L’alcool dans les mangas, avec ou sans modération ?

À l’instar de la France, le Japon entretient une longue histoire avec l’alcool, faite d’artisanat, de soirées bien arrosées et parfois de drames que le pays gère selon ses propres règles. Les mangas, les anime et celles et ceux qui les dessinent témoignent de l’évolution et des dérives de la consommation d’alcool, au fil du temps, et de sa représentation dans ces médias.

Après notre article consacré à Mariko Kikuchi sur la parentalité toxique, une constatation s’est rapidement imposée : beaucoup de ces adultes problématiques usent et abusent de la bouteille au point que leur alcoolisme rejaillit sur leur entourage. Et pourtant boire est une chose qui reste tout à fait acceptée dans l’espace public nippon; même si cela peut finir dans l’excès.

Est-ce que la vision qu’offre les mangas de la consommation d’alcool reflète la réalité ou les choses sont-elles plus complexes ?

Trigger warning : un article avec alcool, vomi, violences psychologiques et physiques… Vous êtes prévenu(e)s !

Jolie bouteille, sacrée bouteille

Pour autant que l’on puisse en juger vu d’ici, si un sujet sur l’art ou l’artisanat vous intéresse, il y aura un manga pour en parler. Après tout, être artisan, c’est avoir une passion pour son activité : acquérir, parfaire et développer de nouvelles techniques, et les transmettre à un ou une apprenti·e. En terme de narration, on est proche du manga de sport. Souvent associés à la tranche de vie, les récits narrant l’art de fabriquer des choses peuvent aussi flirter avec l’action, le drame ou la romance et ont à cœur de satisfaire la curiosité des lecteurices sur les secrets d’un monde loin de leur quotidien.

Couverture du tome 1 de Natsuko no Sake, une jeune femme aux cheveux courts tient une grande bouteille. Elle se tient debout devant des tonneaux de fermentation
©Vega-Dupuis

Aussi n’y a t’il rien d’étonnant à trouver des mangas racontant l’attrait de l’humain pour les boissons fermentées ou distillées, décrivant l’histoire, les secrets de fabrication et les personnes qui en vivent. Les Gouttes de Dieu et son enquête sur fond de duel fraternel pour hériter d’une cave à vin est un bon prétexte pour parler de cépages prestigieux et des personnalités qui gravitent dans le monde de l’œnologie. Natsuko no Sake explique comment l’alcool emblématique du Japon est fabriqué, en adoptant le point de vue d’une femme, ses motivations et ses difficultés face à une activité traditionnelle tenue par des hommes réticents. Quant à Bartender, il s’intéresse aux barmans et barmaids qui, derrière leurs comptoirs, servent des cocktails aux clients venus chercher un peu de réconfort dans une ambiance propice aux confidences.

Servir et offrir à boire peut avoir des conséquences surprenantes en terme de commerce. Les propriétaires du Nobu de Isekai Izakaya subissent les pressions d’un noble à cause de la bière japonaise servie dans leur établissement, parce qu’elle ressemblerait à une bière interdite dans l’empire de fantasy où ils travaillent. À l’inverse, lorsque Hiruka Machio, le héros de Farming life in another world, fait découvrir le vin aux villageoises de Grand Arbre, celles-ci aiment tellement ça qu’elles refusent de vendre leur production pourtant très prisée, afin de tout garder pour elles.

Cependant, ces mangas abordent rarement, si jamais, l’abus de boisson. Ici on savoure son verre, avant de se perdre dans de longues descriptions dignes du Michelin ou de Food Wars. Dans le cas où un alcool serait lié à un souvenir douloureux, il y aura toujours une personne versée dans l’art du bien boire pour faire changer de point de vue. Si quelqu’un finit ivre, c’est juste pour la comédie et le pire qu’il puisse arriver est d’avoir un peu mal aux cheveux le lendemain, ou que l’on boude un vin utilisé pour cuisiner du bœuf bourguignon plutôt que dans un cruchon.

