Dossier lo-fi hip-hop part I : aux origines du hip-hop japonais

C’est quoi le lo-fi ? Nous vous proposons régulièrement de découvrir des artistes de la scène musicale nippone actuelle, mais qu’en est-il des origines de ces mélodies ? Comment un genre en particulier prend-il son essor, évolue, se transforme et mute pour inonder quotidiennement, 40 ans plus tard (ndlr : de nos jours), nos oreilles attentives et réceptives ? Les cœurs vibrent à l’unisson, au rythme des beats, des pulsations envoutantes, tantôt grisantes, tantôt mélancoliques. 

Aujourd’hui nous vous embarquons vers les origines d’une tendance musicale très présente : le lo-fi hip-hop.
Remontons le fil de ce qui a mené à l’avènement du style, et découvrez avec nous comment la culture hip-hop underground japonaise, a su influencer un créateur de génie, un pionnier qui influença toute une génération d’artistes.

Compte tenu de la densité du sujet, ce dossier sera découpé en trois articles distincts. Vous lisez le premier article de la série, celui-ci sera mis à jour pour inclure les liens des articles suivants.

Qu’est-ce que le lo-fi ?

Naturel opposé de hi-fi (abr. de high-fidelity ou haute fidélité), le lo-fi (abr. de low-fidelity ou basse fidélité) désigne depuis la fin des années 1980 dans le monde de la musique, des méthodes d’enregistrement basiques, plus underground, moins lisses et soignées que celles utilisées dans l’industrie musicale dite traditionnelle. On peut reconnaître des compositions lo-fi de par leurs imperfections, craquements, pop, et autres glitch rappelant des titres très anciens.

Il s’agit en réalité, pour toute une nuée d’artistes, de s’émanciper des règles et des normes pour laisser la place plaine à une créativité débridée et explosive. Tout jeune groupe qui débute a très probablement expérimenté le lo-fi lors de ses premiers enregistrements, en mode DIY (abr. de Do It Yourself ou faites-le vous-même), quand bien même cela ne serait pas l’objectif recherché.

Inspiré par le garage rock, et les mouvements punk et post-punk, certains groupes ont décidé de s’opposer au côté lisse des synthétiseurs et autres techniques modernes de compositions musicales assistées par ordinateur, offrant au monde un panel non négligeable de sons déchirés, endiablés et exaltants.
C’est brut, profond, engagé, ce sont les origines du mouvement lo-fi.

Citons quelques groupes qui ont participé à son émergence : the Beach Boys, R. Stevie Moore, Paul McCartney, Daniel Johnston, Guided by Voices, Sebadoh, Beck ou encore Pavement.
Comme vous le constatez, nous citons la scène musicale américaine : nous ne sommes pas encore dans les contrées lointaine du Japon. Et pourtant, comme toujours dans l’industrie et l’art, l’avènement du lo-fi va avoir un impact important sur de nombreux genres musicaux, un peu partout sur le globe.

Jusqu’à présent, nous avons parlé du mouvement, mais assez peu des styles de musique qui l’ont adopté.
C’est finalement des pans entiers du monde de la musique qui s’engouffrent dans la brèche : rock et pop indépendante, punk, hardcore, grunge, metal, jazz, hip-hop… Le lo-fi devient un marqueur à part entière, une revendication, une opposition farouche et une alternative pour de nombreux groupes.
Personne n’est en reste, pour notre plus grand bonheur, et afin de poursuivre notre exploration vers le lo-fi hip-hop, il est temps de parler d’un autre phénomène extrêmement important, dont l’avènement sur les terres Nippones débute également dans les années 1980 : le hip-hop japonais.

L’émergence du hip-hop au Japon

Musique populaire, né à New-York à la fin des années 1960 et originaire des ghettos noirs et latinos, le hip-hop regroupe plusieurs modes d’expression comme le rap, le DJ mix, les graffitis, le breakdance. Nous confondons souvent le hip-hop (genre caractérisé par ses différents modes d’expression) et le rap, où c’est le chant (flow) qui anime les compositions et mix des DJ. Ses paroles sont saccadées, les rythmes sont dansants et changeants, surprenants pour l’oreille, cherchant à flatter, choquer, retourner, balayer les auditeurs. 

