Emio – l’Homme au sourire : au-delà de l’enquête
En juin 2024, une annonce de Nintendo a créé la surprise. Une vidéo montre un homme à la tête recouverte d’un sac en papier sur lequel est dessiné un inquiétant visage souriant. Cette dernière se conclut par un nom : Emio, l’Homme au sourire. L’heure est alors aux spéculations pour les fans de Nintendo intrigués par l’ambiance horrifique du trailer. S’agirait-il d’un nouveau Project Zero ? Ou d’un projet original inédit ?
C’est quelques semaines plus tard que la vérité sera révélée : il s’agit d’un nouvel opus pour la saga mythique de Famicom Detective Club (FDC), plus de 35 ans après le dernier épisode. Dans le trailer d’annonce, Yoshio Sakamoto, producteur du titre et créateur historique de Nintendo derrière la saga FDC originale, Metroid ou Kid Icarus, présente ce nouvel épisode comme “l’apogée de la série Famicom Detective Club”. Sakamoto précise également que sa conclusion “ne manquera pas d’être clivante” pour les joueurs. Pari réussi ? C’est ce que nous allons voir dans cette critique.
Famicom Detective Club : une série à la pointe de l’adventure game
Des classiques pas si oubliés
S’il est vrai que cette annonce a pu surprendre certains fans de la saga, voir Emio comme un nouveau projet qui sort de nulle part après 35 ans de vide pour la série FDC n’est pas tout à fait exact. En effet, après son premier opus (The Missing Heir) divisé en deux parties sorties en 1988, et sa suite préquelle (The Girl Who Stand Behind) sortie l’année suivante et elle aussi divisée en deux, 1a saga n’est pas restée dans l’ombre, bloquée sur la NES de Nintendo.
En 1997 sort sur Satellaview, extension de la Super NES permettant le téléchargement de jeu, un épisode bonus de la série : BS Tantei Club – Yuki ni Kieta Kako qui a pour personnage principal Ayumi Tachibana, collègue du héros des jeux originaux. L’année suivante, c’est un remake de The Girl Who Stand Behind qui voit le jour, toujours sur Super NES. C’est ensuite par les portages, sur Gameboy Advance en 2004 puis sur Wii à la fin des années 2000, que les deux opus principaux s’installent dans les catalogues des classiques des jeux rétro au Japon. Jusqu’ici, si la série continue de vivre, elle reste néanmoins bloquée dans l’archipel : seul le deuxième épisode a le droit à une traduction non officielle en anglais par des fans occidentaux au début des années 2000.
En 2021, un nouveau projet met un coup de projecteur sur la saga. Un remake graphique de The Missing Heir et de The Girl Who Stand Behind est annoncé pour la Switch, cette fois-ci entièrement traduits en anglais. Journal du Japon avait alors dédié une critique à ces deux jeux qui, sans toucher au système de gameplay et au scénario des jeux originaux, permettait de découvrir ces classiques avec des graphismes léchés entre 2D et 3D, ainsi qu’une mise en scène travaillée qui faisait plonger le joueur dans l’ambiance pesante des enquêtes. Yoshio Sakamoto l’avoue lors du trailer d’annonce, c’est la confection de ce nouveau système qui lui a donné envie de créer un nouvel épisode de FDC.
L’interaction au cœur de l’adventure game
Pour revenir au style de jeu, les FDC sont des adventure game (souvent raccourci en ADV) où le joueur doit progresser dans un récit balisé en interagissant avec son environnement à l’aide d’un tableau de commande. On peut ainsi “Discuter” avec quelqu’un, “Examiner” une scène ou un objet, “Montrer” une photo, “Réfléchir”, etc. Le but du joueur est de progresser de tableau en tableau en résolvant les énigmes proposées par le jeu.
Dans un thread Twitter, le développeur de Detective Instinct : Farewell, My Beloved, projet ADV indépendant, expliquait la singularité de ce genre dans leur mélange des dialogues et du puzzle à résoudre. Contrairement à un Professor Layton où diverses énigmes apparaissent sur le chemin du professeur sans forcément de rapport avec l’intrigue et sous la forme de mini-jeux, dans FDC les énigmes sont les conversations où les tableaux en eux-mêmes.
Par exemple, si un personnage refuse de se confier au joueur, ce dernier doit trouver une solution pour le faire parler à l’aide du tableau de commande : peut-être a-t-il peur que quelqu’un épie la conversation et souhaite se rendre à un endroit plus calme, ou bien peut-être que le sujet est trop lourd pour débuter une conversation et qu’il vaut mieux commencer par une discussion plus légère, etc. C’est donc dans l’interaction entre le joueur et l’environnement du jeu que réside le système et Emio – L’Homme au sourire ne déroge pas à la règle.
Emio : les histoires de meurtres finissent mal en général
Un jeu dans la continuité des Famicom Detective Club
Un collégien nommé Eisuke Sasaki a été retrouvé mort, la tête couverte par un sac à papier sur lequel est dessiné un visage souriant. Ce dessin étrange n’est pas sans rappeler ceux qui caractérisaient une série de meurtres non élucidés d’il y a 18 ans, ainsi que la légende urbaine d’Emio, ou « l’Homme au sourire », un tueur en série qui offre « un sourire pour l’éternité » à ses victimes. L’Homme au sourire existe-t-il vraiment… ou s’agit-il de quelqu’un qui cherche à poursuivre sa légende ? (Résumé officiel de Nintendo.)
