Les Larmes du Yôkaï : rencontre BD autour d’une aventure débridée !
Avec quelques générations d’auteurs qui sont nés ou ont grandi avec la pop culture japonaise – manga, japanime, jeu vidéo et plus encore – on ne compte désormais plus les bandes dessinées inspirées du Japon. À Journal du Japon, nous en croisons régulièrement et nous savourons chez certaines d’entre elles un mélange réussi d’influences et d’humour.
Aujourd’hui, c’est avec plaisir que nous vous présentons l’une de ces belles découvertes : Les Larmes du Yôkaï, l’histoire d’un chat samouraï et gaijin dans un Japon fantasmé, qui part avec sa lame et son domestique, Doglass, pour une drôle d’aventure… Et pour vous en dire plus, quoi de mieux que de rencontrer les auteurs, Loïc Clément et Margo Renard !
Un condensé d’aventure haut en couleur !
Commençons par faire les présentations et vous parler un peu de l’œuvre elle-même. Les Larmes du Yôkaï, avec son premier tome intitulé Les abeilles se cachent pour mourir aux éditions Glénat, c’est l’histoire de Caleb, un brillant chat-samouraï enquêteur qui sillonne l’île d’Onogoro avec son serviteur (son souffre-douleur aussi) Doglass.
Dans ce Japon médiéval fantastique, une larme de yôkai est traditionnellement transmise par un père noble à son fils sur son lit de mort, sous la forme d’un sabre qui renferme l’âme d’une créature légendaire, le yôkai. L’objet lui confère ainsi des pouvoirs extraordinaires. Caleb, enfant adopté, est ainsi l’un des rares gaijins à posséder un tel trésor. Privilégiant la résolution de ses enquêtes par l’usage de son intellect hors pair plutôt que par la force, Caleb Inari n’est pourtant pas le dernier à la bagarre. Surtout si son Doglass est en première ligne…
Lorsque ce duo atypique arrive dans la ville de Chidori pour de nouvelles aventures, l’accueil n’est pas des plus chaleureux. Les étrangers n’y sont pas forcément bien vus. Pas de quoi se départir de sa nonchalance et de son humour corrosif habituels pour Caleb, qui va faire la connaissance de Béryle. Cette patronne d’auberge, veuve et gaijin elle aussi, s’occupe seule de son commerce aux côtés de son jeune fils Tristan, et sa vie n’est pas simple tous les jours. Quoi qu’il en soit, la situation à Chidori s’avère rapidement explosive. La petite communauté d’apiculteurs qui assure l’économie de la ville est désemparée par la mort mystérieuse de ses abeilles. Le manque d’intérêt des pouvoir locaux finit d’asseoir des tensions bien installées. Le daimyo local, représentant de l’empereur, serait-il corrompu ?
Avec ses compagnons, Caleb va mener l’enquête, qui les mènera à découvrir les secrets cachés dans les profondeurs de la ville…
Derrière Caleb, Doglass et Chidori, on retrouve Loïc Clément au scénario, qui nous avait déjà bien plu sur la BD humoristique et vidéo ludique Super Pixel Boy aux éditions Delcourt. L’accompagne Stéphane Benoit pour le découpage, Margo Renard au dessin et Grelin à la couleur. Cet univers anthropomorphique et japonais ne manque pas de piquant et s’illustre autant avec son humour mordant (vous voyez l’humour de Radiant de Tony Valente ? Ben voilà, c’est un peu ça) et des planches mise en valeur par une excellente colorisation. Les personnages ne sont pas en reste, avec un chara-design en osmose avec leur personnalité, et des dialogues ou commentaires discrets qui font toujours mouche. On rigole du début à la fin, on s’attache aux personnages et l’œuvre est aussi un plaisir pour les yeux. On a donc hâte de découvrir les prochains tomes, le premier étant chez vos libraires depuis le 11 septembre dernier.
En attendant, justement, partons à la découverte de deux des auteurs : Loïc Clément et Margo Renard !
Loïc Clément, enfant des années 80 et de la pop culture japonaise
Journal du Japon : Bonjour Loïc et Margo, et merci pour votre temps. Commençons par Loïc, le scénariste de cette histoire. Petit préambule : Moi je t’ai découvert dans Super Pixel Boy chez Delcourt où l’on explore tout un pan de ton enfance, très très vidéoludique. Il y avait déjà un peu de matière pour une interview mais là, avec Les Larmes du Yôkaï, il n’y a plus aucun doute sur ta connexion avec le Japon. Raconte-nous ton lien avec le Japon, ta découverte de cette culture, ce qui t’a marqué… il n’y a visiblement pas que le jeu vidéo !