De tavernes en izakaya, l’art du nomikai

Un joyeux kampai, une longue gorgée issue d’une pinte de bière, suivie d’une exclamation satisfaite. C’est le signal de départ d’un nomikai, une réunion pour boire. Elles peuvent être aussi informelles qu’une rencontre entre amis, mais elles sont surtout emblématiques des soirées d’entreprises et des invitations adressées à un partenaire d’affaires afin de s’attirer ses faveurs. La hiérarchie s’en sert pour souder les équipes et il est malvenu de refuser d’y venir. La pression est moindre entre collègues en revanche.

Ainsi, les rapports chef·fes/subordonné·es s’effacent lors les afterworks de Otaku Otaku, au profit des relations amicales et amoureuses. La jeune Aoba de New Game assiste quant à elle à plusieurs nomikai, tant pour fêter sa propre arrivée dans l’entreprise que celles d’autres employées. Elle qui a commencé à travailler dès la fin du lycée est encore mineure au début de l’anime et reste au jus de fruit, mais doit quand même apprendre, via sa cheffe passablement éméchée, comment bien servir la bière.

Car un nomikai d’entreprise comporte moult rituels, parfois archaïques. Les dames servent les messieurs, et les nouveaux venus, qui ont aussi veillé à l’organisation (privatisation d’un espace, prises de commandes, taxi pour ramener les convives etc.) servent les anciens et les chefs… tout en se conformant à leurs demandes qui peuvent être un jeu à boire, un gage, ou simplement l’ordre de descendre cul sec un verre. C’est l’occasion pour les employés de montrer un visage détendu, voir de se lâcher sous couvert de nomunnication (boire pour communiquer). Tout cela se veut bon enfant, être une possibilité de briser la glace et de se sentir moins coincé qu’au bureau, même si la ligne jaune n’est pas si loin…

Capture d'écran de l'épisode 7 de la saison 1 d'Aggretsuko, on y voit le chez Ton, un hippopotame portant des vêtements déchirés, un genou à terre, visiblement épuisé, face à Retsuko, une panda rousse, un micro à la main, l'air énervé
Chef Tom 0-1 Retsuko
© Netflix

La soirée karaoke organisée par le service de Retsuko dans Aggretsuko S1E7-8 est l’occasion d’un règlement de comptes alcoolisé entre l’office lady et son chef tyrannique Ton sur fond de death metal, devant des collègues tout aussi éméchés et désinhibés. Et pas question de poser sa matinée malgré la cuite du lendemain : comme tout·e bon·ne salarié·e de notre réalité, Retsuko reviendra bosser, aussi fraîche que possible, avec un antalgique ou une boisson énergisante dans l’estomac et un patch glacé discrètement posé sur le front, alors que chacun aura commodément oublié les débordements de la veille. Ce qui se passe en nomikai reste en nomikai.

Les tavernes des mondes de fantasy sont également des lieux de travail où récupérer les missions, recruter des équipiers et rassembler des informations en est la base. Inspirées de jeux comme Donjons et Dragons, elles permettent surtout à un groupe de faire la fête, à l’instar de la guilde Fairy Tail, dont le quartier général à Magnolia est une taverne typique, évoluant en fonction de ses finances.

Simple pub au début du manga, elle devient une grande brasserie digne d’un Oktober Fest dans ses moments fastes, d’un rade de dockers voir d’un cabanon de plage quand l’organisation connait quelques déboires. Vu que la guilde accueille indifféremment mineurs et adultes, il est difficile (mais pas impossible) de savoir qui boit quoi, en fonction de la propension de ses membres à frapper le camarade le plus proche et à provoquer une bagarre générale.

Le menu de la cantine de Minuit
 La case dit "ma carte se résume à ça
- menu soupe miso au porc 600 yens
- bière (pinte) 600 yens
- sake (36 cl) 500 yens
- shochu (au verre) 400 yens

La consommation d'alcool est limitée à 3 verres par personnes
© Le Lézard Noir

Si certains izakaya, comme celui de la Cantine de minuit, indiquent clairement aux clients qu’il ne leur sera pas servi plus de trois verres afin de ne pas les voir finir soûls au point de faire du tapage nocturne, d’autres n’ont pas autant de scrupules, ce qui nous offre des moments gênants de bruits gastriques au fond d’une ruelle ou au bord d’un trottoir.

