Totto-chan, la petite fille à la fenêtre : l’animation made in Shin-Ei [rencontre avec le réalisateur Shinnosuke Yakuwa]

A la fois envahisseur cruel dans le Pacifique et victime des bombardements alliés sur son territoire, le Japon est encore aujourd’hui hanté par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. La fiction se présente comme un lieu privilégié pour ce travail de mémoire et l’animation n’échappe pas à ces préoccupations : la simple mention du Tombeau des lucioles de Isao TAKAHATA réveille sûrement des souvenirs émus chez de nombreux spectateurs en France.

Totto-chan, la petite fille à la fenêtre de Shinnosuke YAKUWA propose d’explorer une nouvelle fois le quotidien japonais de la Seconde Guerre mondiale. Le point de vue diffère cependant du film de Takahata : Yakuwa se concentre sur le quotidien d’une famille bourgeoise de la capitale. Premier long-métrage du réalisateur hors de la série des Doraemon, lauréats de nombreux prix au Japon et primé au festival d’animation d’Annecy (prix Paul Grimault), Totto-chan, la petite fille à la fenêtre est le film d’animation immanquable de début 2025.

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Totto : Une enfance pas comme les autres

Quotidien(s) de la guerre

Tokyo, début des années 1940. Tetsuko, que tout le monde appelle Totto-Chan, est une petite fille pleine de vie qui mène la vie dure à son institutrice, qui finit par la renvoyer. Ses parents décident de l’inscrire à Tomoe, une école pas comme les autres où de vieux wagons font office de salles de classe. Son directeur y met l’accent sur l’indépendance et la créativité des enfants. Tandis que la Japon s’enfonce dans la guerre, Totto-Chan va découvrir que les petites expériences de la vie sont plus importantes que les leçons. (Résumé Eurozoom)

Totto-chan, la petite fille à la fenêtre (Totto-chan) est avant tout un film tranche de vie centré autour du quotidien de son personnage éponyme. Il ne s’agit pas d’une histoire originale mais de l’adaptation d’un roman japonais au succès mondial du même nom écrit par Tetsuko KUROYANAGI, personnalité célèbre de la télévision japonaise… Tetsuko ? Comme la petite fille à la fenêtre ? Totto-chan est en effet un récit autobiographie de Tetsuko Kuroyanagi sur sa jeunesse dans l’école Tomoe, dirigé par un certain Sôsaku KOBAYASHI, enseignant précurseur de l’éducation rythmique, pédagogie développé en Suisse par Emile Jacques-Dalcroze…

Tout comme le roman qu’il adapte, le film de Shinnosuke Yakuwa souhaite s’inscrire dans la réalité historique du Japon de la guerre. Pourtant, en prenant comme sujet la jeune Totto, et par extension ses camarades de classe de l’école Tomoe, Yakuwa donne un nouveau point de vue sur les années sombres du Japon. Totto est une enfant qui n’a pas les mêmes préoccupations que la jeune mariée de Dans un recoin de ce monde et ne vit pas dans la misère comme le duo tragique du Tombeau des lucioles. Dans l’école Tomoe, tout n’est pas sombre : Totto voit la vie en couleur (ce qui lui vaut parfois des ennuis) et la galerie d’enfants « pas comme les autres » couplée à l’enthousiasme des professeurs témoignent d’un Japon progressiste et ouvert, bien loin de l’identité virile et militariste de « l’Empire du Grand Japon ».

Les réalités du Japon de la guerre

Mais les milieux aisés renferment eux aussi leur lot de tragédie, et l’enfance de Totto, comme beaucoup d’autres, est ponctuée d’épreuves et, parfois, de deuils. Yakuwa a choisi de placer la relation entre Totto et son camarade de classe Yasuaki au centre des épisodes du quotidien de film. Yasuaki est un jeune enfant atteint de la poliomyélite (surtout connue sous son diminutif « polio ») qui le prive de la mobilité d’une de ses jambes. A travers sa relation avec Yasuaki, Totto, hyperactive et turbulente, apprendra à comprendre les complexes de son camarade et l’aidera à trouver de la joie dans le jeu et l’amitié.