Loïc Clément : Je suis un enfant tout ce qu’il y a de plus banal, des années 80. Je découvre donc l’animation japonaise dans ma prime enfance, et je suis envouté par Les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball, Ranma ½, Les Samouraïs de l’Éternel… Adolescent, je comprends que ces animés sont pour la plupart issus de mangas et je me mets à les lire, à squatter les boutiques spécialisées en import japonais. C’est comme ça que très jeune, je prends le train depuis Bordeaux avec mon frère pour passer des journées entières chez Tonkam à Paris. C’est à moitié assumé à l’époque, parce que globalement, ces passions-là font de moi un ado un peu loser, pas cool du tout. Mais dans l’ombre, je dévore les Vidéo Girl Ai, Gunnm et autres Akira. Toute cette culture manga – anime – jeu vidéo forme un tout cohérent qui me passionne mais qui reste un peu mon jardin secret. Aucune de mes amoureuses d’adolescence n’a jamais connu cette facette de moi 🙂
Et puis toujours peu original, les années 90 sont le symbole de ma rencontre avec le studio Ghibli. Porco Rosso, Mon voisin Totoro en VHS, Le Tombeau des Lucioles diffusé sur Arte… Je suis tombé dans la marmite et je dois être aujourd’hui un des collectionneurs français les plus hardcore d’objets en lien avec ces films…
Dans les remerciements des Larmes du Yôkai, tu parles d’un hommage croisé à Conan Doyle et Akira Toriyama. Qu’est-ce que le second représente pour toi, pourquoi cet hommage ?
Akira Toriyama m’a accompagné toute ma vie. Mes vacances en Espagne chez mes grands-parents à regarder Docteur Slump ; les matinées devant le club Dorothée à attendre que soit enfin diffusé l’épisode de Dragon Ball ; les centaines d’heure à jouer à La Légende Saïen sur Super Nintendo ou la lecture croisée avec mon fils aîné pour la millième fois des mangas de Toriyama. Ce que ça représente pour moi, c’est une œuvre universelle, positive, inspirante qui me suit depuis toujours et qui me suivra encore longtemps. Et je ne parle pas là de son œuvre qui se poursuivra sans lui, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Je parle uniquement de la somme qu’il nous a légué et qui ne demande qu’à être redécouverte régulièrement.
Il y a d’autres mangas dont tu es fan ou qui t’ont marqué ?
Bien sûr. Tu as toute la journée pour qu’on en parle ? (Rires)
Outre les titres précédemment cités, j’ai eu et j’ai encore une passion pour Dragon Quest La Légende de Dai, découvert lorsque J’ai Lu le publiait sous le titre de Fly, Mitsuru Adachi en général (mention particulière pour Touch, Cross Games et Katsu), Rumiko Takahashi (j’ai encore mes premières éditions de Maison Ikkoku chez Tonkam), Haruko Kashiwagi, Shigeru Mizuki (passion Yôkai), Jiro Taniguchi dont je possède tous les livres, y compris les moins intéressants. C’est certainement mon mangaka préféré.
Tu en lis toujours d’ailleurs ? Si oui, un dernier coup de cœur ?
Oui bien sûr, j’en lis chaque semaine. Avec ma femme, on lit Hirayasumi de Keigo SHINZÔ et on suit la série Asadora de Urasawa parce que je suis un grand fan de Pluto, 20th Century Boy ou Monster et que depuis je suis son actualité. J’achète pas mal de titres à mon fils aîné aussi, comme ça je peux les lire en même temps et dans le lot j’ai aimé Chasse au cadavre, Level up Disaster ou The Promised Neverland. Mes coups de cœur sinon ce sont les adaptations de Lovecraft par Gou Tanabe ou les livres de Junji Ito, notamment chez Mangetsu qui je trouve, a réussi à le rendre très populaire chez nous alors que Delcourt avait un peu laissé tomber l’idée.
Les Larmes du yôkaï : la genèse
Venons-en à la BD elle-même. Dans l’hommage tu dis aussi que cette histoire est en toi depuis longtemps… Quelle est son histoire, sa genèse ?
En 2015, Stéphane Benoit me propose une collaboration. Il a aimé Le Temps des Mitaines et il a griffonné des personnages mais ils n’ont pas d’histoire ou de background. Il y a néanmoins un chien qu’il appelle Doglass et des envies d’aventure mais c’est tout. Alors on monte un dossier et c’est signé dans une première maison d’édition ensemble. Puis, 6 ans s’écoulent sans que le projet avance du côté du dessinateur, à part le storyboard. Je récupère donc mes billes, je rembourse les avances sur droits versées et je contacte Margo pour lui proposer. Nouveau dossier, nouveaux envois aux éditeurs avec Stéphane toujours dans le projet mais en tant que boarder maintenant et hop, on arrive chez Glénat, la maison de… Dragon Ball ! Grelin est arrivé à la couleur sur le tard mais je voulais bosser avec lui depuis longtemps. Il est le dernier arrivé mais pas le moins impliqué. Ultra actif, c’est vraiment un membre à plein temps du projet.
