[Utopiales 2024] Kaijû : l’humanité peut-elle vivre en équilibre avec les monstres qu’elle engendre ?

Du 30 octobre au 3 novembre 2024 se tenait la 25ème édition des Utopiales, le festival international de science-fiction. Le thème était celui de l’harmonie. Pendant tout l’événement nantais, il était question de paix, d’équilibre, de cycle et de dissonance… Nous avons assisté à plusieurs tables rondes et expositions. Aujourd’hui, nous vous proposons la retranscription de la conférence sur les kaijû, ces monstres géants japonais (mais pas que !).

Affiche réalisée par l’artiste Emil Ferris pour l’édition 2024 des Utopiales ©Emil Ferris

Présentation des intervenants et leur rapport aux kaijû

Yonathan Bartak, animateur de la table ronde : Si vous aimez les monstres, vous êtes au bon endroit parce que pendant 1 heure, on va parler de monstres, de kaijû plus précisément. Je m’appelle Yonathan Bartak alias Yoka, membre de l’association Ouestampes dont l’objectif est la promotion de la culture visuelle moderne japonaise et je serai le modérateur de cette conférence avec 3 invités que je vais vous présenter.

Tout d’abord, Marvin Ringard qui a écrit l’ouvrage Le Guide du Tokusatsu aux éditions Ynnis, disponible en librairie. Ensuite, il y a John Scalzi, auteur américain qui a écrit La Société protectrice des kaijus chez L’Atalante. Et enfin, Julien Sévéon qui a entre autres fait l’exposition que vous pouvez voir juste ici à ma droite, donc à votre gauche à vous, et qui a aussi coécrit le numéro spécial Mad Movies Godzilla – L’histoire d’un monstre de légende. Et je tiens aussi à mentionner Nabashi, même si elle n’est pas avec nous sur scène, qui a aidé à la préparation et à la présentation de cette table ronde et qui a fait toutes les petites illustrations en SD que vous pourrez voir.

On commence avec cette première question : pour vous, qu’est-ce qu’un kaijû ? Quel est votre rapport aux kaijû ? Pourquoi vous les aimez ?

Marvin Ringard : Je ne vais pas sortir la définition. De base, cela m’évoque une créature fantastique, certes définie par son gigantisme, mais avec quelque chose d’assez irréel. Cela sort un peu des sentiers battus et d’un certain réalisme. Et c’est vrai qu’en plus, pour la partie gigantisme, il y a ce côté rapport d’échelle, ce côté méchant monstre destructeur. Mais il y a un côté presque satisfaisant et c’est comme quand on regarde un film catastrophe : on a envie de voir ces catastrophes. Ce pouvoir destructeur, presque inarrêtable, est fascinant. J’aime aussi tous les designs possibles et la dimension fantastique de chaque créature.

John Scalzi : Tout d’abord, les kaijû peuvent vous piétiner. On les a toujours imaginés immenses et en colère. Je pense que ce qui définit les kaijû, c’est ce qu’ils représentent et leurs métaphores. C’est manifeste dès le premier film Godzilla en 1954. Parfois, c’est plus subtile mais toujours là. Il y a cette relation entre cette créature géante qui peut nous piétiner et la métaphore de cette anxiété.

Julien Sévéon : J’ajouterais que c’est une créature qui est liée à une forme artistique particulière, le kaijû-eiga dont le mode d’expression est le modélisme et le port d’un costume par un acteur. C’est très différent par rapport à ce qui se faisait aux États-Unis avec la technique de stop motion par exemple pour animer les monstres géants. Pour moi, cette forme artistique est clé pour comprendre ce qui était le kaijû-eiga et comment les monstres se sont développés après.

Au début du kaijû-eiga, des costumes et des maquettes

Marvin Ringard : Effectivement, le kaijû-eiga, même si on verra plus tard que ça peut s’exprimer sous d’autres formes (animés ou dessins), c’est un style cinématographique qui est avant tout représenté par quelque chose qui est filmée. C’est quelque chose qui se passe devant la caméra avec des effets spéciaux : dans le cas des kaijû, des personnes en costume, avec des maquettes et de la pyrotechnie aux alentours pour représenter la destruction et le gigantisme. Au Japon c’est ce qu’on appelle le tokusatsu.

C’est l’art des effets spéciaux à la japonaise. Comme le disait Julien, il y a une espèce de distinction qui se fait entre la vision du cinéma fantastique à effets spéciaux côté japonais et à l’étranger. Les Japonais utilisaient des maquettes et des costumes alors que dans le cinéma occidental, c’est du stop motion et éventuellement des animatroniques. Après, cela va se rejoindre un peu, évolution technologique oblige.

Julien Sévéon : Oui, ça a évolué. Si vous allez voir Godzilla Minus One ce soir, il n’y aura personne dans un costume de Godzilla, malheureusement ou pas.

