Les Bas-Fonds dans l’œuvre d’Akira Kurosawa
Six ans après avoir porté à l’écran L’Idiot de Fiodor Dostoïevski, Akira KUROSAWA, grand amateur de la littérature russe du XIXe siècle, a adapté la pièce Les Bas-fonds (Na dnié) de Maxime GORKI dans un film sorti en 1957, que Journal du Japon vous invite à découvrir dans cet article. Une étude qui sert de point de départ à la mise en lumière de quelques aspects éthiques et esthétiques récurrents dans l’œuvre de Kurosawa, afin de mieux comprendre son importance dans l’histoire du cinéma et son intérêt pour le monde actuel. A noter que, grâce aux soins de Carlotta Film, le film, ainsi que 5 autres de Kurosawa, est ressorti au cinéma à l’été 2024, dans une version restaurée
Thèmes récurrents
Akira KUROSAWA (1910-1998), qui a co-écrit le scénario des Bas-fonds (Donzoko) avec Hideo OGUNI, un de ses fidèles collaborateurs, a choisi de transposer la célèbre pièce de l’écrivain russe dans le Japon au début du XIXe siècle. L’action a lieu dans les dernières décennies de l’ère Tokugawa (1603-1868) qui, vers la fin des années 1830, a connu une période d’instabilité économique, de mauvaises récoltes ayant augmenté la misère. Contrairement à d’autres films de Kurosawa tels Le Garde du corps (Yōjinbō, 1961) et Sanjuro(Tsubaki Sanjūrō, 1962) ou tant d’autres productions japonaises situées à la même époque, ce ne sont pas des samouraïs ou ronin qui sont au centre du film, mais les habitants d’un nagaya (une maison en rangée d’un étage, plusieurs personnes vivant dans une grande pièce) à Edo (l’actuel Tokyo). Les samouraïs, maîtres du Japon à cette époque, ne jouent qu’un rôle mineur. En revanche, maints thèmes chers à Kurosawa résonnent dans Les Bas-fonds.
Un de ces thèmes est la pauvreté. Ainsi, dans Un merveilleux dimanche (Subarashiki nichiyobi, 1947), L’Ange ivre (Yoidore tenshi, 1948) et Scandale (Shubun, 1950), Kurosawa dépeint l’extrême pauvreté du Japon de l’immédiat après-guerre. De même, ses chef-d’œuvres Rashomon (1950) et Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai, 1954) dont l’action est située respectivement aux XIIe et XVIe siècles traitent des périodes tumultueuses dans l’histoire japonaise et de la misère résultant de catastrophes naturelles et de guerres. Les sujets de la pauvreté et de la marginalisation continuent de hanter Kurosawa dans ses films tournés après Les Bas-fonds, notamment Barberousse (Akahige, 1965) et Dodes’kaden (Dodesukaden, 1970). L’action du premier se déroule au début du XIXe siècle, celle du second dans le Japon de l’époque de la production du film. La famille du petit garçon Chobo, menacée de mourir de faim (Barberousse) et le mendiant et son jeune fils (Dodes’kaden) sont, comme les habitants du nagaya des Bas-fonds, complètement démunis.
Les laissés-pour-compte de Dodes’kaden vivent dans un bidonville construit à côté d’une gigantesque décharge. Les personnages de ce film de 1970 sont les perdants de la société de consommation et de l’essor économique que le Japon a connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce qui est abordé de manière directe dans Dodes’kaden n’est que suggéré dans Les Bas-fonds, situé dans le passé. Pourtant, la pauvreté est un sujet universel et Kurosawa se sert du contexte historique afin de mieux parler des problèmes sociaux de l’après-guerre. Ainsi, la relation étroite entre passé et présent est mise en lumière par le décor. Kurosawa et son chef-décorateur Yoshiro Muraki ont pris soin d’utiliser du bric-à-brac des décennies antérieures mais encore en usage dans les années 1950 pour souligner que les traces de la guerre n’ont pas encore disparues.
