Interview Shiba Édition 2/2 : grandir, sur le marché du manga
Journal du Japon continue d’aller à la rencontre des éditeurs de mangas et ce voyage nous emmène cette fois-ci en Belgique pour interviewer Shiba Édition, qui fêtait ses 5 ans en 2024. L’éditeur reste encore méconnu aussi nous sommes allés poser nos questions à Laurent Schelkens, le responsable éditorial et son binôme Nicolas Willeme, directeur artistique, pour en savoir plus sur la genèse de cette maison d’édition qui commence à trouver ses marques et nous prépare une belle année 2025.
Comme à chaque première rencontre, il y a toujours beaucoup à dire, aussi nous vous proposons une interview en deux parties. La première partie, qui évoque la genèse du projet et les premiers titres, est à retrouver ici. La seconde, qui parle du développement de la maison, des difficultés rencontrées, des défis à venir mais aussi des salons manga ou encore de la traduction, vous attend ci-dessous !
Bonne lecture, et bonne découverte !
Se faire une place dans l’édition manga
En cinq années, vous vous êtes pas mal développés. Ce parcours s’est fait avec des titres qui essaient d’avoir un petit quelque chose en plus. Bon, Kamisama, on pourrait dire que c’est juste un isekai (parce qu’il y en a beaucoup), mais Girl Crush par exemple plonge dans le show-business de l’idol en Corée…
Laurent Schelkens : En fait même Kamisama a tout de même sa singularité, quand tu le lis, tu t’en aperçois… c’est un isekai qui se moque des isekai. C’est ce que nous expliquons à nos commerciaux, par exemple sur Colorless : si on se contente de leur expliquer que ce n’est qu’une dystopie futuriste, ça ne va pas aller bien loin. Donc nous leur expliquons qu’il y a de la couleur à l’intérieur et tu vois dans leurs yeux que tu as leur intérêt. Dans Kamisama tu expliques qu’il y a un côté parodique avec un harem de filles mais dont le héros se moque totalement.
Girl crush quant à lui c’était un coup de cœur instantané. Graphiquement ça me parlait et le fait que ça parle d’idols, c’était dans l’air du temps. Mais le propos est bien amené, avec une belle part donnée à la psychologie, notamment. Nous avons l’avantage de pouvoir prendre le temps de présenter un titre, et eux aussi auprès des libraires, parce que nous ne proposons pas un nombre trop important de séries. Chez d’autres, au vu du nombre important de publications, c’est forcément plus la course et leurs mangas se concurrencent les uns les autres.
En parlant de concurrence justement, vous restez, malgré votre développement, un petit éditeur. Or tous les éditeurs témoignent d’une concurrence accrue, y compris sur des titres de niche. Avez-vous fait chou blanc sur certains titres ?
Laurent : C’est déjà dur de juste sortir un titre et d’espérer qu’il se vende, mais là c’est vrai que nous le ressentons de plus en plus. Nous avons déjà évoqué Zignive mais il y a aussi Le retour du roi démon qui a du mal à trouver son public, malgré son originalité. Mais je pense que si l’originalité d’un titre n’est pas évidente, qu’elle ne saute pas aux yeux du lecteur, il a du mal à se lancer et à laisser sa chance au titre.
Un éditeur me disait : “Tu as beau avoir le meilleur manga du monde, si personne ne l’ouvre, personne ne le saura.”
Laurent : C’est pour ça qu’il faut que la couverture soit attrayante.
Je t’avoue que j’avais justement accroché sur la couverture du premier tome. Mais c’est vrai qu’un manga où un ancien méchant ou boss revient pour prendre sa revanche et qu’en fait il n’est pas si méchant que ça… Même sur cette petite niche là j’ai déjà d’autres titres en tête, donc c’est vrai que c’est hyper concurrentiel.
Laurent : C’est pour ça que, maintenant que nous avons un catalogue plus étoffé, il devient intéressant d’aller en salon défendre nos titres en direct. C’est l’une des choses que nous avons envie d’essayer dans les prochaines années, pour faire progresser nos ventes. Nous avons pu le constater sur le stand des éditions Nazca à la Paris Games Week. Très peu de leurs titres s’en sortent en librairie mais, en salon, ce n’est pas tout du tout la même histoire. Le fait de pouvoir présenter et défendre ses titres, sans forcer les gens non plus bien sûr, permet à certains de beaucoup mieux se vendre qu’en librairie. Ils nous donnaient l’exemple d’un de leur titre qu’ils ont écoulé à 400 exemplaires en librairie mais que, eux seuls, ils ont pu vendre à 1000 exemplaires en salon.