Yonathan Bartak : J’ai choisi 3 exemples justement de kaijû qui sont peut-être les monstres les plus célèbres qu’on peut avoir. Il y a Godzilla qui montre sa tête en haut, avec vraiment quelqu’un dans le costume qui bouge ses mains et sa tête. Tout est mis à l’échelle donc. On a en bas à droite Gamera (NDLR : l’écran de la scène montre la scène finale de Gamera : Gardien de l’univers). Marvin parlait des effets pyrotechniques. Il y avait vraiment du feu sur le plateau de tournage.

Marvin Ringard : Il était dans un plateau avec une reproduction d’une zone portuaire qui venait d’exploser. C’est la fin du film et tout est en flammes. Le kaijû ressort des flammes et donc oui, les costumes sont mis à rude épreuve.

Yonathan Bartak : On a Mothra en haut. Alors je ne crois pas qu’il y avait quelqu’un dans le costume parce que pour moi, on ne sait pas encore voler (NDLR : Mothra est une sorte de papillon géant). Il s’agit donc d’une marionnette.

Julien Sévéon : J’ai eu l’occasion de discuter avec des personnes du public de l’exposition et des films qui ont été présentés aux Utopiales. Il y a des réactions très étonnantes. Je pense que nous, on a grandi avec le kaijû-eiga « classique », une forme artistique avec laquelle on est habitué, qui ne nous amène pas à rire, qu’on ne prend pas en dérision parce que l’on connaît tout le travail artisanal qu’il y a derrière. Mais généralement, ceux qui ne sont pas du tout habitués à ce travail-là font un blocage net et absolu. Notamment le public plus jeune qui est plus habitué à des effets spéciaux américains, avec beaucoup de numérique donc, et pour qui les représentations des kaijû-eiga sont totalement archaïques et dépassées.

On entend souvent de leur part : « c’est très cheap ». Alors que ce n’est absolument pas le cas. Il faut savoir que ces costumes et ces décors coûtaient des fortunes à créer. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle les Japonais ont arrêté les films avec des acteurs en costume évoluant dans des maquettes adaptées à leur taille : ça coûte beaucoup plus cher que de faire un film en numérique.

John Scalzi : Les enfants d’aujourd’hui n’apprécient pas tout ce qu’on a connu dans notre enfance, les acteurs en costume par exemple. Je pense que vous soulignez quelque chose qui me semble très important, à savoir que ce qui fonctionne pour une génération ne l’est pas nécessairement sur d’autres. À mesure qu’on vieillit, on comprend mieux le métier de réalisateur et la réalisation des films, on peut apprécier ce qui a été mis dans ces films pour les faire mais aussi ce qui en a fait des succès. Mais il y aura toujours cette séparation quand on est habitué au réalisme de la CGI ou à la variété d’effets spéciaux. Ma fille de 26 ans trouve les films d’avant 2005 un peu ringard. Non, ça ne l’est pas. C’est ce que nous avions à l’époque et on appréciait cela.

Julien Sévéon : John parle de quelque chose qui est très important : le « réalisme ». Et ça m’amuse beaucoup d’entendre parler de réalisme. Quand est-ce que vous avez vu des monstres géants détruire des villes ? La notion de réalisme dans le genre du kaijû me semble totalement dépassée, irréaliste.

Marvin Ringard : En fait, il y a presque un paradoxe parce qu’on dit qu’on ne cherche pas le réalisme. Pourtant, le fait d’utiliser des maquettes et de véritables explosions ancre le film dans un certain réalisme. Effectivement, peut-être que pour les nouvelles générations, quand ils regardent des films de kaijû modernes qui sont en images de synthèse, que ce soit américain ou japonais désormais, ils pensent que c’est plus réaliste parce qu’il y a une vraie imagerie numérique. Justement, je pense que pour nous maintenant, avec notre recul, ce qui est intéressant et ce qui est fascinant, c’est justement la façon dont les créateurs cherchent le réalisme avec ces maquettes.

Les artifices, on les voit. On voit que c’est un acteur en costume bien sûr. Ce qui me fascine aussi dans ces productions, en plus de la thématique du monstre géant, c’est de voir tout ce travail, cet artisanat autour des maquettes et de la mise en scène pour obtenir un certain réalisme. Lors d’une explosion, c’est vraiment un truc qui pète à 2 mètres de l’acteur dans son costume de tortue géante. On ressent quelque chose, un petit truc en plus que n’ont pas les images de synthèses grâce au fait-main réel et à l’acteur dans son costume.

Haruo Nakajima avec les jambes de son costume de Godzilla (1954) ©Toho

Yonathan Bartak : L’acteur devait bien la ressentir l’explosion.