Les Bas-fonds brosse le portrait d’une société corrompue, exemplifiée par le propriétaire du logement locatif et son épouse. Ce thème récurrent chez Kurosawa se retrouve dans Le Garde du corps et Sanjuro dans lesquels Kurosawa l’aborde par le biais du jidai geki. Il est également au centre des Salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru, 1960) dont l’action est située dans le Japon du temps de la réalisation du film. Le cinéaste y dénonce la corruption dans toutes les strates de la société en suggérant qu’elle existe même au sommet de la hiérarchie politique.
Kurosawa, maître du mouvement
Les habitants du nagaya sont tous des ratés : un voleur qui aspire à une vie honnête ; un ancien acteur qui a perdu sa mémoire et qui rêve d’être guéri de son alcoolisme afin de regagner sa célébrité d’antan ; un ferrailleur qui semble peu concerné par les souffrances de son épouse, gravement malade ; un homme qui prétend être le descendant d’un célèbre clan de samouraïs… Bien que vivant dans la misère, ces personnages s’accrochent à leurs rêves et à leurs désirs. Cadrages et éclairages, sublimes comme dans tous les films de Kurosawa, contribuent au fort sentiment d’enfermement qui traverse le film dans son entier. Cet enfermement est à la fois physique et psychique, tout comme la pauvreté dépeinte par Kurosawa est matérielle mais aussi spirituelle.
Kurosawa n’a utilisé que deux plateaux différents. La plupart des scènes ont lieu à l’intérieur du nagaya ou bien dans la cour adjacente devant l’immeuble. Son refus de multiplier les lieux d’action transforme le nagaya en un personnage à lui seul au même titre que les êtres humains qui l’habitent. Le logement détérioré est un espace sombre à peine éclairé par des portes coulissantesvétustes avec des larges déchirures dans le papier. L’éclairage du fond qui réduit maintes fois la figure humaine en une silhouette noire crée des images appropriées de ces « ex-hommes » végétant dans une sorte d’enfer sur terre.
Les fréquents plans d’intérieur, le jeu subtil de l’ombre et de la lumière et la multiplication de zones d’ombre renforce le portrait des personnages vivant dans la détresse. Ils sont prisonniers à la fois des conditions sociales et du conflit entre l’illusion d’une vie meilleure et la sombre réalité à laquelle ils n’échappent pas. De plus, Kurosawa renonce à la symétrie qui domine habituellement l’architecture japonaise. Les piliers légèrement penchés et les couchettes superposées compartimentant le mur du fond évitent les lignes claires. L’ordre spatial est aussi ébranlé par des figures humaines au premier plan, qui bloquent la vue, ou par une poutre adossée au mur du bâtiment qui divise en diagonale l’image de la cour. Les asymétries si soigneusement créées suppriment tout sentiment d’harmonie et tout ordre social. Elles reflètent l’insécurité et le chaos d’une société secouée par des changements brutaux tel qu’était le Japon pendant une grande partie du XIXe siècle et après la défaite en 1945. C’est un monde à l’envers dans lequel vit le prétendu samouraï côte à côte avec le voleur ou l’artisan avec le pèlerin bouddhiste. Dans le nagaya sordide, la stricte division des classes de l’ère Tokugawa est abolie. Cette constellation suggère que dans le Japon de l’après-guerre la misère a affecté toutes les couches sociales.
L’espace de l’habitat avec sa structure compartimentée est particulièrement complexe. L’apparence du dispositif spatial change dès que les rideaux qui séparent les lits des habitants sont ouverts ou fermés. Utilisant deux ou trois caméras, Kurosawa dispose merveilleusement les acteurs dans ce dispositif restreint. À l’action se déroulant au milieu de la pièce s’ajoutent les mouvements des personnages assis ou allongés en arrière-plan, autre moyen de briser le hiératisme. L’emploi de multiples caméras est générateur d’un dynamisme qui évite le côté statique de la mise en scène théâtrale.