Dans son histoire comme dans son système de jeu, Emio se place dans la droite lignée de ses prédécesseurs. Toujours jeune recrue de l’agence de détective Utsugi, le joueur doit résoudre une enquête mélangeant meurtre actuel et légende urbaine ancienne. ce point de départ n’étant pas sans rappeler la structure de The Girl Who Stand Behind qui mélange également légende urbaine, meurtre non-élucidé et affaire récente. Fidèle à ses origines, Emio se divise lui aussi en chapitres où, mimant la progression d’un polar, le joueur mène l’enquête et s’approche petit à petit de la vérité cachée. Pour reprendre les mots de Sakamoto, Emio est “un film que le joueur élucide lui-même”.
Dans la lignée des remakes de la saga, la mise en scène se révèle toujours autant soignée pour un jeu du genre. Alors que beaucoup de jeux narratifs nous habituent à un écran fixe orné du sprite d’un personnage, le moteur 3D des versions remake de FDC permet une plus grande variété dans les angles de caméra qui parfois varient dans une même discussion. A cela s’ajoutent des gros plans en insert sur des visages ou des objets qui participent eux aussi au dynamisme de la mise en scène. Les décors sont eux aussi très soignés et arrivent aussi bien à ancrer le jeu dans l’ambiance japonaise des années 90 par leur réalisme qu’ils guident implicitement le joueur vers les éléments nécessitant une interaction.
Un focus sur le pathos de l’affaire criminelle
Le jeu apporte tout de même son lot de nouveautés, tout d’abord dans son scénario. La légende urbaine est traitée d’une manière différente de celle de The Girl Who Stand Behind. Là où le deuxième jeu de la série utilisait la légende urbaine comme un mystère à élucider contenant des indices cruciaux sur l’affaire, dans Emio, le joueur est amené à considérer la rumeur de l’homme au sourire autrement. Elle y apparaît dans son caractère entier de “légende”, c’est-à-dire dans toutes ses variations et ses contradictions qui peuvent aussi bien accélérer l’enquête que la mener sur de fausses pistes.
Nous nous gardons de révéler l’intrigue, mais le dénouement peut, comme Sakamoto le prévenait, s’avérer “clivant” dans son aspect anti-climatique. Cependant, il ne représente en rien une faiblesse du jeu : c’est un choix créatif des développeurs pour montrer le caractère tragique que cache toute affaire criminelle. En dehors du dénouement, c’est le parcours du détective privé qui apparaît dans sa réalité la plus crue. Résoudre une enquête signifie chercher des vérités que l’on préfère parfois ne pas savoir. Dans son enquête, le joueur rencontrera des moments où son rôle de détective sera mis en question lors d’échanges poignants avec certains personnages.
Une progression qui privilégie le développement des personnages à l’enquête
C’est dans la progression de l’enquête que Emio tire son épingle du jeu. Les deux premiers opus présentaient une progression linéaire où l’on apprenait peu à peu les vérités sur l’affaire avec bien sûr de nombreux rebondissements plus ou moins périlleux. Emio se montre plus retors de son côté. Alors que le joueur est plongé dans l’enquête dès le premier chapitre, cette dernière donne parfois l’impression de piétiner au fur et à mesure des chapitres, et ce malgré les nombreux interrogatoires et recherches des protagonistes, pour ensuite faire des bonds en avant soudains par le hasard des rencontres. Dans Emio, l’enquête n’est pas un parchemin à dérouler : on stagne, on retourne en arrière, on saute en avant et ainsi de suite.
Ce sont ces moments de tâtonnement qui constituent en vérité la force du titre. Plus que résoudre l’enquête et bien que cette dernière soit toujours au fond des échanges, les nombreux tableaux souvent composés de discussions avec les personnages sont l’occasion de découvrir le passé et le caractère de chacun ainsi que la façon dont ils sont affectés par l’affaire – d’un point de vue humain, il paraît naturel que la mort d’un adolescent ne laisse pas de marbre son environnement proche ou plus éloigné, de sa famille à ses amis ou aux professeurs de son collège. La vérité sur la légende de l’homme au sourire, elle aussi, révèlera davantage une tragédie que le plan méticuleux d’un tueur au sang froid. La police, parfois critiquée par les proches pour leur manque d’empathie mais nécessaire au bon déroulé de l’enquête, occupe également ici une place plus centrale avec le duo d’inspecteurs Daisuke Kamihara et Junko Kuze alors qu’elle se faisait en grande partie absente des deux premiers jeux.
Le système du jeu sert à merveille la caractérisation et le développement des personnages, donnant un impact émotionnel plus vif au récit. En effet, l’interaction entre le joueur et le jeu décrite plus tôt mime une interaction entre le joueur et les personnages. Chacun possède bien sûr sa façon de parler dans une traduction française bienvenue, mais aussi de communiquer avec le joueur. Par exemple, alors que Kamihara, détective affable et ouvert, s’engage sans problème dans une conversation, sa collègue Kuze rigide et sèche aura plus de mal pour parler longtemps avec le joueur. Ce dernier devra alors relancer la conversation, à maintes reprises pour obtenir un semblant de réponse. D’un autre côté, le professeur Fukuyama Tsubasa paraît louche lors de la première discussion en obligeant le joueur à boire un thé au lait pour poursuivre la conversation…
Par son histoire poignante et son système de jeu fignolé, Emio – L’Homme au sourire s’affirme comme un incontournable pour tout amateur de jeux narratifs ou tout joueur curieux et amateur de polar. On ne peut que saluer le travail de l’équipe de Yoshio Sadamoto qui, tout en s’appuyant sur le système et la mise en scène de ses prédécesseurs, arrive à proposer un point de vue rafraîchissant sur le genre du jeu à mystère. Il n’y a plus qu’à espérer l’annonce d’un quatrième épisode qui nous surprendra comme Emio a su le faire.