Marvin Ringard : Oui, et je pense qu’il devait déjà beaucoup transpirer à cause de son lourd costume. Pour le Godzilla de 1954, le poids du costume avait été un gros problème lors des tournages. Même si il y a eu des améliorations de faites, il n’empêche qu’il fallait toujours être costaud pour porter les costumes. Avec les flammes, d’autres fois avec de l’eau, ou des effets pyrotechniques, volumétriques et météorologiques qui s’ajoutent aux costumes, les tournages sont rendus encore plus difficiles.

Yonathan Bartak : Julien parlait plus tôt du fait qu’on construisait des modèles entiers. Ça se voit sur le GIF avec Mothra en haut à droite. Il faut vraiment imaginer qu’il y a des techniciens modélistes qui ont fait une ville à taille humaine. Lors d’une scène de destruction et que les immeubles sont détruits, le modèle est vraiment détruit. Si jamais il y a un raté, on ne peut pas revenir en arrière. Il faut reconstruire intégralement tout ce qui a été détruit, ce qui est très long et très cher.

Julien Sévéon : Cet aspect du kaijû-eiga me fascine : on n’a pas le droit à l’erreur et on a qu’une seule prise. Par exemple, si l’acteur s’écrase au mauvais endroit ou écrase le mauvais bâtiment, on arrête tout. Le tournage est stoppé pour plusieurs jours. Les techniciens doivent repartir en boutique, recréer à nouveau tous les modèles pour recommencer la prise. J’aime ce côté totalement masochiste du kaijû-eiga. Il y a des artisans qui vont travailler des mois et des mois sur des maquettes. D’abord, ils vont aller à Tokyo pour prendre des photos de tous les buildings. En studio, ils les recréent, avec les petites fenêtres, des petits personnages dedans et plein de détails. Et tout ça pour que cela soit détruit en 2 ou 3 secondes.

Marvin Ringard : Dans le film King Kong contre Godzilla de 1962, il y a une scène où Godzilla marche à côté d’une maquette du château d’Osaka. Il trébuche et s’écrase sur le château qui est complètement détruit. C’est une scène cool mais en fait, c’était une scène ratée. L’acteur dans le costume est vraiment tombé contre la maquette. Elle aurait sans doute été détruite dans le film mais plus tard. Ils ont gardé la scène en la tirant à leur avantage mais ils n’avaient pas vraiment le choix en fait.

Godzilla contre King Kong au pied du château d’Osaka (1962) ©Toho

Julien Sévéon : Ils ne pouvaient pas. C’était un tel budget de refaire ce château, qui était magnifiquement fait d’ailleurs. Cela aurait été un mois de retard sur le tournage et c’était financièrement impossible.

Les kaijû, des métaphores de nos anxiétés et des conséquences de notre activité

Yonathan Bartak : On va maintenant parler d’une thématique dont on a déjà parlé plusieurs fois, un petit peu en filigrane aussi quand on a fait cette introduction. Un kaijû, c’est une arme ; c’est dangereux ; c’est une métaphore. C’est un aspect qui serait intéressant à développer.

John Scalzi : L’une des raisons pour lesquelles la version originale de Godzilla (1954) continue d’être efficace, c’est parce qu’elle représente le Japon faisant face à l’héritage de la bombe atomique et à ce que cela signifiait pour le pays et pour les Japonais. Ils n’avaient absolument aucun contrôle et les bombes ont détruit Nagasaki et Hiroshima sans aucune considération pour les personnes touchées et les conséquences derrières. Et c’est très intéressant de voir en particulier comment les kaijû et le Japon ont géré cet événement.

Aux États-Unis, en 1954 aussi, dans le film Des monstres attaquent la ville (Them!), il n’y avait pas un énorme lézard radioactif mais des fourmis géantes mutées par les radiations du premier essai de la bombe atomique Trinity près d’Alamogordo. Elles pourraient tout détruire, même la civilisation, mais elles ne le font pas. Il y a là une énorme différence, à la fois en termes cinématographiques et aussi en termes de visions du monde, entre les Japonais et les Américains. Les japonais savent que la destruction est inévitable et que cela se passera encore et encore. Les versions originales de Godzilla montrent toute cette anxiété, depuis Godzilla de 1954 jusqu’à aujourd’hui dans Godzilla Minus One. C’est d’ailleurs fascinant d’observer le développement de Godzilla en particulier et de ce qu’il représente au fil du temps.

[NDR : D’ailleurs, nous vous recommandons de (re)lire notre article sur le livre Godzilla et l’Amérique d’Alain Vézina qui retrace les relations nippo-américaines à travers la franchise Godzilla sur presque 70 ans !]

Yonathan Bartak : Effectivement. On a eu en 1954 les catastrophes nucléaires avec le film Godzilla. Sur la table, on a une peluche de Hedorah qui est la représentation de la pollution dont l’origine est humaine.