Enfin les salons sont aussi une occasion de se faire connaître en tant qu’éditeur, de faire connaître notre marque.
Le manga en Belgique
Vous faites des salons en Belgique ?
Laurent : Il y en a moins qu’en France, mais oui. Nous faisons Made in Asia qui est la Japan Expo belge mais il n’y a pas d’autres équivalents en gros salon en Belgique.
Made in Asia est assez connu d’ailleurs. À l’inverse des autres pays d’Europe qui sont beaucoup moins matures que la France, la Belgique a l’air d’avoir une certaine maturité.
Nicolas : Ce que les gens ne savent pas toujours c’est qu’en Belgique aussi nous avons eu le Club Dorothée. Ici nous avons accès à TF1, comme en Suisse d’ailleurs, mais nous avions aussi une chaîne belge, qui s’appelle Club RTL, qui a racheté tous les dessins animés du Club Dorothée et qui les a diffusés pendant 20 ans après la fin de l’émission. Donc en Belgique nous avons eu Dragon Ball GT à la télé, Ranma ½ a été diffusé très longtemps, entre autres. Moi je suis né en 1995, j’aurais pu ne pas connaître le Club Dorothée mais finalement ça a été le cas. Bon ça ne s’appelait pas le Club Dorothée et c’était sur une autre chaîne mais les dessins animés étaient les mêmes.
Effectivement je ne le savais pas !
On se rapproche de la dernière partie de l’entretien et j’aimerai que l’on parle un peu de traduction et de traducteur. Pour celàcela, parlons d’un titre que j’ai découvert en tant que juré du Prix Konishi (prix pour la traduction de manga) : Comme une Famille. Comment vous l’avez découvert, qu’est-ce qui vous a plu ?
Laurent : Ce n’est pas larmoyant. Dans ce titre chacun fait de son mieux et du coup ça va mieux. Ce n’est pas seulement quelques personnages qui font des efforts, tandis que les autres leur tirent dans les pattes et que ça finit mal. Comme une famille est à la fois doux amer mais également feel good.
Ensuite l’héroïne est quand même assez moderne, et l’on constate que l’autrice sait très bien manipuler les clichés. Au tout début Kinao, l’héroïne, est un peu la seule à s’occuper des enfants mais au fur à mesure des tomes son compagnon, qui est celui qui a ramené les enfants s’en prend un peu plein la figure par ses collègues qui lui reproche de laisser sa compagne se charger de tout. Il rentre alors à la maison pour les aider et va évoluer dans ce sens.
C’est intéressant car tu vois le quotidien des Japonais, mais non édulcoré, qui se vit à un rythme effréné mais où chacun y met du sien. Chacun fait le petit déjeuner quand il peut, on s’entraide, etc. On retrouve d’ailleurs plusieurs types de familles : la famille recomposée, la famille monoparentale…
Le titre évoque enfin le fait que ce n’est pas parce que tu as fait un enfant que tu sais t’en occuper, comme ça par magie. Ça peut paraître dur à dire, choquant même parce qu’on sacralise parfois le rôle de parent, mais personne ne reçoit un petit manuel sur comment bien éduquer son enfant, un truc clef en main qui marcherait pour tous les enfants.
C’est aussi un titre qui sait choisir ses mots et ça me permet justement d’aborder la traduction. Comment choisissez-vous vos traducteurs, comment avez-vous eu vos premiers traducteurs ?
Laurent : Étant libraire et lecteur, j’ai commencé simplement. Je prenais quelques mangas et je regardais qui était le traducteur, qui avait fait l’adaptation. Puis je suis allé à leur rencontre et c’est comme cela que j’ai commencé à travailler avec Clair Obscur. Ils ont fait l’adaptation et la traduction de Laughter.
Nicolas : Ils ont aussi fait la traduction de Colorless, où je me suis occupé du lettrage.
Laurent : Après quand tu paies un studio, tu paies plus cher donc nous avons, à nouveau, regardé les traductions qui nous plaisaient.
