[Interview] La librairie spé BD et mangas La Licorne à Aix en Provence
Journal du Japon continue ses rencontres avec les libraires entreprise à la rentrée. Pour ce 3e épisode, nous avons eu l’occasion de rencontrer Stéphane, le responsable de la librairie aixoise « La licorne », qui nous a présenté le lieu, sa vision d’une bonne librairie spécialisée et ses liens avec les évènements mangas et BD dans la ville. Plongez au cœur de cette librairie pleine de charme en plein centre ville d’Aix-en Provence.
Le projet de Licorne
Bonjour, je vous remercie d’avoir accepté cet entretien pour Journal du Japon. Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter l’histoire de la librairie La Licorne? Avez-vous participé au projet d’ouverture ?
Stéphane Nicolle : Bonjour Noémie, je m’appelle Stéphane et je suis responsable de la librairie “la Licorne” à Aix en Provence. Je n’ai pas participé au projet d’ouverture en soit mais j’ai rejoint l’aventure juste quelques temps après. Historiquement ce sont trois associés qui l’ont créé, dont Jean Christophe Follet et Patrick Almeras qui sont des entrepreneurs venant de domaines assez variés, aussi bien le BTP que l’agro alimentaire. Ils sont fans de bande-dessinée depuis qu’ils sont enfants. Tout d’abord, ils ont ouvert un magasin à Valence quelques années avant celui-ci, vers 2003-2004, et voyant que le concept de faire du mécénat et d’être chef d’entreprise leur plaisait bien là-bas, ont décidé d’ouvrir une librairie à Aix en février 2006. Au début, ils ont embauché mon prédécesseur qui avait une employée à l’époque, mais qui est parti rapidement ailleurs. J’ai donc été embauché sur son poste en juin de cette même année. Aujourd’hui, je suis gérant de ce magasin.
En tant que responsable de la librairie, quel a été votre parcours, scolaire et professionnel ?
J’ai tout d’abord étudié en faculté de philo/ socio, puis je me suis orienté par la suite vers une filière DUT métiers du livre au Havre. Je trouvais cette filière intéressante car elle permettait d’avoir un aperçu des métiers du livre en général et je n’étais pas complètement décidé de ce que je voulais faire exactement. J’ai travaillé par la suite à Paris dans un petit magasin d’occasion qui faisait tout aussi bien du neuf que du déstockage d’occasion, puis à la Fnac des Ternes en tant que vendeur livre et libraire. Cela me permettait de découvrir le métier dans une aussi grande structure. J’ai déménagé dans le sud de la France juste après pour prendre le poste de vendeur dans cette librairie.
Comment la librairie fonctionne-t-elle aujourd’hui ? Combien de personnes y travaillent et quels sont leurs rôles ?
Aujourd’hui, il y a le gérant de l’entreprise et son associé qui travaillent à Valence. Jean-Christophe FOLLET gère la société, le compte bancaire et aspects administratifs et Patrick ALMERAS gère tout l’aspect comptabilité. Moi je m’occupe de tout le reste au magasin et il y a ma collègue Aubane que j’ai embauchée pour me servir de bras droit, qui est l’intermédiaire entre moi et les deux autres collègues, Léo et Domitile. Les rôles ne sont pas définis à 100% car comme nous ne sommes pas très nombreux, il est nécessaire que chacun puisse être capable de tout faire. En général nous savons faire tous les aspects ouverture/fermeture du magasin, et pour les commandes nous nous répartissons le travail. En général, eux font une majorité de commandes de réapprovisionnement et moi je m’occupe – pour l’instant étant donné que c’est une nouvelle équipe – des nouveautés et nouveautés para BD. Ensuite je distribuerai les rôles après Noël, en fonction de où ils se sentent à l’aise pour que je puisse me consacrer à d’autres choses : publicités, événementiel, etc..
Est ce que vous avez des liens avec des bibliothèques d’Aix en Provence?
Nous avons longtemps travaillé avec des bibliothèques périphériques d’Aix en Provence, et de très gros CE, notamment des grosses boîtes d’ingénieurs avec qui nous aimons beaucoup travailler. Nous avons également des liens avec beaucoup de collèges et enfin avons travaillé avec la bibliothèque régionale Les Carmes à Pertuis sur le fond BD, mais c’est également à ce moment-là que nous avons vu nos limites car il est difficile de gérer la librairie tout en traitant les grosses commandes.
Il existe plusieurs librairies de bande dessinées qui s’appellent elles aussi “La licorne”. Ont-elles un lien entre elles ?
Il y a celle de Valence, nous et La licorne à Avignon, qui elle était à l’origine un magasin de BD d’occasion puis nos patrons ont investi dedans. Chacun est géré par un responsable de magasin indépendamment, le seul point commun étant le nom et les créateurs et financiers.