Affiche de Godzilla contre Hédorah (1971)

Marvin Ringard : Godzilla contre Hédorah est un film sorti en 1971 dans une période où le nucléaire n’est pas oublié par les japonais mais on vient y ajouter une nouvelle thématique écologique. Au début, Hédorah est une toute petite créature de l’espace qui s’écrase sur Terre. Elle se développe pour devenir un kaijû, un monstre géant donc, grâce à la pollution humaine.

Le film est radical dans son message : la véritable menace, ce n’est pas le kaijû mais l’humain dans ses actions et leurs conséquences. Hédorah est une façon très imagée, parfois très radicale et violente, de parler d’écologie. A l’époque, les films de Godzilla s’étaient un petit peu assagis et on revient, avec Godzilla contre Hédora, à un film où le monstre qu’il affronte est vraiment terrifiant. Il y a par exemple des morts assez graphiques à l’écran. Hédorah représente cette pollution, cette menace latente posée par l’espèce humaine.

A la fin du film, on pense que Hedorah a été battu. Pourtant, à la toute fin, on nous fait comprendre qu’il n’est peut-être pas tout à fait mort et que cela va dépendre des humains et de ce qu’ils feront pour l’écologie. Bref, si on ne fait rien, symboliquement, Hédorah reviendra toujours.

Julien Cévéon : Effectivement, le message et le sens donnés kaijû ont évolué au fil des années. Dans les années 80 et 90, on a vu la société japonaise se droitiser de plus en plus, voire s’extrême-droitiser. Godzilla contre King Ghidorah en 1991 est un film symptomatique de ce phénomène : il est purement et simplement révisionniste. Des espèces d’extraterrestres, les futuriens, arrivent sur Terre. On découvre qu’ils sont en fait des Américains qui viennent du futur et qu’ils veulent empêcher les Japonais de mener la Seconde Guerre mondiale. Pour certains japonais, et notamment dans ce film, la Seconde Guerre mondiale n’était pas une guerre d’invasion mais une guerre de libération des peuples asiatiques. Les Américains ont donc le mauvais rôle car ils veulent empêcher les Japonais d’envahir tout le reste de l’Asie. C’est un film qui est complètement hallucinant et très gênant.

C’est une thématique qu’on va retrouver aussi dans Shin Godzilla (2016), un film qui arrive après la catastrophe de Fukushima. On pouvait donc s’attendre à un discours anti-nucléaire et écologique. En réalité, on se retrouve face à un film qui est nationaliste, affreusement militariste et qui s’oppose en plus à la démocratie. Donc là, ça commence à faire beaucoup.

Bande-annonce de Shin Godzilla

Yonathan Bartak : On parle beaucoup de Godzilla, mais de manière générale dans les films de kaijû, on retrouve souvent un propos assez politique. On a des kaijû qui sont le résultat de tentatives humaines de créations d’armes. Typiquement, dans Gamera (NDLR : dans la trilogie de l’ère Heisei), tous les monstres ont été créés par les Atlantes pour se protéger, avant que la cité de l’Atlantide ne coule. Les kaijû sont en fait nos propres créations.

Marvin Ringard : Oui, avec le kaijû-eiga, il y a toujours une sorte d’effet miroir sur nous, sur ce qu’on fait, ce qu’on a créé. On l’a déjà vu un peu avec Hédorah. Pour Gamera, c’est un peu différent parce que la tortue géante est plus dans une approche fantastique que purement science-fictionnelle. Par exemple, dans la trilogie des années 90 (ère Heisei), Gamera est une créature liée à l’Atlantide qui affronte d’autres créatures qui ont elles aussi été créées par l’être humain.

Yonathan Bartak : Les kaijû sont des métaphores des peurs humaines. Il y a de nombreux films où c’est kaijû X contre kaijû Y avec un message assez mineur. Je vais d’ailleurs en profiter pour faire la transition avec le thème suivant. Souvent, on a Godzilla ou Gamera dans la première partie du titre suivi de « versus + le nom d’un autre kaijû ». Les héros kaijû (Godzilla ou Gamera) vont alors former un lien spécifique avec l’humanité ou une personne, souvent un enfant ou une femme, pour montrer qu’il y a encore quelque chose à sauver dans l’humanité.

Les enfants qui découvrent Gamera dans Gamera : Régénération (2023)

Un public qui se rajeunit

Marvin Ringard : Au départ, dans le film Godzilla de 1954, il y a le thème du nucléaire. C’est alors très encré dans le subconscient japonais. Plus tard, dans les années 60, quand cela se tasse un petit peu, on a un kaijû-eiga plus léger qui vise un public plus jeune, que cela soit pour Godzilla ou même d’autres franchises comme Gamera qui rejoint le fight club des kaijû en 1965.

