[Interview] Le Chant de la femme cryptée : une immersion réussie

À l’occasion de la sortie du Chant de la femme cryptée, nouvelle création aux Éditions Kana, Journal du Japon a eu l’opportunité de rencontrer son auteur espagnol, Jimi Macías pour une entrevue.

Dans cet entretien, vous découvrirez que l’auteur n’en n’est pas à sa première œuvre et a déjà auto-publié plusieurs de ses créations.

Au programme, ses influences multiples entre anime, comics et cinéma, son processus narratif, sa passion de la couleur et bien plus encore. Tour d’horizon !

Portrait Jimi Macías

Les présentations

Année 2122, Espagne.

Azabache est une ex-taularde reconvertie en chanteuse de copla (quand elle ne joue pas les filles de l’air). Elle va se retrouver malgré elle embarquée sur la piste d’un tueur en série. Ces crimes dissimulent une conspiration bien plus vaste, qu’elle tente de percer en plongeant dans les dernières pensées des victimes, grâce à une technologie avancée appelée « immersion », permettant d’accéder à leur psyché avant leur mort.

Dans ce one-shot de la collection Made In (aux éditions Kana), l’auteur utilise plusieurs influences visuelles, empruntant autant aux codes du manga et du comics que de la bande dessinée européenne, avec un style graphique marqué par des expérimentations colorées et dynamiques.

Le récit mêle habilement science-fiction et polar dans un contexte dystopique, tout en illustrant des conflits politiques sous-jacents créant une œuvre à la croisée des genres.

Pour finir ses présentations nous vous proposons un extrait du titre, avant de vous plonger dans l’interview qui suit !

La pandémie comme point de départ

Journal du Japon : Bonjour Jimi, comment vous est venu l’idée d’un thriller futuriste ?

Jimi Macías : L’histoire du Chant de la Femme Cryptée a débuté durant la pandémie du Covid-19. C’était une période où nous étions assignés à résidence. De mon côté, je l’ai employé à lire, à réfléchir à notre isolement et à la souffrance qu’elle engendrait. Positionner le scénario dans le futur m’a permis de créer une histoire dans laquelle les crimes, l’identité et la transformation personnelle pouvaient se muer en un seul chemin.

La connexion neuronale dite « immersion » permettant de récupérer les informations qui subsistent dans le cerveau du défunt est une idée particulièrement ingénieuse, quelle est la genèse du projet ?

En rapport avec l’idée de la souffrance, j’ai commencé à penser que lorsque les gens meurent, leur affliction subsiste dans leur cerveau. Ainsi, si le cerveau est réactivé, cette blessure persiste. C’est donc une partie de l’idée.

© 2024 Jimi Macías – KANA (Dargaud-Lombard s.a)

L’autre partie provient d’une expérience menée par des scientifiques américains ayant réussi à ranimer le cerveau de deux cochons en utilisant des produits chimiques et des dispositifs technologiques, jusqu’à ce que les neurones commencent à créer des connexions entre eux et que le cerveau commence à être régénéré. Leur expérience a dû être stoppée parce que c’était contraire à l’éthique.

Comment s’est déroulée la première rencontre avec votre éditeur ? Je crois savoir qu’il s’agit de Timothée Guédon (ndlr : éditeur chez Kana)

C’était par message, mais je ne me souviens pas combien de temps s’est écoulé entre nos emails et notre premier rendez-vous, mais c’était génial ! J’étais très inquiet parce que mon anglais était très mauvais. Avant notre première rencontre, je lui ai envoyé différents scripts, différentes versions de l’histoire, en anglais ou en espagnol et il a dû les traduire, je ne me souviens plus trop. Ce projet a débuté il y a trois ou quatre ans. Imaginez, nous avons passé de nombreux mois à créer le scénario, puis le storyboard et enfin l’œuvre finale. Le comics publié est très différent du premier jet réalisé parce que le premier storyboard était très ennuyeux (rires). Enfin, il y a eu la couleur, nous avons travaillé 3 ans sur le projet.

La couleur, un moyen d’expression

Vous n’avez envoyé qu’un seul storyboard au départ ?

Lorsque j’ai terminé le storyboard, j’ai décidé de faire les dessins finaux. Je ne sais pas si vous le savez, mais en général, le storyboard dans les bandes dessinées est réalisé sans les couleurs. Mais dans mon cas, c’était complètement différent. Je pense que c’était très compliqué pour mon éditeur, surtout au début, dans les premiers chapitres. Pour moi, le storyboard doit être comme au cinéma : il doit refléter ce mouvement et ces lignes de vitesse. Et lorsque je dessine, je ne dessine pas seulement les lignes, j’ai besoin d’utiliser la couleur dès le début.

Qu’apporte de plus la couleur au récit que n’apporte pas le noir et blanc ?