Les années passant, l’ombre de la guerre grandit jusqu’à atteindre les milieux les plus privilégiés de la société tokyoïte. La partie finale de Totto-chan montre de quelle manière l’autorité du régime militariste japonais s’étend et influe le quotidien de la famille de Totto. Au travail de reconstitution historique de l’école Tomoe, vient donc s’ajouter une nouvelle dimension : celui de la (haute) société japonaise qui voit ses libertés et ses idéaux réprimés par le régime. C’est alors aussi bien le directeur Kobayashi, pédagogue précurseur, que le père de Totto, violoniste, qui se voient obligé de supporter l’effort militaire et d’abandonner leur principe pour ne pas être arrêtés par la police militaire.

Shinnosuke Yakuwa : l’école Shin-Ei Animation

Le studio derrière Doraemon et Shin-chan

Totto-chan est le premier projet de film initié par Shinnosuke Yakuwa au sein du studio Shin-Ei Animation. Nous laissons le réalisateur vous expliquer en détail son parcours jusqu’à la réalisation, mais une présentation de Shin-Ei Animation, studio méconnu mais pourtant majeur de l’animation japonaise, s’impose. Shin-Ei Animation naît du studio A Production, filiale de Tôkyô Movie Shinsha qui a accueilli de grands talents de l’animation au début des années 70 (entre autre : Hayao Miyazaki, Isao Takahata, Yasuo Ôtsuka, …). En 1976, A Production devient indépendante et se renomme Shin-Ei Animation (« Ei », étant la prononciation japonaise phonétique de « A » basée sur l’anglais).

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Le Dinosaure de Nobita par Hiroshi Fukutomi ©Fujiko Fujio

Le studio débute en 1979 l’adaptation qui le rendra célèbre et qu’il poursuit encore aujourd’hui : le mythique Doraemon de Fujiko F. Fujio. Le studio se spécialise notament dans les adaptations d’œuvres du duo légendaire comme Kaibutsu-kun (Fujiko Fujio A.) ou Q-Tarô, sans s’interdire des adaptations d’autres succès du manga pour enfant comme Game Center Arashi. 1992 marque le début de l’adaptation du manga Shin-chan en dessin animé qui, tout comme Doraemon après un renouvellement en 2005, est toujours en cours aujourd’hui. Shin-Ei Animation, c’est donc avant tout des séries fleuves à destination des enfants avec des personnages devenus mascottes de l’animation japonaise à l’internationale.

En addition à la télévision, Shin-Ei Animation a rencontré, et rencontre toujours, un succès inédit dans les salles obscures, notamment grâce aux adaptations de Doraemon et Shin-chan soutenues par Tôhô. Pour Doraemon, c’est un film tous les ans, sauf cas de force majeur (la crise du corona virus) depuis 1980. En 1980, Doraemon – Le dinosaure de Nobita, est le premier film d’animation au box office (4ème des films japonais) avec une recette de distribution de 1,5 milliard de yens. Encore aujourd’hui, les films Doraemon côtoient systématiquement le top 10 des meilleurs recettes box office du cinéma Japon. Même phénomène du côté de Shin-chan avec un film par an depuis 1993 et un succès populaire similaire à celui de Doraemon.

Une fabrique de jeunes talents

Le succès populaire et pérenne des productions de Shi-Ei Animation est un premier exploit du studio. Présentée de la sorte, la production presque industrielle des films Shin-chan et Doraemon peut inquiéter quant à la qualité des long-métrages. Pourtant, la Shin-Ei Animation est également une usine à talent, et bien que les films présentent des histoires abordables pour toute la famille, ils surprennent souvent par la qualité de leur animation et leur originalité formelle.

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Remake de 2006 du Dinosaure de Nobita par Ayumu Watanabe ©Fujiko Fujio

Il serait trop long de citer l’ensemble des réalisateurs et animateurs contemporains majeurs ayant appris ou étant passés, à une période, à l’école Shin-Ei Animation : Masaaki YUASA (Inu-Oh, Devilman Crybaby, …), Takashi KOJIMA (superviseur de l’animation sur The Colors Within, Heikei Monogatari), Keiichi HARA (Colorful, Un Eté avec Coo), Ayumu WATANABE (Les Enfants de la Mer, Nikuko, …), Yôko KUNO (Anzu, chat-fantôme), … La force de frappe commerciale d’icône comme Shin-chan et Doraemon et leur histoire simple à formule donnent un cadre pour le développement des futurs talents de l’animation.