Très rapidement, dans les films qui vont suivre dans les années 60, ça va être effectivement Gamera versus quelque chose et il y aura toujours des enfants dans les parages parce qu’on est entré dans l’ère de la télévision qui se développe. Les programmes jeunesse commencent progressivement à prendre le dessus sur le cinéma, notamment via des séries de super-héros comme Ultraman. Il s’agit d’un super-héros qui devient géant et qui affronte des kaijû. Il y a donc volonté d’amener le kaijû à la télévision et surtout d’amener un héros qui est capable d’affronter la créature géante à son échelle. On essaie de remettre en avant le kaijû au cinéma, afin de garder des spectateurs et on cherche ce qui marche. C’est pour ça que les scénarios vont inclurent de plus en plus d’enfants et de liens entre le kaijû et ces derniers, ou parfois effectivement un personnage féminin. Il y a une distinction où souvent les personnages masculins vont être des militaires, des scientifiques, des gens qui vont être pas tout à fait pour le kaijû alors que les autres vont plutôt être du côté du monstre, qui est plus sympa qu’il en a l’air, et vouloir l’aider dans son combat contre l’autre kaijû en face.

John Scalzi : L’autre aspect de la question est celui du point de vue du film. Dans le Godzilla original, Godzilla est quelque chose qu’on ne peut pas comprendre. C’est une force inarrêtable, un objet de terreur et de confusion. Tout ce que vous pouvez faire est de vous écarter de son chemin ou mourir. Le problème survient lorsque vous commencez à faire des suites aux films. Pour s’en sortir, on ne peut plus le laisser continuer à être cette force inarrêtable tout le temps et il faut ainsi développer sa personnalité et son histoire. On passe tout d’un coup de « je vais détruire Tokyo et vous ne savez pas pourquoi » à « je traîne sur l’île des monstres jusqu’à ce que vous ayez besoin de moi ». C’est l’une des raisons pour lesquelles les film de kaijû ont autant de films reboot et de versions différentes.

Julien Sévéon : John parlait d’infantilisation : en fait, le Godzilla original était un film destiné à un public adulte et les producteurs ne s’attendaient pas à voir des enfants en salles. D’ailleurs, dans certains pays à l’étranger, le film était interdit aux moins de 18 ans. Les gamins adorent voir un monstre géant tout détruire sur son passage même si le film fait quand même peur à l’époque. Et les enfants ont une réaction assez simple : qui de tel ou tel autre kaijû est le plus fort. Cette logique va se mettre en place dans les films Godzilla et il va donc y avoir de plus en plus de monstres. « Qui c’est le plus fort ? C’est King Gidorah. Ah non, c’est Mothra. » Cette démarche a conduit à un caractère de plus en plus enfantin de la franchise durant les années 60 et 70, avant qu’on ne revienne à une dynamique plus adulte. Mais il est vrai qu’à la base la production ne s’attendait pas du tout à ce que les enfants rejoignent le wagon du keijû-eiga.

Affiche de Le Fils de Godzilla (1967)

Marvin Ringard : Ils vont d’ailleurs rebondir dessus en mettant au point le film Le Fils de Godzilla en 1967. Comme son nom l’indique, pour attirer les enfants vers Godzilla, les producteurs font en sorte que le kaijû ait un fils. Ce n’est pas son enfant naturel. Sur une île, il y a des expériences scientifiques et un œuf apparaît. A l’intérieur, il y a un mini Godzilla qui s’appelle Minilla. Godzilla arrive sur l’île en question parce qu’il est attiré par les monstres. Une relation parent-enfant se crée et Godzilla commence à avoir des mimiques presque humaines dans la façon de gérer son fils… de manière un peu radicale en lui donnant limite des claques. Quand Minilla essaie de faire son propre souffle atomique et n’y arrive pas du tout, Godzilla l’engueule à moitié. Après, il va affronter des monstres et son père lui dit symboliquement : « Débrouille-toi tout tout seul. C’est comme ça que tu vas devenir un homme, mon fils », ou plutôt un grand kaijû dans son cas.

Dans les années 60, que cela soit sur les franchises Godzilla ou Gamera voire d’autres kaijû, il y a une certaine légèreté même si parfois sont abordés des thèmes plus sérieux de science-fiction comme la conquête spatiale. La noirceur du Godzilla original de 1954, on ne va pas la retrouver tout de suite.

Yonathan Bartak : Il y a un point très intéressant aussi de faire venir des enfants en salle, c’est le merchandising avec tous les jouets de kaijû possibles.