Lors de cette création, quelles ont été tes inspirations et tes éventuelles recherches pour créer cet univers ?
Mes recherches, ce sont des lectures sur la cosmogonie et le folklore japonais. Mes inspirations lorsque j’imagine Onogoro et les aventures qui s’y déroulent ? Moi j’ai Le Clan des Otori en tête et mon amour du shônen et de Sherlock Holmes à exploiter. Il y a du Highlander aussi car j’ai toujours trouvé fascinant le concept de s’approprier la puissance du vaincu. J’ai suivi la série sur M6 pendant toute mon adolescence et il y a même une scène entière de la BD qui est calquée sur le premier entrainement de Richie et MacLeod.
Les yôkai, tantôt créatures, tantôt fantômes… Il y en a de 1 000 sortes en vrai. Pourquoi ces créatures-là ? Quels sont tes yôkai favoris, d’ailleurs ?
Mon intérêt pour les yôkai vient de Isao Takahata et la parade de Pompoko ainsi que de mes lectures de Shigeru Mizuki. Lorsqu’en 2015 je décide de travailler avec eux, ce n’est pas encore vraiment la mode chez nous… Mon préféré c’est Kasa-obake qui est un yôkai cyclope-parapluie assez connu. Il me fait beaucoup rire et je n’ose même pas imaginer ce qu’avaient picolé les villageois qui l’ont inventé…
Pourquoi une histoire avec des animaux assez anthropomorphes, et un héros félin ?
Je suis l’auteur avec Anne Montel d’une série qui s’appelle Le Temps des Mitaines ou d’une autre BD intitulée Les Jours de pluie et on est déjà sur de l’anthropomorphisme. Pourquoi ? Parce que c’est vachement plus facile de faire des trucs un peu sanglants avec des animaux mignons entre autres raisons. Et puis La bande à Picsou, les animaux humanisés dans Dragon Ball qui pètent la classe ou la mignonitude, Bernard et Bianca, Basile Détective privé, Brisby et le secret de Nimh, c’est toute ma culture…
Tiens d’ailleurs, ton héros, Caleb.. Déjà il y a son nom, celui de Superman, qui est justement le titre dont s’est inspiré Toriyama pour inventer Dragon Ball… Y-a-t-il un lien ?
Non, c’est juste parce qu’il y a un Caleb dans la Bible qui est l’arrière-grand-père de Béséléel, l’architecte de l’Arche d’alliance qui contient les Tables de la Loi. Je trouvais ça classe.
Et donc disais-je… Caleb : comment l’as-tu bâti ?
Je voulais un personnage qui ressemble à tous mes mauvais côtés mais qui lui, se permette de faire fi des filtres sociaux et dise tout haut tout ce qu’il pense, tout le temps. Caleb, c’est mon personnage exutoire. C’est assez jubilatoire d’écrire des horreurs, en fait.
Cela étant, il a un peu ce côté Ryo Saeba [NDLR : connu sous le nom de Nicky Larson en France] qui fait que lorsqu’il faut assurer, il répond présent au bon moment. J’ai toujours aimé ces personnages qu’on ne prend pas au sérieux mais qui assurent le moment venu.
Et son acolyte, à la fois élève et souffre-douleur, Doglass : c’est quoi son histoire à lui, comment est-il né ?
Stéphane l’avait designé mais sans lui accoler d’histoire. Du coup, c’était facile pour moi car les duos fonctionnent essentiellement par contraste. Il fallait donc le rendre très différent de Caleb. Tolérant, bienveillant, doux, prévenant… tout le contraire de son maître. Quant à son histoire dans l’exégèse, elle sera probablement développée au fil des albums.
Dernière question pour toi : à combien de tomes faut-il s’attendre ?
On a signé pour un cycle de 4 albums qui sont déjà posés pour prévoir l’évolution des personnages et l’avancée du fil rouge. Cependant, si succès il y a, Onogoro méritera d’être davantage explorée et j’ai déjà plusieurs idées. J’avais même en tête un spin-off qui ne verra peut-être le jour que sous un autre titre mais j’aimerais bien le rattacher à la série des Larmes du Yôkai si c’est possible quand même.