À première vue, la librairie vend en grande majorité des bande dessinées, comics et mangas. Proposez-vous également d’autres types d’ouvrages?
Longtemps avant l’inondation qui nous avait obligés de fermer l’accès du sous-sol au public, nous avions proposé des livres d’occasion, du jeu de rôle, un peu de roman d’appoint qui était en rapport avec les univers BD ou JDR, et des artbooks en fonction des univers.
À quoi ça sert une (bonne) librairie ?
À l’heure où on lit pas mal en ligne, pourquoi se lancer dans l’ouverture d’une librairie ?
Je peux difficilement répondre à la question étant donné que je n’ai pas participé à l’ouverture ni à l’opération de départ. Cependant, à l’origine ce sont des personnes qui ont monté une librairie dite “ à l’ancienne” tout comme son nom, puisqu’il fait référence au titre de l’album d’Hergé Tintin et le secret de la Licorne.
Le manga était déjà là mais c’était une part minimum, un produit d’appoint en plus des rayons spécialisés BD. Cela a complètement changé ces dix dernières années. Il n’y avait pas de logique de scantrad franco-belge car cela reste quelque chose d’assez inconfortable à lire et cela met à disposition tout un tas de fichiers numériques qui alimentent leurs concurrents comme le piratage torrent. À l’ouverture du magasin, cette question ne se posait donc pas particulièrement. Maintenant sur le manga, où il y a effectivement un lectorat qui y est habitué, je ferais tout de même la même remarque que pour le mp3 : en discutant avec des clients, les plus gros amateurs de scantrad sont les plus gros acheteurs de mangas : ils en lisent des centaines et oui ils en achètent 20 sur les 100 car leur budget ne permet pas d’acheter tous ceux qu’ils lisent.
En terme de comparaison, je trouve que l’anime fait plus concurrence au manga papier, même si en même temps, il lui fait de la publicité notamment quand il y a une première saison qui marche très bien. Ceux et celles qui ont aimé ne veulent pas attendre la deuxième saison et achètent la suite en manga. Par ailleurs, je pense à beaucoup de villes comme Aix où le mètre carré coûte très cher et où les lecteurs ne peuvent pas se permettre d’acheter tous les mangas qu’ils souhaitent, par manque de place. Je pense aussi que c’est grâce aux scantrad qu’il y a eu autant de lectorat. Par exemple, Solo leveling a d’abord été connu sur internet et je pense qu’il n’aurait jamais été aussi bien vendu que s’ il n’avait pas existé depuis dix ans. Il y a encore du monde qui s’offusque de la place que prend le manga, mais la plupart qui étaient déjà éclectiques à la base ont compris qu’une des chances que nous avons en France, c’est notre ouverture culturelle.
On dit souvent que l’on va en librairie plutôt que de commander en ligne pour le contact humain : c’est quoi un bon libraire au final ?
Plein de choses ! Il y a un sens de l’accueil et de la communication avec les gens qui est prépondérant : il arrive à un moment où les personnes sont saturées des vendeurs qui ne cherchent qu’à faire des ventes, comme nous pouvons le voir dans les magasins de vêtements. Ils ont perdu le rapport au vendeur “conseiller” et ce pour deux raisons : nous avons l’impression que ce dernier est avant tout très intéressé par la vente du produit du moment qui avait fait la plus grosse communication. Là on retrouve des vendeurs d’ordinateurs “populaires”. D’autre part on a remplacé le vendeur conseil par l’avis du client, et le e-business a fait son beurre sur le fait que l’on rend autonome les produits. En librairie nous pouvons encore faire vivre ce côté conseil.
Cela est compliqué d’aller sur internet et de demander “j’aime tel livre, que me conseillerais-tu ?” car cela demande beaucoup de lecture mais c’est quelque chose que l’on peut faire, de parler de lecteur à lecteur. Personne ne peut tout lire bien sûr, donc nous échangeons régulièrement autour des titres que nous avons aimé entre vendeurs et essayons de se répartir les genres et publications pour gagner du temps et ainsi organiser notre travail.
Justement, si un client rentre dans la librairie et cherche des recommandations en mangas et souhaite découvrir deux ou trois titres. Que lui conseillerez-vous?