Julien Sévéon : Le premier impact du keijû-eiga ne se fait d’ailleurs pas ressentir dans le cinéma mais dans le manga avec, après la sortie de Godzilla, 6 ou 8 adaptations en mangas je crois. Petit à petit, il va y avoir des maquettes et des jouets qui vont arriver. Ils se sont rendus compte qu’il y avait un marché phénoménal que la Toho exploite aujourd’hui très bien. Vous pouvez voir tout plein de jouets juste derrière, dans l’exposition.

Marvin Ringard : Je pense que le moment pivot c’est vraiment King Kong contre Godzilla (1962), un film pensé comme une comédie. La façon de promouvoir les 2 grandes créatures est comique, voire burlesque presque, loin de l’univers des kaijû et de ce qu’il y a avait en 1954. Ce changement de ton a plu. Lors de l’affrontement, on retrouve les codes du catch qui marchait bien à la télévision à cette époque-là et les enfants aimaient beaucoup ça.

Yonathan Bartak : John, le lien entre l’humanité et les kaijû est au cœur de votre livre avec La Société protectrice des kaijû, justement, qui est là pour étudier les kaijû.

John Scalzi : Oui, c’est bien ça. Ce que j’ai essayé de faire, c’est que notre compréhension de base des kaijû est qu’ils viennent dans notre monde et essaient d’interagir avec lui, généralement de manière désastreuse. Que se passerait-t-il en inversant le scénario ? C’est nous qui essayons d’aller vers eux et je ne sais pas si vous le savez, spoiler alert : l’humanité est horrible. Dès qu’elle découvre par exemple que les kaijû ont la capacité de créer de l’énergie nucléaire à l’intérieur de leur corps, quelqu’un se dit immédiatement qu’il peut ainsi les exploiter comme de simples ressources. Pour ceux qui ont vu Jurassic Park ou les films Alien : on sait tous que c’est une mauvaise idée de vouloir contrôler et exploiter la nature…

Yonathan Bartak : Effectivement, c’est intéressant aussi de mentionner ce point d’équilibre que l’on retrouve le plus souvent des films versus où l’on a à la fin un statu quo où il ne faut pas que l’humanité soit trop détruite car sinon il est difficile de faire des suites. Il faut donc que le kaijû soit suffisamment dangereux sans pour autant qu’à la fin il n’y ait plus personne.

Julien Sévéon : On retrouve bien ce thème dans Gamera 3 : La Revanche d’Iris (1999) aussi appelé Gamera : The Absolute Guardian of the Universe qui était diffusé hier soir d’ailleurs. Le premier Gamera c’était Gamera : Gardien de l’Univers. Il y a ce côté protecteur et ce lien avec l’humanité finalement. Et dans la dernière série Gamera, c’est vrai qu’il y a un aspect presque métaphysique en fait : on voit ce lien qui est indissociable entre humanité et kaijû.

La trilogie Gamera de l’ère Heisei est disponible en coffret (ROBOTO FILMS)

Marvin Ringard : En parlant de cohabitation entre l’humanité et le kaijû, on pourrait citer un film que pas grand-monde ici connaît je pense et que John a peut-être vu, c’est Daigoro vs. Goliath (1972) coproduit par Tsuburaya Productions, le studio derrière Ultraman. Un film de cinéma avec des kaijû est finalement assez rare dans leur production. Le ton du film est très léger et enfantin. Ce n’est pas extraordinaire mais ce qui est intéressant, c’est qu’au tout début, on nous explique que l’humanité, l’armée japonaise en réalité, a tué un kaijû mais que ce dernier avait en fait un enfant. Il y a une poignée d’humains qui veulent récupérer ce kaijû pour l’élever en pensant que la créature pourrait être un atout plutôt qu’une menace. Daigoro (c’est le nom du bébé kaijû) grandit jusqu’à obtenir une taille respectable de kaijû. Le problème qui se pose, avec humour, c’est que pour le nourrir il faut beaucoup de nourriture et une partie de la petite ville est contre car elle trouve que cela leur coûte beaucoup trop cher en ressources. Il y a des manifestations et deux camps dans la ville. Un autre kaijû débarque et le gentil Daigoro va donc devoir faire ses preuves et montrer à des détracteurs son intérêt. Spoiler : à la fin du film, il se débarrasse du kaijû en l’envoyant dans l’espace.

Yonathan Bartak : On en a déjà parlé un petit peu mais ça vaut le coup de revenir un peu sur les évolutions du kaijû-eiga, depuis le premier film Godzilla voire même depuis King Kong (1933). Il y a Godzilla, Gamera… Au Japon, tout le monde a voulu, à un moment ou un autre, faire son film de kaijû.