Nicolas : Pour Marina (NDLR : Marina Bonzi, la traductrice de Comme une famille) nous sommes tombés dessus sur Linked in. Nous avons discuté avec elle et, de fil en aiguille, nous lui avons fait faire un petit test. Nous avons été satisfaits. Elle a commencé la traduction de mangas aux alentours de 2019 je crois, à la même période que nous et ça tombait bien parce que les traducteurs qui sont en place depuis un certain temps ont déjà des habitudes de travail avec tel ou tel éditeur. Donc pour Marina, comme ça se passait bien, nous avons pu lui confier d’autres titres. Ce que nous apprécions aussi chez un traducteur c’est qu’il sait fournir un travail régulier, à la bonne date et avec un travail de qualité (ce qui n’est pas toujours le cas).
Nous travaillons aussi avec Satoko Fujimoto. Elle est japonaise et travaille en binôme avec quelqu’un comme sur Spy X Family par exemple. Nous travaillions avec Satoko sur des titres plus, disons, japonais, qui sont plus complexes à traduire comme Zingnive ou Salome After School parce qu’elle avait des connaissances en art ce qui lui permettait de mieux capter les références, qui lui parlaient forcément davantage. Là nous allons sortir aussi Neko Goze, une dystopie où le Japon a été envahi par la Russie et nous lui avions confié parce que nous savons que ce sera forcément plus délicat, parfois plus technique.
Nous voilà sur la dernière partie, donc : sur les cinq années écoulées, quelle est votre plus grande réussite, et votre plus grosse déception ?
Laurent : La plus grosse réussite est que nous soyons toujours là (Rires). Nous avons survécu !
La plus grosse déception… Je n’en ai pas particulièrement. Oui, forcément, je suis déçu quand un titre ne se vend pas mais ce n’est pas vraiment sur un titre en particulier que j’aurai ma plus grosse déception. C’est plutôt la difficulté de mettre un titre à disposition du plus grand nombre qui m’attriste.
Avec Makassar tu peux avoir ton titre disponible mais ce qui me frustre, lorsque l’on vend le premier tome en salon par exemple, c’est de devoir dire au lecteur : “le tome 2 il faudra sans doute le commander à ton libraire et attendre un peu – car il y a des délais chez Makassar”. D’un autre côté, si tu es distribué par Hachette ça nécessite d’avoir les reins solides, ce qui implique d’autres choses. Il n’y a pas de bon choix, en tout cas il n’y a pas de choix simples qui permettent que chaque titre puisse avoir la même chance de réussir.
Certains de nos titres auraient eu plus de succès s’ils avaient été plus disponibles mais est-ce que nous aurions pour autant gagné plus d’argent ? Pas sûr, car il y aurait eu aussi davantage de retours. C’est un peu triste cet aspect de l’édition.
C’est vrai que c’est difficile pour un manga d’être disponible et tout autant d’être visible…
Complètement. Mais en y réfléchissant, et pour rester positif, nous avons aussi d’autres motifs de satisfaction comme le Prix ACBD à Japan Expo pour River End Cafe. C’est une fierté, bon pas personnelle puisque c’est l’auteur Akio Tanaka qui a fait le plus gros du travail, nous on s’est contenté de le traduire et de le publier. Mais c’est un signe de reconnaissance qui est appréciable. Nous avons ravi le prix à Pika mais, pour autant, l’éditeur de Pika Mehdi Benrabah est venu sur le stand acheter un exemplaire de River End Cafe et nous a dit “j’aime beaucoup ce que vous faites.” Ça fait quand même plaisir. Pareil sur la Paris Games Week c’est Ahmed Agne (directeur éditorial des éditions Ki-oon) qui est passé sur le stand et qui nous a lui aussi complimenté…
Ce sont des éditeurs qui sont totalement à un autre niveau que le nôtre, nous ne jouons pas du tout dans la même cour mais c’est appréciable de savoir que nous ne sommes pas invisibles, qu’ils nous voient.
En plus vous avez cette difficulté, depuis la ville de Mons en Belgique, de ne pas être dans le microcosme manga français ou parisien…
Nicolas : Lorsque nous avons démarré, nous ne connaissions personne. Personne ne nous a donc filé des tuyaux, des conseils. Mais nous nous en sommes sortis ! (Rires)
Après avoir fait ce bilan, parlez-nous un peu de ce qui nous attend pour 2025 !
Pour 2025, beaucoup de petites séries vont faire leur apparition chez Shiba.
Dans un premier temps, Neko Goze une série finie en 4 tomes qui parle d’un Japon qui serait devenu communiste et où une mystérieuse musicienne et une prêtresse sont à la recherche du frère de cette dernière.
Beaucoup de baston et de folklore sont à prévoir.
