Voyage de livres en livres à travers la capitale tokyoïte
Il y a mille et une manières de voyager. Prendre un avion et s’envoler pour le Japon en est une, mais l’on peut aussi très bien s’évader à travers des livres, des musiques, des films, du théâtre… Les voyages de l’esprit sont parfois tout aussi enrichissants que ceux du corps. C’est pourquoi Journal du Japon vous propose aujourd’hui une sélection de romans japonais qui vous emmèneront d’un bout à l’autre de Tokyo. Cet été, vos guides seront des auteurs !
Les chats de Shinjuku – Durian Sukegawa
L’auteur des Délices de Tokyo revient cette année dans nos librairies pour mieux nous faire visiter Shinjuku. Haut lieu de la vie nocturne de la capitale japonaise, c’est également un des grands quartier d’affaire de Tôkyô… Et celui qui abrite la gare la plus fréquentée du monde !
Un roman à fleur de peau
Yama, le protagoniste de ce récit, se noie chaque soir dans l’alcool pour oublier son quotidien raté d’aspirant cinéaste condamné à trimer pour une petite chaîne de télévision… C’est ainsi qu’il échoue un soir au Kalinka, un bar de Shinjuku pas comme les autres. Un bar où l’on parie sur des chats. Un bar où officie la belle Yume et ses yeux discordants.
De doux sentiments vont peu à peu naître entre le jeune homme daltonien qui a vu se fermer les portes de son avenir en raison de son défaut de vision et la jeune femme atteinte de strabisme. Comme si leur champ visuel un peu différent du commun des mortels reflétait en réalité le regard décalé qu’ils posent sur le monde. Un monde dans lequel il ne se retrouvent pas. Un monde si cruel et si laid, qui contraste avec la bulle de bonheur où est protégé le Kalinka… Pour un temps du moins.
(…) Pour tous ceux qui, comme Yume et moi, s’intéressent à la lueur de leurs prunelles, la rencontre avec un chat prend une tout autre importance. Les chats viennent murmurer à nos oreilles. A ceux qui croisent leur regard, ils disent leur destin. Dans un langage que seuls eux et une poignée d’humains comprennent.
Yama et Yume. Deux êtres d’une extrême sensibilité qui tentent de survivre malgré les coups de la vie. Eux seuls semblent pouvoir comprendre les chats. Des chats qui donnent leur nom au titre et sont peut-être même les piliers de l’histoire. Discrets mais omniprésents, ils observent avec douceur les bonheurs et les drames qui se jouent en ces lieux.
Entre poésie et œuvre sociétale
Bien loin de la simple romance, Les chats de Shinjuku brosse également un portrait acerbe de notre société. Son auteur s’intéresse aux marginaux, aux oubliés et aux victimes du capitalisme sauvage.
Par où commencer pour raconter les évènements de cette époque ? Je me tiens, indécis, devant mes souvenirs éparpillés. Si certains termes de ces années-là, comme la « bulle économique », ont eu leur heure de gloire, ils ne s’appliquent jamais qu’à la société dans son entier. Ils ne sauraient décrire la vie de ceux qui n’avaient pas de quoi vivre au dessus de leurs moyens.
La beauté d’un chat, la naissance d’un amour entre deux êtres esseulés, la magie et la douceur des poèmes… Il nous narre autant d’instants magiques, qu’il nous incite à regarder en face toute la cruauté des êtres humains.
Un roman servi par une écriture magnifique – littéraire, sarcastique et sensible – qui nous emporte pour mieux nous toucher en plein cœur. Rendez-vous ici pour découvrir le portrait de ce talentueux écrivains qu’est Durian Sukegawa.
La librairie Morisaki – Satoshi Yagisawa
C’est dans un autre registre que nous emmène Satoshi Yagisawa avec La librairie Morisaki. Roman pétillant et plein de tendresse qui nous plonge dans le repaire de tous les bibliophiles… J’ai nommé : Jinbôchô, un quartier atypique que nous vous avons déjà présenté ici.