John Scalzi : Bien sûr, ils rapportent de l’argent. La longévité des kaijû s’explique par des raisons économiques. Vous pouvez faire beaucoup de choses dans le kaijû-eiga, mais vous devez gagner de l’argent. Et je pense qu’à bien des égards, c’est devenu une pierre angulaire de la culture japonaise. Au Japon, la relation avec les films de kaijû et le Japon est beaucoup plus forte que presque tous les autres genres que vous pourriez avoir ailleurs, à l’exception peut-être du western et les États-Unis. Le kaijû est étroitement identifié à un pays, le Japon, même lorsque d’autres pays en produisent.

Le succès des kaijû à l’étranger

Julien Sévéon : C’est vrai que par exemple le chanbara (les films de sabre japonais), popularisé notamment par Les 7 Samouraïs d’Akira Kurosawa, n’a finalement pas eu un si grand impact à l’international. L’idée derrière l’exposition était de montrer que le kaijû-eiga s’est exporté partout, en montrant notamment des affiches de films qui venaient de l’ancien bloc soviétique. Il faut savoir que tous les kaijû-eiga sont sortis en Yougoslavie, en Albinie, en Roumanie ou en URSS, et souvent dans des versions non tronquées. Aux États-Unis notamment, il s’agissait de versions coupées et remontées. En France, on récupérait ces versions américaines coupées alors que le bloc soviétique avait les versions originales sous-titrées. C’était assez incroyable : les films se vendaient très bien internationalement.

Affiche de Godzilla: Final Wars (2004)

Marvin Ringard : Le kaijû va rester extrêmement ancré dans la culture japonaise mais il a quand même eu des périodes à vide en terme de productions cinématographiques. Il y a la télévision qui prend de plus en plus de parts de marché. Il y a des séries de super-héros où on va retrouver aussi des kaijû mais dont ce n’est pas l’axe principal. Cela attire un peu plus les personnes à aller voir les films de kaijû au cinéma. Il y a eu un petit regain d’intérêt pour Godzilla dans les années 90, jusqu’au début des années 2000. Il y a eu Godzilla: Final Wars en 2004 pour les 50 ans de Godzilla. Presque tous les kaijû qu’a affronté Godzilla reviennent dans ce gros film anniversaire. Tout ça c’est génial sauf que le film a fait un bide monumental et n’a vraiment pas du tout marché. Il ne s’est quasiment pas exporté. En France, il y a eu une faible diffusion au cinéma avec des séances spéciales à Paris mais pas plus… Cela a vraiment été une douche froide pour tout le monde à l’époque.

Affiche de King Kong (2005)

Après cet échec, le kaijû-eiga est entré dans une sorte d’état de stase avec beaucoup de moins de films. Les producteurs japonais étaient moins confiants. On peut aussi de se demander si le cinéma occidental et surtout les blockbusters américains n’ont pas nuis au système de production japonaise. Les Japonais regardent de plus en plus de films américains avec de l’imagerie de synthèse de très bonne qualité. Je pense par exemple au film King Kong de Peter Jackson de 2005 qui est absolument incroyable visuellement même encore aujourd’hui. Peut-être aussi que les Japonais ont ressenti une certaine lassitude avec le genre et cette technique du costume et de maquettes. Il y a donc eu une période à vide où il n’y a quelques films de kaijû qui sont sortis. C’est aussi une période parodique où on se moque un peu des codes en faisant des films volontairement très grotesque, avec un côté presque mal fait volontairement. Le retour du genre est marqué avec Shin Godzilla en 2016, mais il y a eu une période de vide avant. Actuellement, je pense que le kaijû est en train de se réinventer.

Yonathan Bartak : On va parler maintenant de l’influence du kaijû sur toute la production qui n’est pas japonaise. Il y a eu des films américains et, ce que j’ai découvert avec l’exposition, des films thaïlandais comme Hanuman Vs 7 Ultraman. John, tu as toi-même écrit La Société protectrice des kaijus depuis les États-Unis.

John Scalzi : Qui n’aime pas les monstres géants ? Et il est tout à fait vrai qu’aux États-Unis notamment, il y a eu une recrudescence de films de monstres. Par exemple, Cloverfield (2008) est un film intéressant car, en plus de tout le reste, beaucoup de spectateurs l’ont trouvé extrêmement difficile à regarder. Il rappelait aux spectateurs américains les images des attentats du 11 septembre 2001.

Cela dit, les États-Unis n’ont jamais eu peur de voler ailleurs pour le ramener chez eux avec le Godzilla de Roland Emmerich en 1998. La version réalisée par Gareth Edwards en 2014 était nettement meilleure. Pacific Rim (2013) est incontestablement l’un de mes films de kaijû préférés parce que c’était un rêve de voir s’affronter des mecha et des kaijû. Le film réalisé par Guillermo del Toro s’inscrit dans la droite ligne des films japonais de kaijû.