Originellement orienté vers la fête, c’est plus tard que le rap devient engagé, poussant sa capacité d’impacter la société en faisant passer des messages explicites. Puis viendra une radicalisation encore plus forte des textes et des attitudes tout au long des années 1980.

Kozo ASAOKA 浅岡幸三 fait partie des pionniers qui ont démocratisés et popularisé le hip-hop au Japon au début des années 1980. Il a grandement contribué au développement de la culture de la street dance au Japon, avec la soul, le new jack, le hip-hop et le breakdance. Il a choisi de s’instruire en s’approchant de la base militaire de Yokota où résidait nombre d’afro-américains et de magasins de disques. C’est en fréquentant différents clubs, et à l’aide d’une partenaire bien particulière, qu’il fera grandir son art et s’immergera davantage dans cette culture venue d’Amérique.

En 1981 il crée la Funky Jam School, la première école de hip-hop du Japon. Dans celle-ci, il crée Amblap (American Black People), qui va se concentrer sur le breakdance, la soul, le new jack. C’est par l’attrait grandissant des personnes pour les clubs de danse de Roppongi qu’il décida d’ouvrir Funky Jam.
En 1983 il sera à l’origine de FunkyJam Breakers, le premier groupe de danse hip-hop japonais, mixte, et principalement composé de jeunes écoliers entre 6 et 20 ans. 
C’est cette année-là que le grand public découvre le breakdance à l’aide du film Flashdance.

FunkyJam Breakers
FunkyJam Breakers

DJ Monchi rejoint Funky Jam la même année, et devient le premier DJ de l’époque à faire du scratch. 

Les jeunes Hiroshi Fujiwara 藤原浩 et Toshio Nakanishi 中西俊夫 font également partie des pionniers. Ils ont voyagé à plusieurs reprises à New-York dès 1980, multipliant les occasions et les opportunités de découvrir la scène locale de l’époque.
Toshio, d’abord artiste de New Wave et de City Pop, rencontre la légende Afrika Bambaataa lors d’un concert de cette même année, ainsi que d’autres artistes.
Hiroshi en fit de même, et ramena de nombreux vinyles au Japon comme source d’inspiration et d’apprentissage (Run-D.M.C, Beastie Boys, LL Cool J, Grandmaster Flash…), avant d’entamer une carrière de DJ dans de nombreux clubs de la ville de Tokyo. Il fut l’un des premiers Japonais à introduire la culture et le style originaire de la grosse pomme, et initia la scène de l’époque au scratching et mixing.

Toujours en 1983, la percée du genre fut encore plus retentissante, avec l’arrivée dans les salles du film Wild Style, une fiction américaine sur la culture hip-hop née aux États-Unis. Si les premières projections n’ont pas ameutées les foules, le Wild Style Tour allait tout changer.

Le réalisateur du film, Charlie Ahearn, fut invité à Tokyo avec une trentaine de membres de l’équipe du film, dont Rock Steady Crew et Cold Crush Brothers. Ils passeront également à la télévision, et surtout, au parc Yoyogi à Harajuku, où la véritable connexion entre les rappeurs du Bronx et les jeunes Japonais se fera. Ce sera un moment fort de partage et de transmission culturelle.

Les DJs et danseurs du Bronx ont contribué à allumer l’étincelle qui allait révolutionner la scène street et underground de Tokyo, et plus largement de tout le Japon. 

Il ne fallut que quelques semaines pour que naissent de nouveaux groupes de breakdance dans les rue de Harajuku tels que B-5 Crew, Mystic Movers ou encore Tokyo B-Boys.

Les années qui suivront verront les premiers artistes américains se produire au Japon, comme run D.M.C..

La scène underground

Au départ, les grands labels japonais n’étaient pas enthousiastes pour investir dans ce style importé d’Amérique, freinés par le manque d’auditeurs et donc de retombées financières. L’existence du hip-hop au Japon s’est donc construite de manière plus indépendante.