Je dirais que cela dépend de la typologie du client : s’il vient de la bande dessinée franco belge je lui conseillerai Jirô TANIGUCHI ou Naoki URAZAWA bien sûr. Sinon j’aime beaucoup le travail des éditions Ki-oon de manière générale car je trouve que les auteurs comme Tsutsui font des thrillers sur des questions de société récentes. Je trouve cela très intéressant et je me dis que cela touche forcément les autres. Ou alors, pour ceux qui souhaitent un manga, je me demande comment eux ont décidé de s’y intéresser et de comprendre leurs attentes afin qu’ils ne soient pas déçus. Ensuite, je me permets de prendre des risques un peu plus tard. Je trouve que nous ne sommes pas là pour imposer nos goûts mais de faire plaisir aux gens. Par exemple, si c’est quelqu’un qui a une culture Ghibli, je lui conseillerai sûrement La légende d’Amo, chasseuse de dieux de Nobuaki TADANO aux éditions Mangetsu que je conseille à tout fan de Princesse Mononoke. Sinon, je demande ce qu’il aime en série à la télé et à partir de là on choisira un genre et le meilleur dans ce genre-là. Mais je ne lui enverrai pas vers tel ou tel titre sans réfléchir, même si il est en vogue.
Ligne éditoriale et public
Quelle est la ligne éditoriale de la librairie ? Quel équilibre entre les segments manga, comic, bd, etc. ?
C’est un métier où nous choisissons beaucoup au feeling. Nou avons une connaissance de notre type de lectorat lorsque cela fait un moment que nous travaillons au même endroit et essayons de ne pas aller vers ce que j’appelle de la “ librairie généraliste”. Il y a la librairie Goulard à côté donc cela n’aurait pas énormément de sens. Les mangas où les titres sont très pointus et parlent à des personnes très passionnés, je les laisse à mon collègue de la librairie Rêve de manga également. D’autre part, le manga d’InoxTag nous l’avons commandé à l’aveugle en sachant uniquement que c’était un gros influenceur. Il y a aussi des produits que nous prenons indépendamment de la qualité de l’ouvrage : la popularité est telle que nous savons qu’il se vendrait bien.
Concernant la ligne éditoriale, je m’aperçois que c’est cyclique : par exemple, si une personne publie une bande dessinée sur le thème des pirates qui marche bien, tous les éditeurs vont ressortir des projets sur le même thème. Puis cela s’épuise et nous passons au western, au polar… cela est très vrai dans le franco belge. Sur le manga, cela commence à se produire maintenant que le manga a une certaine histoire mais dans l’ensemble, ce qui marche est ce qui cartonne en anime. Nous essayons d’avoir le maximum de diversité mais la question que nous allons nous poser sera plutôt sur la quantité que nous allons commander.
Y a-t-il un profil de public ?
En bande dessinée, de moins en moins. Il y a des années, il y avait les amateurs de bande dessinée franco-belge qui lisaient quand ils étaient enfants et peuvent se permettre avec les années d’acheter de beaux tirages et de l’autre côté un profil plus jeune que nous appelions grossièrement les “geeks”. Mais la bande dessinée a explosé et elle est le second secteur éditorial de France. Donc aujourd’hui il y a des publics de plus en plus variés. La difficulté pour la librairie spécialisée est de pouvoir accueillir tout le monde et de les faire cohabiter car c’est important pour les lecteurs de retrouver une communauté.
Evènements et rencontres : la vie de la Licorne
Dernièrement, vous avez organisé des événements en partenariat avec des maisons d’éditions comme les nuits One piece avec Glénat Manga ou encore Spy X family avec les éditions Kurokawa. Comment les avez-vous organisés et comment se sont-ils déroulés?
Pour la nuit One piece c’est à l’initiative de l’éditeur Glénat qui offre toute l’infrastructure de communication internet, la logistique, la livraison de goodies, de livres.. La spécificité que nous avons à Aix c’est que nous avons le festival de bande dessinée “ 9e art” où nous avions fait au départ avec les librairies Goulard, Provence et Album. Les deux premières années où nous avions fait cela, nous avions fait chacun dans notre coin avec dix auteurs par librairie. Nous nous sommes dit que ce serait mieux de faire tout en commun et partager les bénéfices, ce que nous appelons “ la librairie commune”. Cela fonctionnait très bien pendant le festival et nous avons choisi de faire la même chose pendant la nuit One piece. Nous avons tout organisé au bar à jeux aixois “ le platô bar” qui s’occupaient de la restauration, de l’accueil, fournissent le lieu, puis avec les autres librairies qui ont participé au projet avec nous, la Bédérie et rêve de manga nous avons coupé les bénéfices en trois. Les deux premières années ont très bien marché, il y avait beaucoup de familles dont des parents qui accompagnaient leurs enfants trop jeunes pour venir seuls. Cependant, nous avons choisi de ne pas le faire pour les événements Spy X family, déjà parce que cela était organisé en journée, n’allait pas déplacer autant de monde que One Piece mais aussi parce que le livre serait disponible le lendemain.