Après avoir participé à la réalisation d’épisode de la série Doraemon, puis de trois films de la franchise (2014, 2016, 2019), Shinnosuke Yakuwa est un nouveau réalisateur issu tout droit du système de formation de Shin-Ei Animation. Comme le studio l’avait fait pour Un Eté avec Coo de Keiichi Hara en 2007, Shin-Ei Animation a laissé carte blanche à Shinnosuke Yakuwa pour un projet de film d’animation originale, cette fois-ci encore adapté d’un roman jeunesse. Si Shin-Ei Animation explore de nouveaux terrains, le studio reste attaché à la production de film pour toute la famille, et Totto-chan, la petite fille à la fenêtre ne déroge pas à la règle. Mais qui de mieux pour en parler que son réalisateur, qui nous a fait l’honneur de répondre à nos questions lors du festival du film d’animation d’Annecy l’été dernier.

Rencontre avec Shinnosuke Yakuwa autour de Totto-chan, la petite fille à la fenêtre

Adapter un roman pas comme les autres = faire un film pas comme les autres

Tout d’abord, merci beaucoup d’avoir accepter cette interview. Avant de parler du film, est-ce votre première venue à Annecy ? Qu’est-ce que vous pensez de l’ambiance du festival ?

Oui c’est la première fois que je viens. Du point de vue du Japon, comme il n’y a pas vraiment de festivals qui se concentrent à ce point sur l’animation et avec autant de monde qui y participe, ça me rend heureux, mais c’est aussi très étrange.

Shinnosuke Yakuwa
Le réalisateur Shinnosuke Yakuwa ©Eurozoom

Je suis déjà venu en France avec ma famille quand j’étais lycéen. L’image que je me fais du pays est maintenant différente comparée à mon premier voyage. A l’époque j’étais allé à Paris, mais cette fois à Annecy la ville et les personnes sont bien plus douces, ce qui me fait encore plus apprécier la France.

Est-ce vous qui êtes à la base du projet de Totto-chan ? Pourquoi avoir choisi un roman qui a plus de 40 ans comme œuvre à adapter ?

Oui, c’est moi qui suis à la base du projet du film. Il a débuté en 2016, alors que la guerre civile en Syrie s’intensifiait, et j’ai vu à la télé ou dans les journaux que des enfants en étaient victimes. En plus de cela, au Japon dans la ville de Sagamihara, il y a eu une affaire où de nombreuses personnes résidant dans un établissement pour personnes handicapées ont été blessées ou tuées. Ces deux événements m’ont beaucoup marqué. C’était juste avant que je n’ai moi-même un enfant, et je souhaitais que quand il naisse, la société soit un peu plus heureuse. C’est avec ces sentiments que j’ai commencé le projet du film.

En tant que réalisateur de film d’animation, j’ai réfléchi à ce que je pouvais faire envers la société, et plus qu’un divertissement rempli de magie ou d’aventures, j’ai souhaité faire une œuvre qui permettrait aux spectateurs de se figurer la société dans laquelle il vit. De ce point de départ, quand je réfléchissais une œuvre sur laquelle baser mon film, Totto-chan, la petite fille à la fenêtre de Tetsuko Kuroyanagi, s’est rapidement imposé comme le roman qui réunissait toutes mes préoccupations : le roman se déroule pendant la guerre au Japon, et un garçon atteint de la polio y apparait. Je l’ai donc choisi car je pensais pouvoir traiter l’entièreté des thèmes que j’évoquais plus tôt.

Aviez-vous déjà lu le roman lorsque vous étiez enfant ?

Non, je l’ai lu pour la première fois lorsque je recherchais une œuvre à adapter. Mais c’est vrai qu’il était toujours présent dans les salles de classes lors de ma scolarité dans les années 80, et je pense que beaucoup de personnes l’ont lu.

Le début du projet remonte à 2016 mais le film est sorti en 2023 au Japon. Pourquoi la production a-t-elle pris environ sept ans ?