Nous avons aussi Neo Cat, le one-shot d’une nouvelle venue dans le monde du manga. Le manga contiendra plusieurs petites histoires qui tournent autour de la cohabitation d’humains et de chats au comportement un peu trop humain! Bref à découvrir.
Alba Boy and The Queen of Hell est l’une des séries qui me réjouisse le plus de sortir car je pense qu’elle représente le mieux notre ligne éditoriale. Série courte, finie en 4 tomes avec de l’humour, des combats, de l’originalité et de très beaux dessins. Que demander de plus ?
Pour finir, nous avons aussi annoncé LOST, l’histoire d’une enquête nimbée de mystère dans une petite ville de campagne. Où un flic en vacances essaie de résoudre une enquête sans l’aval de ses supérieurs et sans la coopération des villageois. Le tout saupoudré de neige !
D’autres surprises sont à prévoir, mais je n’en dis pas plus !
Alors dis nous plutôt, pour finir : où vous voyez-vous dans 5 ans ?
Laurent : Ah, c’est très compliqué !! (Rires)
Disons que je pense que nous serons toujours là – j’espère ! Nous allons continuer d’essayer de survivre, continuer d’essayer de trouver des locomotives. C’est une course sur le long terme l’édition, je pense, on ne peut pas faire de l’instant winning. Si ça fonctionne bien nous pourrons avoir une personne en plus, un coup de main supplémentaire.
Nicolas : Ce que nous espérons c’est d’avoir un best-seller un peu caché, un peu comme Gannibal, aux éditions Meian. Ils l’ont acheté comme une petite série mais elle a commencé à marcher de fou au Japon et en France ça a vraiment bien fonctionné aussi. Tous les éditeurs espèrent un peu avoir ce genre de titre, une locomotive un peu surprise. Pour le moment nous ne pouvons même pas envisager une grosse locomotive.
Laurent : Oui de toute façon nous ne sommes même pas à la table des négociations. (Rires)
Oui de toute façon il faut déjà commencer par faire une réussite sur un middle seller… Tiens d’ailleurs nous n’avons pas parlé de chiffres, quel est l’ordre de grandeur des ventes de manga chez Shiba Edition ?
Laurent : Notre meilleure vente c’est Colorless tome 1, qui se situe à un peu plus de 5000 ventes. Après sur les autres volumes ça descend, comme toujours. Nous avons aussi fait de belles choses avec Kill Logger qui s’est vendu un peu instantanément, même si nous n’en avions pas tiré des millions non plus. Si je prends le tome 1 et le coffret, on doit se situer aux alentours de 3000 exemplaires, ce qui est une bonne vente pour nous.
De toute façon disons qu’une très bonne vente pour nous c’est 5000 exemplaires, une bonne vente tourne autour de 3000 exemplaires et ensuite nous sommes sous les 2500 exemplaires. Après c’est dur à dire car, avec notre distributeur, nous avons les retours parfois 6 mois plus tard. Donc au début tu te dis : “hey je l’ai bien vendu ce manga !” mais les retours s’enchaînent parfois. Donc comme Kill Logger est sorti en février 2024, on reste prudent.
Le mot de la fin. Ce n’est pas toujours facile d’être visible comme on le disait, donc avez-vous un message à tous nos lecteurs qui ne vous connaissent pas ?
Laurent : Lisez Colorless !!! (Rires)
Blague à part, cela reste notre meilleure carte de visite, je pense. Ce que je dirais aussi c’est : “sortez des sentiers battus”. Certaines personnes disent qu’ils lisent des mangas mais en fait ils ne lisent que One Piece, Naruto ou Dragon Ball… Et c’est un peu dommage car ils ratent toute une partie de la production. Je dois parfois faire un peu de pédagogie avec des clients de la librairie qui pensent encore que les mangas correspondent forcément à des personnages avec des gros yeux, des cheveux en pétard et qui se tapent dessus, qui sont un peu tous dans le même moule.
J’essaie de leur expliquer qu’au Japon il existe vraiment des mangas pour tout le monde et qui parlent de tout : il y a des mangas sur la randonnée, sur la pêche, tout est imaginable. Lorsqu’on leur explique ça, les gens le comprennent mais sinon ils ne voient que les best-sellers, que ce qu’ils voient à la télévision ou sur le net, mais ce n’est bien souvent qu’une toute petite partie de ce qui existe.
Donc que les lecteurs se disent que s’ils ont une passion, il y a forcément un manga qui existe et qui parle de ça !
Parfait message pour finir cet entretien. Merci à vous deux et longue vie à Shiba Edition !
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