Tu t’es vu quand t’as vomi des arc-en-ciel ?

À moins qu’il ne s’agisse d’un fétiche personnel, auquel cas pas de jugement (ndlr : si, un peu quand même), personne n’aime voir quoi que ce soit ressortir de l’estomac de ses voisins de table. Déjà parce que c’est dégoutant, et ensuite parce que cela peut engendrer une réaction en chaine et qu’il faudra nettoyer derrière. Si dans notre réalité la solution la plus évidente (mais pas forcément la plus facile à exécuter) consiste à courir le plus rapidement possible aux toilettes, l’animation a trouvé un moyen simple pour contourner le malaise : les paillettes et la couleur.

Aqua; la déesse déchue de l'eau de Konosuba, qui après s'être livrée à une énième beuverie, vomit arc-en-ciel et petits flocons, sous le regard dépité de Kazuma
Aqua a même l’option décos de Noel (Konosuba)
© Crunchyroll

Légalement parlant, rien n’oblige un studio à censurer le vomi. On en voit des exemples récents dans l’Attaque des titans, où le stress fait vomir les soldats avant une mission. Des titres plus anciens comme Golden Boy ne sont pas avares en reflux intempestifs non plus. Mais généralement, les producteurs préfèrent éviter les ennuis et éventuelles réticences de la chaine qui diffusera l’anime, et donc « embellir » l’apparition de régurgitation par des pixels, des effets de lumière ou des arc-en-ciel, quand ils ne choisissent pas simplement de faire un hors champ avec juste le son du personnage qui rend tripes et boyaux, comme Ochako de My Hero Academia. En plus de l’effet comique engendré, cela crée une distance avec les spectateurices qui les empêche d’être malades devant leur écran.

L’origine de cette imagerie remonterait à Ashita no Joe, où le boxeur, durant l’un de ses combats les plus intenses aurait rendu le contenu de son estomac, représenté sous la forme d’une trainée étincelante. Le site Know your meme explique quant à lui que le vomi arc-en-ciel viendrait du blogueur RoG alors qu’il photographie des rayonnages d’un magasin japonais à Los Angeles en 2006. Il aurait eu la vision « d’un arc en ciel vomissant sur le rayon apéritif et teintant irrémédiablement les emballages de millions de couleurs vibrantes« . Invités à représenter cette image, ses followers s’en sont donnés à cœur joie, répandant le même sur les internets.

Tu comprendras quand tu seras grand (ou pas)

D’après « les grandes personnes » le problème ne venait pas des beuveries de mon père mais de mon incompréhension de cette « activité d’adulte« . Mariko Kikuchi

Dans Mon père alcoolique et moi, on découvre l’alcoolisme à travers les yeux de Mariko; l’autrice se représente à différents âges de sa jeunesse alors qu’elle se bat avec les problèmes créés par les abus d’alcool de son paternel. Par extension, et en s’en tenant – pour le moment – aux personnages de fiction, on se rend compte que les jeunes protagonistes de nombre de mangas découvrent la boisson sans avoir besoin ou même envie d’y toucher. Chaque génération d’amateurices de culture japonaise a son égérie de la bouteille. Et ce sont souvent des figures d’autorité, parents ou professeurs.

Hanae ichinose, une femme en surpoids vétue d'une jupe plissée blanche et un pull violet danse hilare au milieu d'une pièce, tenant des éventails marqués du drapeau japonais dans chaque main. Une femme rousse portant une veste jaune rit derrière elle et un petite garçon tire sur sa jupe pour la faire arrêter
Fiesta !
© Studio Deen/Fûji TV

Sorti en 1980, Maison Ikkoku met en scène la relation pleine de quiproquos entre Yûsaku Godai, étudiant sans le sou, et sa logeuse Kyôko… Mais aussi les soirées arrosées organisées contre sa volonté dans sa chambre par Akemi, Hanae et Yotsuya. Bruyants, irrespectueux et beurrés comme des petits Lu, ils passent leur temps à festoyer et à troller ce pauvre Godai.

