc et des flèches pour chasser l’opportun.
C’est à peu près là que le film bascule dans une seconde partie assez différente : occupé par sa chasse, Mahito croise Natsuko, jusqu’ici alitée et qui s’enfonce dans la forêt, mais il l’ignore. Lorsque toute la maisonnée s’étonne de sa disparition, Mahito part à sa recherche et sait très bien où ses pas vont le mener : à cette mystérieuse tour. Le jeune homme prend son courage à deux mains, et entame son périple.
Dans la première partie, on retrouve de multiples ingrédients Miyazakiens : un enfant qui ne trouve pas sa place, le refus du changement, une nature magnifique et mystérieuse, des animaux singuliers plus humains que les humains, des hommes qui se font la guerre et ne savent pas se parler. On retrouve, çà et là, des morceaux de Chihiro, de Marnie, du Vent se lève. On retrouve aussi une cohorte de petites vieilles en charge de l’entretien de la maison familiale, assez amusantes et avec du caractère, qui rappellent celles de la maison de retraite dans Ponyo. On se demande si Miyazaki ne recycle pas quelques uns de ses ingrédients favoris… Le Garçon et le Héron ne serait pas un film somme ? Ou est-ce que Miyazaki a fini par faire le tour de ses questions ? On opte plutôt pour la première réponse car si cette première partie du film dépeint une histoire qui se veut surtout réaliste, à l’image des derniers longs-métrages du maître, la suite bascule dans le fantastique des premières heures du réalisateur.
Exposition Bienvenue dans la tour fantôme
Le Garçon et le Héron semble réunir de nombreux Miyazaki, tout comme il réunit de nombreuses influences : l’histoire du film est basée sur le roman pour enfants Le livre des choses perdues (The Book of Lost Things) de John Connolly paru en 2006 et qui se déroule en 1939. Mais pas seulement, la référence la plus souvent citée vient d’un autre roman : Et vous, comment vivrez-vous ? de Genzaburō Yoshino, publié en 1937 et qui donne son titre original au film. Enfin, la tour est inspirée de La Tour fantôme d’Edogawa Ranpo, qu’adorait Hayao Miyazaki quand il était enfant (sur lequel il a réalisé une exposition et fait un manga, voir affiche ci-contre).
Impossible aussi de ne pas citer deux personnages du film : Isao Takahata y est représenté sous les traits du grand-oncle, celui qui gouverne le monde de la tour, et Toshio Suzuki sous ceux du héron, le guide de Mahito. Quand on sait que le héron est un animal qui représente l’estime de soi et la connaissance de soi, et que le grand-oncle demande à Mahito / Miyazaki de lui succéder dans son œuvre ça en dit vraiment beaucoup sur le lien qui unit ou a uni Miyazaki à ses deux collaborateurs. Le décès de Takahata en avril 2018 a sans doute transformé le film, encore au début de sa production, et se mêle à l’héritage de Miyazaki un hommage aussi complexe que fut le rapport entre les deux hommes.
Un film magnifique, riche, profond et… compliqué
Comme nous le disions précédemment, le film, qui dure 2 h 03, est construit en deux temps. En entrant dans la tour, Mahito va être obligé de s’enfoncer – comme Alice dans le terrier avec le héron dans le rôle du lapin blanc – dans un monde parallèle et fantastique. On y découvre un océan et quelques îles où vivent à la fois ceux qui sont morts et ceux qui vont naître, ainsi que quelques animaux et êtres humains. Cette nouvelle étape commence déjà par enfoncer le clou sur le plan de la production : ce film est d’une beauté frappante, bluffante même. Dans l’œuvre de Miyazaki, elle est sans doute inégalée. L’incendie nous vient d’ailleurs de Shinya Ohira, spécialiste de cette « animation surréaliste », a qui l’on doit, dans un tout autre registre la scène du Gear 5 de Luffy dans One Piece. Mais il y a aussi la nouvelle maison et sa nature environnante, puis la tour, son monde intérieur et plus encore : des tableaux qui méritent à eux seuls un nouveau visionnage. Le film a mis sept ans à être réalisé, soit, mais le temps en valait la peine tant la maîtrise visuelle atteint un sommet.