Une des raisons est que je devais réaliser entre temps un film Doraemon. J’ai fini de travailler sur ce film en 2019, et nous avons commencé à travailler sur le scénario de Totto-chan. Comme nous ne sommes pas des experts de cette période, nous avions prévu de faire le scénario, le character-design et la recherche de documents pendant un an. Le début de l’animation était à l’origine fixé pour la seconde moitié de 2020. Mais après avoir fini le scénario, nous avons passé beaucoup de temps, pendant six mois environ, à dessiner des imageboard avec une équipe réduite d’environ trois personnes. Après les imageboard c’était au tour des designs pour les décors. Les bâtiments ne sont aujourd’hui évidemment plus les mêmes alors il a fallu concevoir les designs avec attention. Pendant ce temps, j’ai commencé à dessiner le storyboard. L’animation a débuté en 2021. De là, ça nous a pris deux ans pour faire le film.

Shin-Ei Animation est un studio qui tous les ans produit deux films : un Doraemon et un Shin-chan. Par conséquent, il est inévitable et fréquent que l’on soit en manque d’animateurs. En plus de ça, il y avait Totto-chan et Anzu chat-fantôme, beaucoup de films étaient en cours. Le personnel travaillait six mois sur Doraemon puis les six prochains sur Totto-chan, et pendant les vérifications et corrections, il se remettait à travailler sur Doraemon entre temps. L’entreprise a travaillé à pleine vitesse pendant plusieurs années.

Il parait que les attentes de Tetsuko Kuroyanagi sont particulièrement élevées concernant les adaptations de son livre. De quelle manière était-elle impliquée dans la production du film ?

Elle n’avait pas forcément de demandes précises, mais elle était attentive à la production depuis l’élaboration de l’intrigue. Elle nous indiquait parfois quand un événement de l’intrigue différait de la réalité, mais pas dans le but que l’intrigue soit corrigée en son sens, juste pour nous indiquer les faits réels. C’était à nous de faire notre choix ensuite.

Tetsuko Kuroyanagi
Tetsuko Kuroyanagi lors de son entrée à la NHK dans les années 50 ©Tetsuko Kuroyanagi sur Instagram

Mme Kuroyanagi est quelqu’un de très sensible à la mode, et j’ai le sentiment qu’elle a particulièrement été attentive aux visuels, que ce soit les vêtements des personnages ou bien les coupes de cheveux.

J’ai lu qu’elle était particulièrement soucieuse quant à la représentation du personnage du principal de l’école, M. Kobayashi. A-t-elle eu des demandes particulières sur son character-design dans le film ?

Concernant M. Kobayashi, elle nous a dit que, bien qu’il soit le principal d’une école pour les familles plutôt aisées de Tôkyô, il ne fallait pas en faire un personnage citadin mais plutôt lui donner l’image d’un gentil papi de la campagne. Après, il manque une dent de devant à M. Kobayashi, et elle nous a demandé de le dessiner comme tel. Elle était attentive à ce qu’on lui donne une impression chaleureuse et accueillante.

Avait-elle des demandes similaires sur les autres personnages ?

Oui, elle était attentive à Totto, son père et sa mère. Totto et elle sont la même personne donc c’est évident, mais par exemple par rapport au ruban, elle nous a dit qu’elle ne portait pas de rubans jaunes et nous a demandé de pas utiliser cette couleur en particulier. Ses parents sont de très jolies personnes, avec de beaux visages. Nous les avons dessinés en nous basant sur des photos d’époque.

C’est un peu différent du visuel, mais il y a aussi les mouvements de Yasuaki, atteint par la polio. C’était pour nous le plus important, et c’était aussi très difficile. Dans un premier temps j’ai fait une demande auprès d’une organisation d’anciens malades de la polio qui se nomme au Japon Polio no Kai, et ils ont accepté de nous montrer comment ils marchaient ainsi que d’autres mouvements. A partir de là, nous avons pu dessiner la démarche de Yasuaki. L’autrice, Tetsuko, a ensuite donné son accord, et l’adaptation en film du roman a été officialisée. Elle nous a dit que ce qui lui tenait le plus à cœur c’était que, si des personnes atteintes ou anciennement atteintes venaient à voir le film, il ne fallait pas qu’elles se sentent offensées. J’y ai alors prêté une grande attention lors de la réalisation.

Un acteur vedette, Kôji YAKUSHO, prête sa voix au principal de l’école, M. Koboyashi. Ses rôles en film d’animation sont rares : pouvez-vous nous expliquer comment il est venu à participer au film ?