Cependant, il a peut-être échappé à qui n’a pas relu la série récemment que le trio compte une alcoolique avérée (non que les deux autres soient moins problématiques) : Hanae Ichinose. Femme au foyer, mère du petit Kentarô qui n’aime pas la voir ivre, son mari travaille au loin et elle trompe son ennui dans les ragots qui secouent la pension et dans l’alcool, qu’elle cuve même en journée.

En 1995, une autre icône du lever de coude fait son apparition, Misato Katsuragi. Lieutenant et stratège de la NERV dans la lutte contre les anges de Neon Genesis Evangelion, elle est d’une redoutable efficacité dans son travail et un support pour Shinji et Asuka qui vivent chez elle. Cependant, les deux adolescents sont aussi témoins de sa consommation excessive de bière, qu’elle boit même au petit déjeuner. Son frigo ne contient d’ailleurs que ça la plupart du temps. Certes, elle a eu un passé difficile, et vivre dans un présent apocalyptique nécessite d’évacuer la pression mais, à un moment, on peut se demander qui de la fin du monde ou de la fin de son foie aura le dernier mot… Un site internet a même tenté de mesurer sa consommation, tout en admettant être loin du compte.

Le cas le plus marquant dans l’animation récente est sans doute Kikuri Hiroi dans Bocchi! The Rock dont l’anime débute en 2022. À l’épisode 6, la timide Bocchi rencontre la bassiste prodige de Sick Hack, une buveuse invétérée dont l’ébriété quasi permanente cause de nombreux problèmes à son groupe. Kikuri admet que boire lui permet d’effacer sa personnalité morne qui refait parfois surface, selon son taux d’alcool dans le sang. Elle peut agir le cœur léger sans que sa capacité à jouer de la basse n’en soit affectée, et est néanmoins surveillée par son entourage qui, à défaut de soigner sa dépendance, limite les pots cassés. Bien que très anxieuse elle-même, Bocchi fait clairement comprendre qu’elle ne compte pas suivre la voix de sa senpai pour s’affirmer en société.

Couverture de hi! The rock : Side Story Hiroi Kikuri's Heavy Drinking Diary . On y voir l'héroine, cheveux roses tressés, jouant de la basse, avec la bouche une brique de sake qui se boit à la paille
© Homusha/Comic FUZ

L’alcoolisme et la personnalité de Kikuri ont assez marqué les fans pour qu’un spin off voit le jour. Commencé en 2023 et prenant place en même temps que le manga d’origine paru en 2017, Bocchi! The rock : Side Story Hiroi Kikuri’s Heavy Drinking Diary est une tranche de vie narrant le quotidien hautement alcoolisé de la bassiste, pour qui aucun problème n’est insoluble, tant qu’il y a à boire…

Il est possible de citer encore nombre de grandes buveuses comme Kanna Alperona (Fairy Tail) ou Mme Toba (Yuru Camp), dont l’abus de boisson est le trait de personnalité dominant, ou le devient au fil des saisons comme Aqua (Konosuba). Leurs capacités, pouvoirs ou sens des responsabilités n’interviennent que bien plus tard et pas aussi fréquemment que leurs gueules de bois. Paradoxalement, les moments où quelqu’un cherchera à profiter ouvertement d’une femme alcoolisée sont rares dans les oeuvres grand public.

Au premier abord, les hommes semblent moins affectés, la narration faisant en sorte que l’ivresse n’impacte pas leurs capacités à agir au moment crucial, comme Jiraya (Naruto) qui ne respecte pas le code ninja en s’adonnant à la boisson mais reste l’un des guerriers légendaires de Konoha. Cependant, la gent masculine compte aussi un certain nombre d’alcooliques notoires comme les étudiants de Grand Blue, Kogoro Mouri (Détective Conan) que sa femme a quitté en partie pour cette raison, ou Heiter (Frieren). Il a même inculqué à Fern, sa protégée pourtant à cheval sur les bonnes manières, que boire n’avait rien de mal, même si ses beuveries répétées expliquent en partie pourquoi son groupe a mis dix ans à vaincre le roi des démons…