Ensuite, la seconde partie continue dans l’agglomération des références Ghibliesques, notamment par son bestiaire : les warawara, âmes naissantes et petites boules adorables, rappellent instantanément les kodama de Mononoke. De dangereux pélicans évoqueront les sangliers corrompus malgré eux du même film tandis que le voyage dans l’espace-temps rappellera les portes interdimensionnelles du Château ambulant.
Néanmoins, soyons clairs : on pourrait croire à lire cette critique que Le Garçon et le Héron combine le meilleur de Miyazaki pour faire un chef-d’œuvre. C’est plus compliqué que cela, et d’ailleurs, même le réalisateur s’en est rendu compte.
« Quiconque veut comprendre périra. »
Ainsi prévient un portail d’entrée au monde de la tour : ceux qui entrent ici ne pourront pas tout comprendre. Miyazaki s’adresse un peu, aussi, aux spectateurs et à lui-même. À l’issue de la première projection privée réservée aux employés du studio Ghibli, il déclare avec humour : « Peut-être que vous n’avez pas compris le film. Moi non plus je ne le comprends pas. » Nous-même, après le premier visionnage de Le Garçon et le Héron, sommes restés circonspects, avouant bien modestement que la seconde partie du film nous laissait avec beaucoup trop de questions pour ne pas rester sur notre faim.
Vouloir résumer tout Miyazaki en 2 h 03, même Miyazaki lui-même ne peut pas le réussir sans y laisser des plumes. On regrettera par exemple que très peu de personnages bénéficient d’un traitement digne de ce nom : Mahito, le héron et le grand-oncle sont bien construits, mais d’autres protagonistes clés comme Himi, Natsuko ou Kiriko, pourront paraître fades ou trop effleurés dans le long métrage. Le Garçon et le Héron est un testament qui peut s’éplucher pendant des heures, avec une profondeur impressionnante pour qui est un grand curieux et connaisseur du travail du maître, ou pour celui qui voudra visionner les nombreux bonus et interviews dont bénéficie l’édition physique. Mais pour celui qui cherchera uniquement à savourer un bon Ghibli ou le dernier Miyazaki, le tout laissera un gout d’inachevé, et un récit trop cryptique pour être vraiment apprécié. Car c’est complexe un testament… c’est compliqué un héritage. Et c’est rarement limpide.
Le vent se lève était un premier jet sur ce que Miyazaki voulait nous laisser, voulait nous dire avant de partir. Le Garçon et le Héron, s’il est tout à fait critiquable en tant que simple œuvre cinématographique, pour sa nébulosité, réussit le pari d’être beaucoup plus représentatif de l’art Miyazakien, de ses marottes, de son cinéma, de ses messages, en plus d’être une œuvre au sommet de sa qualité visuelle. Dans ce film, Hayao Miyazaki, 82 ans, y inscrit un peu de sa vie, ce qu’il s’était refusé pendant des décennies, et y ajoute ses souhaits et ses craintes, tiraillé entre son humanisme de toujours et son inquiétude sur ce que l’homme de demain fera du monde qu’il s’apprête à laisser derrière lui. Peut-être que ce film ne sera pas le dernier, Miyazaki avouant finalement que seule la mort, que l’on espère la plus tardive possible, pourra le stopper. Il est même déjà parti sur un nouveau projet. Mais si ça devait être le cas, alors sans doute regarderons-nous à nouveau toutes ses œuvres et aussi toutes celles du studio Ghibli. Elles nous ont tellement marqués.
Nous finirons alors par Le Garçon et le Héron et là, surement, nous comprendrons de nouvelles choses. Puis nous transmettrons à notre tour tous ces bijoux d’animation à nos enfants et petits-enfants, avec nos propres espoirs, nos propres doutes. Un peu comme le fait, à sa façon, Hayao Miyazaki dans Le Garçon et le Héron.