J’ai su dès l’étape du scénario que mon film n’allait pas être dans les mêmes codes ou la manière de jouer exagérée des anime habituels. C’est le cas aussi bien pour le mouvement des personnages que pour le jeu des comédiens. Les comédiens de doublages sont évidemment des professionnels doués dans leur domaine, mais le rendu de leur jeu aurait été différent de ce que je souhaitais, et si possible je cherchais un comédien de cinéma live qui serait non seulement jouer la sympathie du personnage, mais aussi ses convictions qui touchent parfois presque à la folie. J’ai réalisé qu’au Japon, il n’y avait que M. Yakusho qui pouvait tenir un rôle pareil.

L’équipe du film avait déjà vu beaucoup de ses films donc personne ne s’y est opposé, et je lui ai fait une offre. Je ne savais pas si il allait accepté ou non, mais je lui ai écrit une lettre, puis il a lu le scénario. Finalement il a accepté, et je pense que sa décision a motivé les autres acteurs à participer au film comme Shun OGURI ou An. La présence de M. Yakusho nous a été d’une grande aide.

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Totto et le principal M. Kobayashi ©Shin-Ei et Tetsuko Kuroyanagi

L’avant Totto-chan : l’apprentissage du film d’animation à Shin-Ei Animation

J’aimerais revenir maintenant au début de votre carrière. Pourquoi avoir choisi de rentrer à Shin-Ei Animation, studio auquel vous appartenez toujours aujourd’hui ?

C’était quand la série Doraemon changeait ses comédiens de doublage pour une sorte de reboot de la série : Shin-Ei Animation était en plein recrutement. J’aimais le cinéma, mais, devenu adulte, je ne regardais plus beaucoup de dessins animés, et je savais encore moins comment on les fabriquait. J’ai donc visionné les films de Shin-ei Animation en me demandant si l’on pouvait aussi faire des films grâce au dessin animé. J’ai vu aussi bien les films Doraemon que les films Shin-chan, et en voyant le film Shin-chan réalisé par Keiichi Hara, j’ai réalisé que l’on pouvait faire des personnage plein d’humanité, même en animation. Après quoi, j’ai répondu à l’offre d’emploi de Shin-Ei Animation.

Keiichi Hara est-il devenu comme un professeur pour vous une fois que vous êtes entré dans l’entreprise ?

Non, ça ne s’est pas passé comme ça. Comme l’entreprise recrutait du personnel pour Doraemon, je suis entré dans l’équipe de cette série et pas celle de Shin-chan. J’ai commencé en tant qu’assistant de production sous la supervision de la productrice Rena TAKAHASHI. C’est Ayumu Watanabe, qui réalisait des films Doraemon, qui m’a appris le métier de réalisateur. Il lisait les essais de storyboard que je faisais et me donnait ses conseils. Grâce à ça, j’ai pu entrer dans le département de mise en scène.

Concernant M. Hara, je n’ai eu qu’une discussion avec lui dans l’entreprise. C’était lorsqu’il est venu dire qu’il démissionnait. Plusieurs années plus tard, quand je réalisais des films Doraemon, j’ai eu l’occasion de prendre un verre avec lui, et, en tant que fan de son travail, je lui ai posé beaucoup de questions.

Qu’est-ce que vous appréciez dans les films de Keiichi Hara ?

Dans ses films Shin-chan L’Empire des adultes (2001) et Les Provinces en guerre (2002) m’ont beaucoup touché, mais au sein de l’ensemble de ses films d’animation, c’est sûrement Un Eté avec Coo que j’aime le plus.

La Route de départ de Keiichi Hara ©Shôchiku

En dehors, M. Hara a également tourné La route de départ (2013), un film en prise de vue réelle sur la jeunesse du réalisateur Keisuke KINOSHITA. Le rôle principal est tenu par l’acteur Ryô KATÔ. Je trouve ce film vraiment superbe.

Durant la guerre, Kinoshita a tourné un film du nom de L’Armée de Terre (1944) où, lors de la scène finale, une mère décide de ne pas se rendre à la cérémonie de départ de son fils mais se retrouve tout de même à sortir de sa maison, comme si elle était guidée par les voix de la foule. Elle poursuit les soldats et retrouve finalement son fils. Les autres personnes sont souriantes et brandissent les drapeaux du Japon ; seule la mère, inquiète pour la vie de son fils, porte un air triste en lui disant au revoir. Ce passage n’a pas été apprécié par l’armée de terre japonaise car, selon eux, il troublait l’ordre de la nation. Ils ont donc commencé à surveiller Kinoshita qui a dû quitter Shôchiku (NDT : importante société de production japonaise)

Le film de M. Hara raconte ce qu’il s’est passé après la démission de Kinoshita. Il retransmet à merveille les conflits que pouvait alors ressentir le réalisateur, ce qui m’a beaucoup touché.