La première génération de rappeurs Japonais apparaît dès 1984, avec des groupes comme : 

  • Toshio Nakanishi : Homework (1983)
  • YLA-MAGO : Tyo Rock & Kinder Hour / News Paper Push Man (1985)
  • President BPM : Mass Communication Break Down (1986) & Heavy (1987)
  • Seiko Ito いとうせいこう & Tinnie Punx : 建設的 (1986)
  • Seikō Itō : Gyoukaikun Monogatari (1985)
  • Tycoon To$h & Terminator Troops : Copy ’88 / ♥ & ☮ (Love & Peace) (1988)

C’est en 1988, porté par leur élan et leur conviction profonde que le hip-hop a toute sa place sur l’archipel, que Toshio Nakanishi (a.k.a. Tycoon To$h), Masayuki Kudo (a.k.a. K.U.D.O.), Gota Yashiki – un autre membre de Melon – et le crew Tiny Panx constitué de Kan Takagi et Hiroshi Fujiwara, fondent le premier label du genre : MAJOR FORCE.

Ils produiront une cinquantaine d’artistes, et des albums comme : 

  • Major Force – Compact Vol. 1
  • THE ORCHIDS – Yes, We Can, I Will Call You Go! Orchids Go ! (le premier groupe féminin)
  • T.P.O – Punk Inc. / All The King’s Men
  • Tycoon To$h & Terminator Troops – Copy ‘88 / Love & Peace

Voici une playlist pour vous plonger dans cette ambiance unique du proto-hip-hop japonais ! Un régal… number one DJ in Tokyo Bronx !

Un autre obstacle à la démocratisation du rap au Japon, et pas des moindres, se trouva être la langue Japonaise elle-même. Elle ne s’adaptait pas réellement au flow recherché dans le rap, et présentait des difficultés pour créer du rythme et des rimes. Les rappeurs japonais faisaient face à des limitations grammaticales pour terminer leurs phrases. De l’anglais utilisé au départ, ils commencèrent de plus en plus à passer au japonais, utilisant des traductions parfois littérales. Et une personne se distingua davantage pour cela : Seikō Itō.

Seikō Itō いとう せいこう, avec son album Sangyokun Monogatari (業界くん物語) sorti en 1985, va grandement faire évoluer la dialectique du rap japonais, aidant à mieux faire sonner les paroles japonaises comme les paroles anglaises. Il applique les codes du genre avec brio : il accentue certaines syllabes pour mieux coller au rythme de la musique, et synchronise les paroles au tempo du rap (60-100 bpm). 

Trois rappeurs vont appliquer cela à la perfection, et influenceront toute une nouvelle génération pour la décennie suivante : ECDScha Dara Parr et Krush.

Lo-fi et et hip-hop se retrouvent donc bel et bien durant cette époque, la création étant soumise au désintérêt des majors, usant alors des moyens en leur possession pour produire et faire advenir le hip-hop japonais tel que nous le connaissons aujourd’hui. 
Néanmoins, il ne s’agit pas encore, même pas du tout, du lo-fi hip-hop tel que le terme émergera dans les années 2010. Le J-rap qui creuse lentement son sillon, constitue pourtant une étape indispensable à son avènement.

Essor et démocratisation dans les années 1990

Comme nous l’avons vu, l’avènement du rap au Japon a démarré d’une manière relativement marginale, faisant face aux complexités de l’intérêt du public et des médias d’une part, et de la langue d’autre part. Néanmoins, nous ne sommes plus en 1983, et la seconde génération de rappeurs s’apprête à faire son apparition, portée par trois albums de référence, très important dans l’histoire du mouvement.
Ces derniers dépassent les limitations phonétiques passées par une approche innovante : ils emploient des verbes abrégés et accentuent certaines syllabes afin de générer un flow et un rythme plus accrocheur, plus fluide. Ils intègrent également des paroles en anglais, assumant et élargissant les liens entre culture américaine et japonaise. Toutes ces combinaisons uniques ont permis de briser les conventions de la poésie japonaise traditionnelle, qui s’appuient sur le nombre de syllabes plutôt que sur la structure du rythme.