Se reconstruire par les livres et les rencontres
Nous y suivons Takako, une jeune femme dévastée par une peine d’amour. Pour elle, la vie va changer du jour au lendemain. Trahie et rejetée par son petit ami, elle accepte la proposition de son oncle Satoru – un libraire à la personnalité trouble – de venir s’installer à l’étage de sa boutique, la librairie Morisaki. Tout d’abord dure envers son oncle qu’elle présente comme un énergumène excentrique et en colère contre le monde entier, Takako va peu-à-peu apprendre à aimer les livres, à partager ses lectures avec son oncle et à percer les secrets de son cœur. Tandis qu’un lien fort se noue peu à peu entre eux, la jeune femme va commencer à s’ouvrir de nouveau à l’univers qui l’entoure… et à l’amour.
— Je veux que tu me fasses une promesse, Takako. Promets-moi de ne jamais avoir peur d’aimer. Aime les autres, autant que tu peux. Même si l’amour va parfois de pair avec la tristesse, une vie passée sans aimer est une vie morne. Je n’ai pas envie que tu arrêtes d’aimer à cause de ce qui s’est produit. Aimer, c’est merveilleux. Ne l’oublie pas. Le souvenir d’avoir aimé quelqu’un ne s’effacera jamais de ta mémoire, et il réchauffera ton cœur pour toujours.
L’amour, qu’il soit romantique, amical ou filial est sans doute le thème central de ce roman. Comment apprendre à connaître l’autre, à faire des compromis, à accepter ses différences, à communiquer pour ne pas se blesser ? Comment faire confiance malgré les blessures du passé ?
L’amour, c’est aussi celui que l’on porte aux livres et aux voyages. Des voyages réels – comme celui en France de l’oncle Satoru qui a provoqué sa rencontre Momoko – ou entre les pages. La librairie Morisaki constitue une ode à la lecture et aux rencontres qu’elle provoque. C’est aussi un roman d’apprentissage qui nous offre une vraie bulle de réconfort.
Une plongée dans le Japon
L’auteur nous emmène au cœur du quartier des livres, décrivant à merveille l’ambiance particulière et fascinante de ce lieu. Les odeurs des vieux livres, les petites boutiques aux étalages débordants de pépites littéraires, les ruelles étroites et les cafés accueillants de Tokyo se découvrent peu à peu sous sa plume.
— Tu as fini par trouver ta place ? ai-je demandé.
— On peut dire ça, oui. Mais il m’aura fallu du temps. Beaucoup de temps.
— Et c’est ici ?
— Oui, c’est ici, a-t-il acquiescé en hochant calmement la tête. Notre éternelle petite librairie. C’est drôle n’est-ce pas ? De penser que j’ai parcouru le monde en nourrissant de grandes ambitions, pour finalement atterrir à un endroit que je connaissais par cœur. Ça m’a pris du temps, mais je suis revenu. J’avais réalisé que ce n’était pas qu’une question de lieu. Qu’il fallait aussi prendre en compte le cœur. Oui, notre place est là où on peut se montrer honnête avec soi-même, peu importe avec qui on se trouve, ni où on se trouve.
Satoshi Yagisawa se fait guide touristique pour mieux nous présenter les petites boutiques et les cafés du quartier. Mais il s’improvise aussi guide de notre cœur… Il nous amène ainsi à réfléchir sur nous-même, sur notre rapport au monde et sur l’amour. Pour mieux chercher au fond de nous-même, comme Satoru et Takako, le lieu qui nous correspond le mieux. Un jolie lecture incitant à profiter de ce que la vie nous offre… Sans jamais perdre espoir face aux difficultés et aux coups du sort.