Votre première réalisation est un remake d’un film Doraemon : comment vous êtes-vous positionné par rapport à l’œuvre originale de la création du remake ?

Le manga original a été créé par Fujiko F. Fujio, qui est malheureusement décédé. C’était donc le seul support qui me permettait de communiquer avec F. Fujio : j’ai étudié chaque case en imaginant les intentions qu’il voulait transmettre.

A l’inverse, j’ai fait en sorte de ne pas revoir l’ancienne version que ma génération a regardée en étant enfant. J’ai fait le film comme si le manga était adapté pour la première fois.

Totto-chan est également tiré d’une œuvre originale : le processus d’adaptation était-il le même que pour Doraemon ?

Non c’était vraiment différent. Si on commence par le scénario, le roman original est comme un recueil d’histoires qui trouvent toutes leur conclusion sans forcément de lien entre elles. Un peu comme un journal intime si vous voulez. Nous avons dû au départ réfléchir à comment réunir toutes ces histoires en une. Nous avons fait le choix d’en faire le récit d’apprentissage d’une jeune fille à travers les scènes avec son ami Yasuaki.

Ensuite, il a été nécessaire de mener beaucoup de recherches que ce soit pour créer les modèles des personnages ou ceux de la ville d’époque. Cela allait des vêtements des personnages à la structure des toilettes et c’était vraiment difficile de comprendre la vie quotidienne à Tôkyô 80 ans en arrière.

Sur quels types de documents vous êtes-vous basé pour vos recherches ?

Pour les kimonos par exemple, nous avons fait appel à une personne qui connaît la manière de les enfiler. Elle nous a fait une démonstration et nous avons pris note pour les références d’animation. C’est impossible pour les animateurs de dessiner véritablement la forme des manches ou bien les arrangements complexes de la ceinture sans les avoir sous les yeux.

Pour ce qui est des personnes de Polio no Kai, nous avons fait ensemble une excursion au mont Takao près de Tôkyô. Nous avons été attentifs à leur manière de traîner leur jambe et à leur rapport avec les personnes valides. Par exemple, nous avons fait l’ascension par un chemin détourné assez dangereux car plein de bosses. Les personnes de Polio no Kai ont choisi ce chemin étroit car elles ne voulaient pas gêner les marcheurs valides qui prenaient le chemin principal. J’ai réalisé ainsi le comportement de ces personnes qui ont eu la Polio il y a des dizaines d’années puis vécu avec ces conséquences depuis l’enfance, et je l’ai transmise dans la relation entre Yasuaki et sa mère.

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Totto et Yasuaki ©Shin-Ei et Tetsuko Kuroyanagi

Pour ce qui est des décors, quels étaient les documents de référence ?

Au départ, nous avons rassemblé les coupures de journaux de l’époque ou des archives publiques dans des bibliothèques. Mais il y avait comme un écart entre les photos et les articles d’époques. Par exemple, vers 1941 ou 1942, le gouvernement a donné pour consigne de porter l’uniforme citoyen mais personne ne le porte sur les photos. C’est en réalité vers 1944, à partir des bombardements aériens et du moment où on ne pouvait plus acheter de vêtements, que les japonais commencent à le porter. En bref, il y a une différence entre ce que rapportent les journaux et l’état réel de la ville.

Après avoir compris ceci, nous nous sommes intéressés aux écrits personnels. J’ai fait en sorte d’en lire en quantité, car ces archives écrites par des individus me permettaient de mieux saisir l’époque. Par exemple, j’ai lu des journaux intimes de jeunes filles qui allaient dans des écoles privées comme Totto. Ces documents me permettaient de comprendre la manière dont l’esprit d’un enfant était touché après le début de la guerre.

Il y a quatre scènes qui laissent une forte impression dans le film, pouvez-vous nous dire comment ont-elles été construites ?

Oui, vous voulez sûrement parler de la scène du train, celle de la piscine, celle du cauchemar, ainsi que celle de la pluie peut-être ? Concernant cette dernière, la forme ne change pas du reste du film mais c’est un animateur qui s’en est occupé seul.