Mangakalcoolique

Pour les Japonais, l’alcool c’est de l’alcool. Kabi Nagata

L’indulgence envers les personnes qui boivent beaucoup est donc omniprésente dans la fiction… et dans la réalité, où être ivre mort en plein air est parfois perçu moins négativement qu’une personne transportant un objet encombrant dans les transports en commun. Ce laxisme apparent s’explique par le fait que contrairement d’autres régions du monde, la morale et la religion n’ont pas pu servir de levier pour instaurer la tempérance sur l’archipel. Les Japonais ne perçoivent donc pas l’alcool comme une drogue nocive ou une boisson incapacitante.

Dans ces conditions, il est difficile d’appréhender le nombre de personnes dépendantes de l’alcool. Le dernier sondage du Ministère de la santé publique remontre à 2003 et indique que 2.5% de la population d’alors était alcoolique. Un chiffre déjà sous-estimé semble t-il.

Si l’on considère la tendance pour la discrétion que les Japonais entretiennent concernant leur vie privée, les témoignages sont plutôt rares. Certains nous sont pourtant parvenus, sous la forme de mangas autobiographiques.

Dans le troisième volet de ses journaux intimes paru en 2019, Boire pour fuir ma solitude, Kabi Nagata narre sa chute dans la boisson, alors qu’elle fait face au stress de son métier, et des conséquences qu’ont eu les deux premiers récits (Solitude d’un autre genre, Journal de ma solitude) sur sa famille et sur sa vie. Souffrant d’une pancréatite sévère, elle raconte comment son hospitalisation a bouleversé sa vie, les changements qu’elle a dû opérer pour sa santé. Déjà suivie pour des troubles neurologiques, Nagata ne cache rien des difficultés qu’elle a à arrêter l’alcool, ou à ne pas reprendre trop fort quand le besoin, qui s’apparente à une prise de drogue, s’en fait sentir. En sous texte, on comprend que personne parmi les restaurateurs chez qui elle se rendait ne mettait de limite raisonnable à sa consommation et que malgré, l’aide de ses parents, elle gère cette part de sa vie seule.

Avant elle, Hideo Azuma a connu un parcours chaotique. Le créateur de La petite Olympe et les dieux fugue soudainement, loin de la pression de ses planches de mangas. Il ne rentrera chez lui que pour tomber dans l’alcool et sera finalement interné en 1998 dans un service de psychiatrie dédié aux personnes dépendantes. Il raconte son histoire dans Journal d’une disparition puis Journal d’une dépression, sortis à partir de 2005. Incapable de savoir quand son alcoolisme a débuté et pourquoi, il raconte les soins, son appréhension face à la maladie, malgré le ton positif qu’il tente de donner à son récit. Son histoire offre une vision d’un monde hospitalier dévoué, mais aussi distant vis à vis de ses patients. Le service semble constamment plein, certains patients s’y trouvant depuis des années. Ceux qui en ressortent rechutent le plus souvent. Son retour au domicile montrera comment lui aussi doit composer avec son addiction et ses troubles psychologiques.

Ces récits révèlent chacun à leur manière le mal être de la vie d’adulte mais aussi une forme d’errance et les difficultés à soigner cette maladie qui dit mal son nom et n’est pas prise comme un ensemble de symptômes, à la fois physiques et psychologiques. Si Azuma a fini par quitter ce monde en 2019, Nagata continue d’explorer et combattre ses démons avec plus ou moins de réussite.

Viva Sake ? Viva sobriété !

Les lois entourant la consommation d’alcool au Japon ont été durcies en 2007 et n’ont pas changé depuis. Il faut avoir 20 ans (l’une des limites d’âge les plus élevée au monde), pour boire légalement. Il n’y a pas d’infraction pour ébriété sur la voie publique, les forces de l’ordre se contentent de s’assurer que vous n’êtes un danger ni pour vous ou pour autrui, et vous laisseront ensuite cuver à ciel ouvert. Des comptes Instagram comme Shibuya Meltdown (ndlr :attention vomi !) se font une joie de recenser pour la postérité des photos de salarymen souls. En revanche, la tolérance zéro s’applique pour la conduite d’un véhicule. Si le contrôle montre que la personne au volant a plus de 0.3g d’alcool dans le sang, soit un verre de vin, elle risque de lourdes peines, de même pour les éventuels passagers qui l’ont laissée conduire dans cet état. En France, le taux est fixé à 0.5g, soit deux verres.