Vous organisez également des dédicaces et rencontres. Comment cela se passe-t-il?
De temps en temps, c’est à l’initiative d’éditeurs lorsque les auteurs sont en tournée. Nous pouvons aussi avoir un coup de coeur et faire les démarches nous mêmes en contactant directement les éditeurs ou les auteurs.Nous avons plus de difficultés qu’autrefois pour organiser des dédicaces pour être honnête, car cela est compliqué vis à vis des emplois du temps et jusqu’à récemment, il était rare qu’ils soient rémunérés pendant ces séances. Aujourd’hui nous faisons attention mais au détriment des gains des petites librairies. Ce sont donc plus des auteurs locaux qui viennent. Concernant les mangakas, Il y a des années, au début du lancement de Ki-oon, nous avons pu inviter Tetsuya TSUTSUI qui travaille chez eux et ne produit que pour la France. Il était venu dédicacer Prophecy. Avec notre festival manga Aix’Po, nous essayons de lancer des invitations mais ce n’est pas simple donc ce sera plus dans un premier temps des auteurs européens. Des auteurs américains sont venus sinon. Mais à organiser, il faut avoir une tierce personne à part entière qui s’en occupe car c’est beaucoup de travail évidememnt.
A Aix en Provence, le festival “ rencontres du 9e Art” met en avant, comme son nom l’indique, la bande dessinée. Vous, en collaboration avec les librairies aixoises “ la bédérie” et Goulard” y avez participé. Pouvez-vous nous en parler?
C’est un festival élaboré en grande partie par l’office du tourisme et le directeur artistique Serge DARPEIX. Il a une capacité de travail impressionnante et toutes les expositions lui-même sont d’une très grande qualité. Ce sont eux qui souvent suggéraient d’inviter des auteurs en fonction des expositions créées, puis nous organisons la partie vente de livres dans la librairie unique à la bibliothèque Méjeanes. Nous l’avons refait au collège des prêcheurs. Ce qui est intéressant c’est que nous ne sommes pas en concurrence avec les autres libraires et travaillons entre collègues. Cette librairie commune permet de participer à des événements tout en gardant la boutique ouverte. Le festival 9e Art est un très beau projet, gratuit et accessible à tous et nous espérons pouvoir y re participer!
Pour finir, 2023 a été l’année d’un ralentissement pour le manga, d’un atterrissage après une énorme vague, quel bilan pour 2024 ? Quels succès, pour l’année et, plus personnellement, quels ont été vos derniers coups de cœur?
La même chose. Nous avons le même angle d’attaque et visiblement au niveau national également. Cela fluctue en fonction des anime mais il y a eu une conjonction désastreuse d’événements entre le confinement qui a rapproché les communautés, permis aussi de binge watcher les anime, le pass culture en France.. qui ont fait que quand on a déconfiné c’était la folie en mangas comme en bande dessinée ( et aussi en new romance) ! Mais ce phénomène-là s’est tassé et le budget loisirs s’est rétrécit. Aussi le pass culture n’a plus le même pic qu’au début. Le côté communautaire s’est aussi réparti je pense et les personnes se sont mis à s’intéresser à autre chose. La hausse du coût de la vie a joué bien sûr!
Une de deux meilleures ventes BD de l’année et de Noël: le manga d’Inoxtag. Il ya eu moins de grosse sorties en 2024 mais en autre succès, Jujutsu Kaisen avec son anime domine les ventes. Mais même une institution comme Dragon ball avec Dragon ball super domine les ventes. En fin d’année dernière il y avait Le voyage de Shuna de MIYAZAKI mais sinon il n’y a pas eu de grosses nouveautés à succès. Solo Leveling reste une très bonne vente mais même lui perd du terrain car c’est une série, à 14 euros par tome et en plus aps de nouvelle saison d’anime. En shojô, il n’y a pas de nouveau succès mais cela fait des années, je pense que le public s’intéresse plus à la new romance, grâce aux réseaux sociaux notamment.
En coups de coeur, j’ai adoré la série Dragon hunt tribe de Shiro KUROI , La légende d’Amo chez les éditions Mangetsu, Neeting life de Tetsuya TSUTSUI également, un shojô Make up with mud de YOSIKAZU/Yoshikazu chez les éditions Meian.
Merci beaucoup à Stéphane de m’avoir chaleureusement accueillie et accepté de réaliser cet entretien! Si vous voulez en savoir plus sur les activités de La Licorne, vous pouvez les suivre sur Facebook et Instagram.
Lien vers le festival bande dessinée Les rencontres du 9e Art ici
Lien vers le festival Manga Aix’Po dont la prochaine session aura lieu le 2 et 3 mai 2025 ici.