Pour les autres scènes, j’ai dessiné le storyboard mais j’ai donné l’autorisation de le modifier. C’est ce que j’ai dit à Kunio KATÔ (NDT : réalisateur de La Maison en petit cube, lauréat de l’Oscar du meilleur court-métrage d’animation en 2009) quand je lui ai proposé de travailler sur la scène de la piscine : le storyboard n’était qu’un outil de travail qu’il pouvait modifier à son image. A l’origine, c’était une scène comique où tous les membres de la classe devenaient des animaux marins. Katô m’a fait part que la scène devrait au contraire se concentrer sur Yasuaki. Il souhaitait qu’elle représente Yasuaki qui découvre la joie de pouvoir bouger son corps librement, et, ce faisant, se libère de ses complexes.

Qu’en est-il de la scène du train ?

Yûta KANBEI, un animateur employé de Shin-Ei Animation qui fait de superbes dessins, a redessiné entièrement le storyboard de la scène entièrement en couleur avec tous les mouvements de caméras. Il a fait tous les essais pour la longueur des plans et le tracé des lignes, puis il a monté une équipe avec d’autres jeunes animateurs de Shin-Ei Animation pour faire la scène. Je trouve ce passage très réussi, d’autant plus que je leur ai laissé une liberté totale en réponse à leur enthousiasme.

Et concernant la scène du cauchemar en papier découpé ?

En vérité, je n’ai pas vu comment cette scène a été réalisée. Il y a une animatrice qui s’appelle Setsuka KAWAHARA et qui habite à Kyôto. Elle dessine ses personnages sur du papier à dessin, les peint puis les découpe avec des ciseaux. Ensuite, je crois qu’elle les photographie et met les personnages en papier découpés dans son ordinateur pour les animer. Comme Mme Kawahara a participé dans la phase finale du film et que nous étions tous les deux très occupés, je n’ai pas eu le temps d’aller voir son travail sur place.

Elle a fini de réaliser cette scène deux mois après nos premières réunions. Elle a sûrement arrêté tous ses autres projets pour se concentrer sur Totto-chan. Pour ce qui concerne La Case de l’oncle Tom (NDT : Roman de l’américaine Harriet Beecher Stowe que Yasuaki lit dans le film), Kawahara a bien sûr lu le livre et transmis à merveille les angoisses que ressentaient Totto à ce moment, le tout avec un style d’animation unique. Je lui en suis vraiment reconnaissant.

Comment avez-vous abordé la création du film en regard d’autres films d’animation du même thème comme Le Tombeau des lucioles ou Dans un recoin de ce monde ?

Ces deux œuvres montrent la vie des civils durant la guerre et je les ai revu pour l’occasion. J’ai essayé de comprendre si elles représentaient le Japon comme victime ou comme bourreau. Mais je pense que le point commun de ces deux films c’est leur regard objectif. Je pense que c’est ça qui est le plus important quand on fait une œuvre sur la guerre. Comme on représente cette époque depuis un point de vue plus élevé, il ne faut pas tomber dans le jugement des personnes d’alors avec nos convictions actuelles, mais on ne peut pas considérer que ce qui était jugé comme bon à l’époque était quelque chose d’inévitable. Il faut trouver un équilibre au sein de ce dilemme.

Il n’y a d’ailleurs pas de chants militaires dans le film sauf Umi yukaba (« Si j’allais à la mer ») qu’on entend à la fin. Pourquoi avoir choisi cette chanson en particulier ?

C’était un chant populaire de l’époque. Le quartier de Jiyûgaoka dans lequel se déroule le film abritait beaucoup de militaires de la marine japonaise, plus que de l’armée de terre. J’ai donc choisi cette chanson parce qu’elle avait un rapport avec l’océan.

Un grand merci à Shinnosuke Yakuwa pour son temps et ses réponses ainsi qu’à Eurozoom d’avoir rendu possible cet échange. Totto-chan, la petite fille à la fenêtre est un film à voir en famille pour en apprendre plus sur l’histoire du Japon, mais c’est également une proposition à ne pas louper pour tout amateur d’animation japonaise.

Totto-chan, la petite fille à la fenêtre sort le 1er janvier au cinéma en France. Une projection en avant-première aura lieu le 14 décembre à la Maison de la Culture du Japon dans le cadre du festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo.

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