J’ai travaillé comme graphiste designer, illustrateur et journaliste. Dès le début, pour la composition, j’aime toujours utiliser les nuances de couleur. Pour moi, la couleur est donc primordiale, simplement pour composer l’image. Ce que vous obtenez en utilisant les couleurs peut vous donner la possibilité de vous exprimer davantage à mon sens que le noir et blanc, qui est plus centré sur les formes et les ombres. Même si dans le manga traditionnel qui est en noir et blanc, on utilise les tons de la trame qui donnent à notre cerveau la perception de la couleur.

Une autre grande différence entre le noir et blanc et le noir et la couleur, c’est un contraste. Dans le cas de Le Chant de la Femme Cryptée, le rouge est si brillant qu’il vous rend un peu fou et confus. Je l’ai utilisé, tout d’abord parce que je voulais créer une atmosphère de nuit et de néon, car l’histoire se déroule dans le futur. Imaginez donc une sorte de Blade Runner ou quelque chose dans ce style. Ces couleurs évoquent le cabaret, dans votre cas peut-être, Le Moulin Rouge.

Mais c’est une sorte de dualité… une façon d’exprimer celle que l’on retrouve dans le personnage principal de la bande dessinée. Azabache est un personnage très ambivalent qui a, en quelque sorte, deux vies. Une vie connue de tous et une vie secrète, comme une vie lumineuse et une vie sombre. Et les couleurs étaient un moyen d’approfondir cette idée.

Vous pouvez constater que la narration n’est parfois pas linéaire, voire illogique. C’était aussi mon intention, parce que depuis le départ, Azabache doit faire face à ses souvenirs, au travers de l’immersion dans l’esprit des victimes. Lorsqu’elle plonge dans le cerveau de ces personnes, c’est comme une sorte de voyage psychédélique. Je voulais donc que le contenu et l’esthétique s’accordent et soient cohérents. C’est la raison même des couleurs employées dans cette bande dessinée.

Des influences multiples entre anime, cinéma et comics

Votre manga est à la croisée des genres entre comics et bd européenne, quelles ont été vos inspirations graphiques pour votre œuvre ?

J’ai commencé à découvrir les manga par les anime avec Les Petits malins, Candy Candy, Capitaine Flam, Saint Seiya, Sailor Moon… Principalement des manga des années 80 et 90, parce qu’Evangelion était très important pour moi. Mais j’adore aussi les comics comme la série animée Batman : The Animated Series et l’œuvre de Darwyn COOKE. Je ne sais pas si Batman est un super-héros à vrai dire, mais je suis plus team DC, je n’aime pas trop Marvel. Et les dessins animés de l’époque tels que Samurai Jack, Les Supers Nanas et Pretty Cure. Les animateurs Shingo ARAKI et Yoshihiko UMAKOSHI m’ont inspiré. Ce dernier est un character designer et animateur incroyable avec une variété de types d’anime très différents comme Berserk, Pretty Cure et Saint Seiya.

En ce qui concerne la narration, je n’ai pas été tellement inspiré par les bandes dessinées, mais plutôt par le cinéma, comme celui de David LYNCH avec Twin Peaks et Blue Velvet.

Pourquoi choisir la France pour publier votre manga ?

Il s’agit de mon second manga, le premier que j’ai réalisé a été publié en Espagne et a remporté la médaille de bronze du Japan International Manga Award. C’est pourquoi Kana m’a contacté et que nous avons démarré le projet. Je n’ai pas envisagé de publier mon manga en Espagne parce que tout s’est passé très rapidement. D’un autre côté, je pense que le marché espagnol est moins dynamique que le marché français.

© 2014 Consulado General del Japón en Barcelona

La distribution : nerf de la guerre

Auparavant, vous auto-éditiez vos œuvres, comment avez-vous appréhendé ce challenge ?

Je n’ai pas publié beaucoup de fanzines, seulement deux et j’ai rapidement publié des webtoons. Les fanzines vous donnent l’opportunité d’expérimenter avec un risographe, dans différents formats avec différents papiers (ndlr : la risographie est une technique d’impression à la frontière entre impression numérique et sérigraphie qui offre une esthétique unique grâce à la superposition des couleurs, le tout à un tarif très avantageux). Le monde de l’auto-édition est particulièrement complexe car il faut rencontrer beaucoup de personnes parce que cela fonctionne un peu comme un réseau et il est nécessaire de trouver un distributeur. C’était très difficile pour moi parce que je préfère travailler seul et je n’aime pas beaucoup ce genre d’ambiance où l’on boit de la bière. Vous n’êtes pas seulement un auteur, mais aussi un commercial et tout le reste.

Quelle est la plus-value d’une maison d’édition ?