Bande-annonce de Pacific Rim

Julien Sévéon : C’est vrai qu’on se rend moins compte du phénomène kaijû depuis la France. Le genre est bien ancré aux États-Unis et le kaijû est presque devenu une figure de la culture populaire américaine depuis les années 70. En France, cela a mis beaucoup plus de temps. Le Godzilla original, quand il est sorti au cinéma en 1959, a eu un très gros succès. Mais par la suite, les films n’ont pas toujours rencontré le public et il n’y a pas eu en France un phénomène d’engouement populaire similaire aux États-Unis. En Italie ou en Allemagne la franchise a également un très grand nombre de fans.

Affiche de Gorgo (1961)

Le film de 1954 va influencer des films dans le reste de l’Asie et du monde qui vont copier le principe de l’acteur dans un costume évoluant dans un décor, la suit-mation. Il y a Gorgo (1961) en Angleterre, Reptilicus (1961) au Danemark mais aussi The Mighty Peking Man (1977) à Hong Kong. Il va y avoir des films de kaijû aussi en Inde, aux Philippines, en Corée… Bref, un peu partout dans le monde. Le kaijû passe aussi sur d’autres médiums comme le roman, le manga, le comics… Les show radio aussi. Le kaijû-eiga, qui est à la base un style cinématographique, a envahi maintenant tous les médiums possibles et imaginables et cela de manière internationale.

Marvin Ringard : Je pense que le Monster Verse a aidé à remettre réellement sur le devant de la scène la thématique. C’est Yoshimitsu Banno, le réalisateur de Godzilla contre Hedora, qui a permis aux Américains de retenter des des films Godzilla américains après l’échec de celui de 1998. Mine de rien, cela a permis de relancer le kaijû-eiga. Et effectivement, on se rend compte qu’on peut interpréter le monstre géant de plein de façons différentes. Les nouvelles générations d’auteurs et de réalisateurs, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, ont tous grandi, d’une façon ou d’une autre, avec Godzilla ou avec ce style de production : quasiment tous sont des héritiers des productions japonaises.

Il y a maintenant même des films de monstres géants, autres que le Monster Verse américain, comme Colossal sorti en 2017. C’est l’histoire d’une femme qui se retrouve connectée à un monstre géant qui se balade dans la ville. Derrière le design et le concept, on voit que le film a été réalisé par quelqu’un qui a grandi avec les kaijû et l’imaginaire du genre. Même s’il y a moins de films de kaijû au Japon qu’à une certaine époque et que l’âge d’or est passé, aujourd’hui, cette culture et cette imagerie du kaijû est toujours présente et marque le public japonais mais aussi l’Occident. Depuis 10 ou 15 ans, il y a de plus en plus de mangas qui piochent dans les codes du kaijû ou qui s’inscrivent directement dans le genre du kaijû.

Julien Sévéon : John parlait de Cloverfield (2008). L’idée de base du film est que les Japonais ont Godzilla et qu’il fallait créer le kaijû national des États-Unis avec l’envie qu’il devienne emblématique du kaijû-eiga américain.

Marvin Ringard : Rien que dans la bande-annonce, on voit que c’est un film Godzilla déguisé avec les cadrages qui rappellent 100% des codes du kaijû japonais repris, inspiré et digéré d’une très bonne façon. C’est un bon exemple d’inspiration kaijû.

De gauche à droite : Yonathan Bartak, Marvin Ringard, John Scalzi et Julien Sévéon ©David Maingot pour Journal du Japon

Ainsi se termine la table ronde sur les kaijû qui a défini ce qu’était le kaijû-eiga à l’origine avec les costumes et les maquettes et qui maintenant est passé à l’imagerie de synthèse. Plus que de gros monstres, ce sont des métaphores d’anxiétés et de peurs mais aussi les conséquence de l’activité humaine (bombe atomique, pollution…) qui permettent de dénoncer le non-respect de la nature par l’homme qui se retrouve ainsi puni par elle. Si le premier Godzilla était un film assez sombre, au fur et à mesure, la franchise s’est adoucie en même temps que le Roi des Monstres est devenu l’allié des humains. Le kaijû s’est ouvert à une cible plus jeune et s’est très bien exporté dans le monde entier où d’ailleurs, de nombreux pays se sont mis à créer leurs propres films de monstres en reprenant les recettes qui ont fait le succès du kaijû-eiga.

Le programme des Utopiales étant assez riche, ne ratez pas prochainement la retranscription de la table ronde « La science en manga, une fiction ? ». Marvin Ringard, intervenant de cette table ronde, sera également prochainement au coeur d’une interview pour la sortie de son livre Le Guide du Tokusatsu accompagné de l’illustrateur Romain Taszek.

David Maingot

Responsable Culture à JDJ et passionné de la culture et de l'histoire du Japon, je rédige des articles en lien avec ces thèmes principalement.

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