Un homme est allongé au sol dans une cour
Photo de Motoki Tonn sur Unsplash

Et pourtant… En 2022, le Ministère des Finances japonais lance un appel à projet. L’idée est simple : demander aux adultes de 20 à 39 ans de proposer des idées innovantes pour inciter à boire… plus. Intitulée Sake Viva, la campagne avait pour ambition d’aider à renflouer les caisses du pays toute en sollicitant la part de la population dont la consommation a le plus diminué au fil des ans. En effet entre 1980 et 2020, les revenus liés au commerce de l’alcool sont passés de 5 à 1.7% du PIB. Les facteurs d’une telle baisse sont multiples mais tiennent beaucoup à la démographie du pays, avec un taux de natalité bas et une population vieillissante. Même si en 2020 la jeune population japonaise japonaise (15-29 ans) boit bien plus que celle du reste du monde, cela ne suffit pas à endiguer la chute de revenus.

À cela s’ajoute la pandémie du COVID-19 survenue en 2020. La fermeture des bars et restaurants et le confinement ont changé les habitudes de la population active. Buvant peu lorsqu’elle est à la maison, découvrant un quotidien différent et orienté vers l’idée de prendre soin de soi, elle se rend également compte que les nomikai et autres afterworks n’empêchent pas de travailler efficacement avec sa hiérarchie et les clients. Hommes et femmes confondues témoignent d’une volonté de se détacher de cette tradition portée par leurs ainés, et qui leur apparait désormais comme une réelle pression sociale et hiérarchique, en plus des coùts engendrés par ces soirées.

Prévue pour durer trois mois, la campagne a été vivement commentée tant dans le pays qu’à l’international pour son caractère incitatif. Elle a depuis disparu d’internet, et ce n’est qu’en 2024 que le Ministère de la santé a enfin publié des recommandations dans un souci de limiter les maladies liées à la consommation d’alcool, très en retard par rapport à d’autres pays industrialisés.

Conclusion

Dans la fiction, être porté sur la bouteille relève souvent d’un ressort comique, le personnage est drôle, charismatique, attachant sans trop forcer, le public l’apprécie ou adore le détester, surtout s’il s’agit d’une figure forte ou d’autorité. À l’inverse, les adultes violents à cause de l’alcool sont secondaires et souvent le point de départ de l’histoire d’un·e protagoniste, qui fera en sorte de se détacher d’eux aussi vite que possible.

Il en va autrement dans le monde réel où gérer la dépendance à l’alcool est une lutte longue, difficile et souvent solitaire. Très indulgent avec ses buveurs, le Japon accorde encore trop peu de moyens préventifs et médicaux à la lutte contre l’alcoolisme et navigue entre un pragmatisme un peu cynique quand il s’agit de ses finances et le poids des traditions, créant un fossé générationnel entre jeunes actifs et et employé·es de longue date, et sous-estimant sans doute le nombre de personnes réellement dépendantes.

Si la réalité concernant l’alcoolisme au Japon est plutôt inquiétante, la fiction permet à ses personnages de boire presque sans conséquence, remplissant son rôle en créant un sentiment d’évasion d’un quotidien qui incite à la modération. Dans un manga ou un anime, on peut boire tout son soul et botter les fesses des méchants la seconde d’après, et être classe en le faisant. Dans le pire des cas, les problèmes seront pour personnage-du-futur et les mangakas ne s’attarderont pas forcément dessus, pour privilégier l’action.

Journal du Japon vous encourage donc à profiter de vos séries favorites et de boire… avec modération.

Plusieurs mains tiennent de grandes pintes de bières mousseuses
Source : Don’t Call Us a Junk Game! © Crunchyroll

Listes des sources bibliographiques

Albine

Née avec un manga dans la main, bibliothécaire et collectionneuse

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