L’emploi virtuose de la caméra, de l’éclairage et du montage témoigne d’une approche fort originale de la pièce et de l’espace qui abolit le caractère scénique. Les cadrages et le montage créent des effets et un rythme des plus cinématographiques. De même, dans Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to jigoku, 1963), l’espace du salon, filmé, lui aussi, avec plusieurs caméras, est transformé en espace cinétique, reposant sur des cadrages, mouvements et positions des appareils. Dans les deux films, les mouvements des personnages et de la caméra révèlent des liens entre les personnages et entre personnages et espace, ayant à chaque fois une signification sociale et psychologique.
L’œuvre de Kurosawa, célébrant le mouvement, renvoie au cœur-même du cinéma. Ainsi, le cinéaste fait ingénieusement usage du climat, voire des conditions météorologiques – pluie, neige, vent, chaleur – qui créent des mouvements dans les plans et les séquences. Pluie et vent dans les scènes extérieures ou perçus à travers les trous dans les shōji sont des éléments qui, agissant sur l’espace et les objets, modifient l’image par le mouvement ou la fragmentation. Déjà dans La Légende du grand judo (Sugata Sanshirō), son premier film tourné en 1943, Kurosawa s’est servi des éléments – en l’occurrence du vent qui balaie l’herbe de la pampa et les nuages pour créer des effets dramatiques et révéler l’état d’âme de ses protagonistes. Chien enragé (Nora inu, 1949) et Vivre dans la peur (Ikimono no kiroku, 1955) se passent dans la chaleur de l’été à Tokyo, visages et corps des protagonistes couverts de sueur. Des personnages qui agitent un éventail ou essuient la sueur de leur front sont fréquents dans ces films. Leurs gestes créent des mouvements dans l’image aussi bien que la pluie torrentielle dans les premiers plans de Vivre (Ikiru, 1952) montrant le personnage principal assis devant une fenêtre.
Toshirō Mifune
Les acteurs occupent une place importante dans le cinéma de Kurosawa, centré sur l’être humain. Dans Les Bas-fonds, les personnages sont souvent filmés de dos. Cette technique dissocie visage et voix sans détruire la forte dimension psychologique du film et sa richesse humaine. Sympathie et ironie, lâcheté et révolte, confiance et désillusion : tout y est et tout est révélé par un groupe d’acteurs extraordinaires, magistralement mis en scène. Bien que Les Bas-fond, comme plus tard, Dodes’kaden, soient des films d’équipe, le jeu de Toshirō Mifune mérite d’être mentionné. Mifune, ayant joué dans tous les films que Kurosawa a tournés de 1948 à 1965, à l’exception de Vivre, éblouit par son jeu inventif. Il contribue largement au dynamisme du film. La façon dont le voleur Sutekichi, le personnage incarné par Mifune, relève les manches de son kimono ou se sert de son cure-dent pour exprimer son ennui anime les scènes statiques. Le jeu de Mifune, l’acteur du même génie que Kurosawa, révèle merveilleusement les différentes facettes de la personnalité de Sutekichi : son innocence juvénile, sa sensualité, ses angoisses. Chaque réplique et chaque geste sont merveilleusement rythmés de sorte à peser dans chaque scène. On ne peut qu’admirer les changements d’expression rapides de l’acteur et son sens du rythme d’une précision inouïe.
Le rôle de la musique
L’emploi presqu’exclusivement diégétique et toujours original de la musique – fragments de chants populaires, parfois empruntés du théâtre kabuki ; musique jouée par les personnages – participe au discours sur l’absurdité de l’existence humaine. Les bakabayashi (flûtes, tambours, battements des mains), habituellement associés aux fêtes religieuses et aux processions joyeuses, créent des contre-points sonores afin de mettre davantage en lumière la tragédie inhérente à l’existence humaine. Kurosawa avait déjà fait emploi du contrepoint dans L’Ange ivre où une mélodie joyeuse accompagne les images du jeune yakuza Matsunaga (Mifune) prêt à se sacrifier. Dans Les Bas-Fonds, le contraste entre misère quotidienne et mélodies gaies renforce la dimension tragique du film. Pourtant, à la fin, le groupe de joyeux ivrognes faisant la fête en chantant et en dansant révèle aussi que la vie continue malgré la mort et la misère.