Lorsque vous êtes publié par une maison d’édition, c’est différent parce que vous n’avez qu’à vous soucier de votre art. Vous vérifiez évidemment l’impression une fois votre livre édité, mais ce n’est pas la même chose, vous n’avez pas à aller chez l’imprimeur. L’autre partie qui est super importante, c’est la distribution. Votre livre est disposé dans beaucoup de points de vente. De ce fait, vous pouvez atteindre beaucoup de lecteurs. Mais lorsque vous auto-éditez votre titre, votre public est tellement niche que c’est plus compliqué en termes de visibilité.

Par ailleurs, tout auteur souhaite être populaire, parce que votre bande dessinée est un message que vous envoyez au monde et vous voulez que la plupart des gens reçoivent ce message. Donc, si un auteur dit « cette œuvre est pour mes amis« , je pense que ce n’est pas totalement vrai.

Quels auteurs vous inspirent au quotidien ?

Je pense que mes anciennes références sont mes références actuelles. Par exemple, Sailor Moon est la série qui m’a le plus marqué, mais je ne considère pas que c’est celle qui m’a influencé dans la narration ou dans l’esthétique du Chant de la Femme Cryptée. Je continue à regarder les vieux animes et à lire les vieux mangas. Par exemple, je regarde à nouveau Galaxy Express 999, Saint Seiya, tous ces personnages m’influencent encore. En référence plus modernes, je regarde L’Attaque des Titans, j’adore la série et le manga. Aujourd’hui, j’ai l’impression que des auteurs comme Ryo KOIKE m’influencent encore.

Quelles ont été les plus grandes difficultés auxquelles vous avez dû faire face ?

Ce qui m’angoisse le plus, c’est plutôt l’après. Quelle idée vais-je pouvoir trouver pour un futur projet ? Lorsque vous terminez un album, vous avez l’impression d’être « vide » car vous y avez investi toute votre âme. Fort heureusement, je suis en train d’écrire une nouvelle histoire. Le problème qui s’impose désormais est comment va-t-elle se terminer ? Une autre chose qui m’angoisse sont les critiques. Parfois, elles sont négatives, mais il faut les prendre avec du recul. Ce que vous pouvez apprendre d’elles vous permettent d’améliorer votre travail. Il s’agit d’un équilibre entre ces critiques et ce que vous souhaitez écrire. A la fin, il est nécessaire de faire la différence entre une critique et une opinion. J’adore lire des critiques qui sont argumentées, mais si c’est simplement pour dénigrer l’œuvre, je n’en vois pas l’intérêt.

Un marché du manga en Espagne en plein essor

Le marché du manga en Espagne est en plein essor avec notamment le lancement de Pika Ediciones en collaboration avec Grupo Anaya, quelle est votre vision du marché ?

Depuis quelques années, ils ont commencé à publier Planeta Comic, c’est une sorte de magazine Shônen avec des histoires courtes qu’ils publient séparément au format Tankobon. J’ai aussi pu constater qu’il y a d’autres éditeurs qui commencent à publier des mangas pour adultes, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Malgré cela, je pense que le public espagnol reste très jeune. Le marché du manga en Espagne n’est pas aussi mature que le marché français où on y trouve pléthore d’éditeurs.

En France, c’est aussi différent car vous avez une culture de la bande dessinée. Le nombre de lecteurs est colossal, donc cela facilite l’importation d’auteurs de bande dessinée d’autres pays, comme Jordi LAFEBRE ou moi. Pika a probablement saisi l’opportunité de s’implanter sur le marché espagnol parce qu’il est en pleine croissance. Il y a beaucoup d’auteurs espagnols qui sont publiés en France avant d’être publiés en Espagne. Les éditeurs français créent les œuvres conjointement avec les éditeurs espagnols… pour être éditées en France. In fine, les éditeurs espagnols, la seule chose qu’ils font, c’est acheter la licence. La façon de travailler est vraiment différente en Espagne par rapport à la France. Il n’y a donc pas autant de manga qu’en France. En Espagne, il faut que le projet soit déjà terminé pour être envoyé à l’éditeur.

Quelle serait la bande son idéale selon vous pour accompagner la lecture du Chant de la femme cryptée ?

J’ai créé une playlist disponible sur Spotify. Un mélange entre copla et rock, puis il y a des chansons qui sont un peu plus rêveuses à la frontière entre traditionalisme et modernité. C’est le contraste parfait que j’ai voulu dépeindre dans Le Chant de la Femme Cryptée.

On testera ça, merci et bonne chance au Chant de la femme cryptée !

Vous pouvez suivre l’actualité de Jimi Macías sur ses différents réseaux sociaux : Instagram, Twitter et Threads

Retrouvez Le Chant de la Femme Cryptée depuis le 30 août au prix de 19,90€ en librairie ou sur le store officiel de Kana.

Remerciement à Jimi pour cette interview enthousiaste et enrichissante et les Éditions Kana, particulièrement Stéphanie Nunez pour nous avoir donné l’opportunité de le rencontrer.

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