Margo Renard : une patte graphique entre estampe et pop culture
Margo, à ton tour donc : qu’est-ce qui te plaît dans le travail de Loïc Clément et qu’est-ce qui t’a plu, ici, dans le scénario des Larmes du Yôkai ?
Margo Renard : Je connaissais très bien le travail de Loïc avec Anne Montel. L’univers qu’ils ont su créé au fil de leurs livres m’a beaucoup touchée en tant que lectrice.
Bref, j’étais déjà conquise et quand j’ai lu le scénario des Larmes du Yôkai, j’ai TOUT aimé ! Tout était là : l’univers japonais, les bols de ramen qui volent, les personnages anthropomorphes, les familles de samouraïs, la bagarre et l’humour irrésistible de Loïc dans l’écriture de ses personnages.
Comment est né graphiquement Caleb et son disciple Douglas ?
Dans le récit, Caleb a un ego démesuré : c’était donc drôle d’en faire une boule de nerfs courte sur patte (ça l’énerve encore plus !). Pour compléter le duo, Doglass est devenu un grand machin tout mou, qui aimerait s’effacer au contraire. Graphiquement, ça montre bien leurs caractères complètement opposés. Pour les détails, j’avais bien sûr les designs de Stéphane et les idées de Loïc. C’est comme ça que Doglass s’est retrouvé dans la peau de Gaston Lagaffe avec une mèche devant les yeux et Caleb tout blanc en référence à Shä dans Jours de pluie.
Quel est ton lien avec le Japon en ce qui te concerne ? Quelles sont tes références dans ce domaine (manga, animation, jeu vidéo, peu importe) ?
J’ai eu un coup de foudre esthétique avec le Japon, qui est venu d’abord par les mangas. J’en ai dévoré des quantités et grandis avec eux, en fait il y en a beaucoup trop, un peu comme sur mes étagères 🙂
J’aime en particulier les histoires de samouraïs avec Kenshin le vagabond et l’incroyable L’habitant de l’infini. J’adore toute l’œuvre d’Ai Yasawa, Dragon Ball que je relis en boucle, et récemment One Punch Man et Demon Slayer pour ne citer qu’eux.
La sortie au cinéma de Princesse Mononoké m’a aussi beaucoup marquée. Après ça, j’ai laissé tomber les Disney vite fait, pour me plonger avec bonheur dans chaque film du studio Ghibli.
Si on ajoute à ça les heures passées sur les générations de Nintendo, ma passion pour la culture japonaise n’est pas prête de s’arrêter !
Comment as-tu créé le Japon de cette BD ? As-tu eu des sources d’inspiration particulières ?
Je suis aller voir du côté des estampes japonaises. En fait, je trouve qu’il n’y a pas meilleure documentation que les croquis d’Hokusai publiés sous le titre Manga.
La lecture de l’œuvre de Lian Hearn m’a aussi beaucoup aidée à me projeter. Et pour le côté technique, j’adore le travail que Shinji Kimura a réalisé pour les décors du film Tekkonkinkreet.
Sur la couleur : à l’image de la couverture, il y a deux couleurs prédominantes dans le premier tome, tout une gamme de bleu (qui tire souvent sur les turquoises) et une gamme d’orange (qui me rappelle les boules de cristal de Dragon Ball, mais je digresse) : il y a un symbolisme, un sens dans ces couleurs pour toi ou c’est juste pour des raisons esthétiques ?
Ha, ha c’est vrai que je suis très dans ma période orange et bleu ! Mais tout ça, c’est la faute de l’excellent Grelin qui a colorisé Les Larmes du Yôkai et donné le ton à la BD avec ses jolies ambiances colorées. Le tome 2 sera dans une toute autre gamme : on vous laisse la surprise 🙂
Enfin, je finis par vous deux : à qui avez-vous envie de parler avec cette BD, et qu’est-ce que vous avez envie de leur dire, au final ?
Loïc Clément : Moi, je veux m’adresser à mes fils. À ma maman. À sa voisine aussi. Aux petits enfants de cette voisine et à leur cousin ainsi que leur papa et le collègue de ce dernier qui est marié avec Monique (celle de la compta). Je veux m’adresser à tout le monde en fait. C’est pour ça que je réfute l’idée de BD jeunesse à proprement parler. Les différents niveaux de lecture d’une œuvre sont censés permettre à ladite œuvre de s’adresser au plus grand nombre. Et tout en s’amusant avec cette série (car oui, le but est de se marrer), si on peut parler écologie, racisme ou okonomiyaki, je ne suis pas contre…
Margo Renard : Je n’aurais pas dit mieux, si on peut faire réfléchir les lecteurs et lectrices par l’humour et la magie des yôkai on aura tout gagné avec cette BD !
Merci encore pour votre temps !