La dimension humaniste
La tragédie dépeinte dans le film est accompagnée de son contraire tel que Kurosawa l’avait observé lui-même. Dans les années trente, il avait vécu pour une courte période dans un logement semblable à celui qu’il décrit dans son film. Il était frappé par l’optimisme et l’humour de ces habitants – chômeurs et autres exclus de la société. La pièce de Gorki lui permet de traiter de cette coexistence paradoxale de la misère de l’homme et de son optimisme inébranlable.
Les personnages ne sont pas unidimensionnelles. Sutekichi est un homme qui, au fond, est bon. Le ferrailleur néglige sa femme mourante mais sa mort le brise. Le pèlerin bouddhiste apporte de l’espoir mais disparaît à la fin, abandonnant ses co-locataires. Il n’y a ni véritables bons ni véritables méchants dans ce cinéma dans lequel le cri animalier que pousse le meurtrier Yusa (Chien enragé) et l’hystérie de l’autre meurtrier, Takeuchi (Entre le ciel et l’enfer) sont l’ultime expression d’une humanité en détresse. Dans Rashomon, le sauvetage du bébé par le bûcheron restaure la foi du bonze en l’humanité et termine le film avec une lueur d’espoir que la fin de la pluie tombée jusque-là commente sur le plan visuel.
Kurosawa, en montrant les facettes contradictoires de l’homme – sa face vilaine et sa beauté, son égoïsme et sa compassion –, pose la question de savoir pourquoi la bonté et l’être humain ne peuvent pas être identiques. Watanabe se réveille de sa léthargie afin de se battre pour l’avenir des enfants du quartier (Vivre) ; Kikuchiyo, cessant de lutter pour le simple goût de l’aventure, s’engage pour le bien-être des paysans (Les Sept Samouraïs) ; le jeune arriviste vaniteux Yasumoto est transformé en médecin idéaliste (Barberousse). Et même le cynique yakuza Matsunaga donne sa vie pour qu’une autre personne puisse vivre (L’Ange ivre). Kurosawa, projetant sa fascination pour ces personnages, ne cache pas non plus que l’humanité reste souvent prisonnière de la même conduite néfaste qui déclenche conflits et violence. Les Bas-fonds traite de cette absurdité au cœur de l’existence humaine. Elle est également au centre de quelques films tardifs dans l’œuvre de Kurosawa, à savoir Kagemusha, l’ombre du guerrier (Kagemusha, 1980) et Ran (1985).
L’approche cinétique de Kurosawa a redéfini le langage du cinéma moderne. Son intérêt pour l’être humain transcende le contexte culturel japonais. Ses films reliant la critique sociale avec les questions universelles expriment la volonté d’être compris par le public le plus large possible. Si le rythme des réalisations de Kurosawa est devenu plus placide à partir de Dodes’kaden, les grands thèmes mis en place dès La Légende du grand judo continuent à résonner à travers toute son œuvre. L’injustice sociale, la violence, la mort, la pauvreté, la fugacité de l’existence humaine sont les grands thèmes de ce cinéma que l’on retrouve dans l’adaption de la pièce de Gorki. Comment s’affirmer en tant qu’être humain ? Pourquoi est-ce que l’homme ne peut pas être heureux ? Ce sont les questions-clés que Les Bas-fonds pose et qui relie ce film avec les vingt-neuf autres fictions tournées par le cinéaste. Et, tout comme le kyōgen est un interlude comique dans une pièce du nō, la tragédie humaine au centre de maints films de Kurosawa est magistralement contrebalancée par des moments comiques, et le pessimisme par une lueur d’espoir.