Le vrai monde – Natsuo Kirino
C’est un virage à trois-cent-quatre-vingt degrés que nous effectuons avec Le vrai monde de Natsuo Kirino. L’autrice virtuose de romans noirs à qui nous devons notamment Disparitions et Out nous livre, une fois de plus, le point de vue d’une jeunesse en proie au désespoir dans un monde violent et désabusé.
Quand la violence gronde en silence
Ce « vrai monde » qui donne son titre au roman est celui où évoluent Toshiko, Terauchi, Yuzan et Kirarin. Quatre lycéennes aux caractères bien différents, mais liées par une amitié indéfectible. Lorsque le voisin de Toshiko – un jeune homme du même âge qu’elles – « pète les plomb » et tue sa mère, les jeunes filles s’accrochent à lui dans l’espoir d’apercevoir une nouvelle réalité. Un paradis ou s’enfuir, où se fuir ? Tandis que la société les poussent tout droit dans l’horreur, la cruauté vient combler les cœurs de chacun(e) et révéler leurs souffrances les plus sombres.
Le monde se marre sur le dos des perdants. Mais ceux qui prennent les autres pour cibles et les tyrannisent ont-ils raison pour autant ? Des clous ! Sauf que tout le monde semble l’avoir oublié. L’impression de danger que nous ressentons toutes est quelque chose que ma mère ne peut pas comprendre. Sa génération croit encore à de belles idées comme la justice et la considération pour les sentiments des autres. (…) Elle n’a aucune idée des dangers qui menacent les jeunes de nos jours, de la tyrannie dont on est victimes et des dégâts que ça cause.
Natsuo Kirino dépeint un Tôkyô étouffant, plongé dans la chaleur de l’été et pollué tout autant aux particules fines qu’à la violence renfermée au cœur même de la ville. Harcèlement sexuel sur les mineures, pression insupportable du système scolaire, familles éclatée sous les faux-semblants, salarimen fuyants dans le travail…
Tôkyô comme décor de tous les travers de la société contemporaine
A la manière d’un roman de Ryû Murakami, Le vrai monde distille son poison de violence et de réalisme pour mieux dénoncer un monde moderne qui sacrifie sa jeunesse sur l’autel de la réussite sociale. Le roman s’ouvre ainsi sur le personnage de Toshiko, qui fréquente une boîte à bachot, les fameux juku, qu’elle appelle « institut de gavage ».
Quatre personnes qui ressemblent à des étudiants sont debout devant le tableau noir et sourient aux élèves assis en face d’eux. (…) Il leur manque, aux professeurs comme aux élèves, une seule et même chose : de l’affection pour les autres. L’affection n’a pas sa place en institut de gavage. Mais ces quatre garçons et filles devant nous affichent des sourires imperturbables, comme s’ils étaient l’âme chaude insufflée à ce champ de bataille sanglant.
La pression scolaire apparaît tout au long du roman comme l’un des fléaux central de la société japonaise. Une pression qui pousse les parents à fermer les yeux sur la souffrance de leur progéniture et entraîne ces derniers à devenir des êtres a priori insensibles, qui brûlent de l’intérieur d’une flamme de haine et de douleur.
Prenant la capitale tokyoïte pour décor, Natsuo Kirino s’attarde sur la chape de pollution qui l’enveloppe sous la chaleur écrasante de l’été, sur l’immensité écrasante des immeubles qui réduit en cendre le cœur de ses habitants, sur la pression exercés par les commerçants dans la rue et les harceleurs dans les trains… Elle nous fait errer de quartiers en quartier et nous emmène jusqu’aux environs de Tokyo, là où tente de fuir le Lombric. Une visite bien différente des circuits touristiques habituels mais non moins dénué d’intérêt !
Prêts pour une petite halte dans votre librairie préférée pour mieux partir en voyage d’un bout à l’autre de Tokyo ? Avec Durian Sukegawa, Satoshi Yagisawa et Natsuo Kirino, vous aurez de quoi découvrir et diversifier les ambiances jusqu’à la fin de l’été !