ECD tout d’abord, fut un rappeur très engagé, et à l’initiative de la création et de l’organisation du festival rap さんびんCAMP (San bin CAMP) de 1996. Il sortit l’album Pico Curie en 1989.

Scha Dara Parr – SDP ont une approche beaucoup plus relax et festive du hip-hop. Ils rejoignent Major Force en 1989 et se font davantage connaître avec le single Konya Wa Boogie Back (今夜はブギー・バック). Ils organisent un autre festival en 1996, à la suite du さんびんCAMP, le Dai Lb Matsuri. C’est en 1990 que sort l’influent Operation Scha Dara Parr.

Krush, le premier groupe formé par Dj Krush (qui trouva l’inspiration de devenir DJ après avoir assisté à la performance du Wild Style Tour dans un club de Shinjuku en 1983) et composé de DJ GO et Muro, ainsi que les rappeurs Gutch DeeHome Boys, et Honey Bomb apportèrent à leur tour une contribution unanimement marquante avec le disque de quatre titres : Yellow Rap Culture In Your House. Ce dernier dénote à l’époque, par des innovations sonores et de nouvelles techniques de rap.

Krush Posse à gauche sur la photo

Le nouvelle génération qui émerge de ces pépites n’aura de cesse d’explorer de nouvelles approches, et marquera l’ouverture des majors au style. Il ne s’agit plus désormais d’un mouvement purement underground ou marginal : l’intérêt du public est là, la scène est plus vivante que jamais, des festivals voient le jour.

Dans la longue liste de groupes qui suivront, nous retrouvons : Rhymester, King Giddra, Microphone Pager, Soul Scream, Buddha Brand, Shakkazombie, Lamp Eye, Ozrosaurus, Gore-Tex, Rim, …

Nous vous invitons vivement à découvrir les perles qui ont fait du hip-hop japonais ce que l’on connait aujourd’hui. Personnellement nous craqons pour les albums Don’t Turn Off Your Light de Microphone Pager, ainsi que The “DEEP” de Soul Scream. Des titres particulièrement intéressants pour la transition vers notre prochain article.

50 nuances de J-rap

Le rap ne se résume pas à un seul style. Peu importe le continent et la culture, nous retrouvons une déclinaison impressionnante d’approches et de sous-genres qui rendent la découverte ou l’approfondissement de cette culture si riche et enthousiasmante. 
Old School, Boom-bap (style de production de beats orienté sur les échantillonnages), Trap, Country trap, Rap rock, Gangsta rap, Crunk, Emo rap, UK Drill, Jazz rap… lo-fi hip-hop.

Il y en a pour tous les goûts, et si aujourd’hui il est très facile d’accéder à l’ensemble de ces créations à l’aide d’internet, comme vous le faites ici, à l’époque nous en étions toujours aux supports physiques. De nombreux magasins spécialisés dans le hip-hop sont donc nés au siècle dernier, comme GUINNESS RECORDS à Shibuya. Il est communément admis que c’était l’endroit avec la plus grande concentration de magasins de disques au monde. What else !

Le propriétaire de ce dernier, un tout jeune homme au début de sa vingtaine, autrefois étudiant en design, était un passionné de Soul et de Jazz. En plus du hip-hop naturellement. Amoureux de musique, véritable spécialiste, ne vivant que pour sa passion, il deviendra rapidement producteur, dans l’ombre. Mais tout ceci, nous le mettrons en lumière dans notre prochain article.

À suivre… 

Sources

Kozo ASAOKA

Autres

Vivien Joly

Amoureux des lettres et des contrées nippones, pédagogue et humaniste, Vivien sillonne la culture musicale, cinématographique et vidéoludique japonaise depuis plus de 25 ans. C’est avec grande joie qu’il rejoint l’équipe de Journal du Japon en 2024 afin de partager au plus grand nombre ses trouvailles et ses coups de cœur.

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