La Mélancolie de Takuya Kato : échos des vies murmurées.
Fondateur de la compagnie Takumi, Takuya KATO est un dramaturge et metteur en scène de théâtre prolifique. Pour sa première rencontre avec le public français, néanmoins, c’est une autre casquette que le jeune homme de trente et un ans a choisi d’enfiler. Celle de réalisateur, puisque c’est dans les salles obscures qu’il fera, à partir du 14 août, ses premiers pas hexagonaux avec son second long-métrage, La Mélancolie. Un drame tout en retenue et porté par une Mugi KADOWAKI des grands jours.
Se marier puis se taire
Découverte en 2022 dans Aristocrats de Yukiko SODE, Mugi KADOWAKI, n’avait, depuis, plus vraiment fait parler d’elle en France. Un tord que son retour dans La Mélancolie devrait largement réparer puisqu’elle y campe le personnage principal du film, Watako, une femme mariée dont le monde et les certitudes sont chamboulés par la mort inattendue et brutale de Kimura, l’amant qu’elle voyait en secret et incarné quant à lui par Shota SOMETANI. Face à lui, ou plutôt en son absence, Fuminori, le mari de Watako est joué quant à lui par Kentaro TAMURA. Cela dit, et si les deux acteurs livrent des performances dont ils n’ont pas à rougir, tout comme Kanji FURUTACHI, touchant dans son rôle de père endeuillé, La Mélancolie est le film de Watako et, donc, de Mugi Kadowaki, qui en incarne formidablement la tristesse et les hésitations.
S’il y avait des doutes quant à son rôle central dans le film, ils sont balayés par sa scène d’ouverture dans laquelle elle s’adresse à son mari sur lequel la caméra glisse sans s’arrêter, ne laissant apercevoir qu’une mèche de cheveux sous une couette, avant de le limiter au hors-champ. Dès la première scène, c’est Watako qui est au centre de l’image. C’est elle que la caméra suit, et les autres personnages sont au mieux des présences floues, au pire, des voix désincarnées, presque des absences. Cela dit, et s’il s’agit bien sûr du dispositif du film que de se concentrer sur Watako et ses sentiments, ce dispositif, au fond, ne fait qu’épouser la psyché de son personnage principal, qui se refuse, littéralement, à voir sa vie qui se délite. À plusieurs reprises, dans le film, que ce soit lors de cette scène d’ouverture ou un peu plus tard, Watako choisit activement de détourner le regard, de ne pas lever le voile sur une situation, ou de ne pas entendre ni dire. Et c’est bien là le cœur du film de Kato. Si on peut s’amuser d’y trouver une scène de glamping qui rappelle le formidable Le Mal N’existe pas de HAMAGUCHI, on retrouve surtout chez le jeune réalisateur le même intérêt pour la parole que chez l’auteur de Drive my car et Contes du hasard et autres fantaisies. Pour la parole, pour ce qu’elle cache, et, surtout, pour ce qu’elle échoue à cacher.
Détricoter le silence
Chaque relation dans le film : entre Watako et les hommes dans sa vie, mais aussi entre elle et son amie Eri ou avec d’autres personnages est une variation sur la communication. Une communication qui semble toujours empêchée, difficile ou retardée. Et là encore, comme dans le cas de la superposition du dispositif filmique à la vie mentale de son personnage, cet art de l’esquive, cette science de la fuite du conflit n’est pas qu’une affaire de parole. C’est le thème central d’un film qui s’apparente à une immense fugue. De fait, de sa première à sa dernière scène ses personnages, tous autant qu’ils sont, ne cesse de fuir et de se défiler. Fuir Tokyo, fuir les conversations importantes, leurs responsabilités, ainsi de suite. Et même les endroits où ils se retrouvent pour faire la paix ou s’échapper, des aéroports, sont d’évidents lieux de départ et d’esquive.
S’ils sont souvent rattrapés par la réalité et contraints de revenir ou de faire face à ce qu’ils esquivaient, cela ne change rien, au fond, à l’une des dimensions principales de La Mélancolie : la fuite y est une réponse à l’incapacité à mettre des mots sur sa situation, à l’image d’une Watako au téléphone, au début du film, renonçant à dire ce qui est pourtant une évidence.
Et ce genre de scènes se répètent à l’infini dans un film qui fait la part belle aux silences et aux non-dits, comme s’il était habité, finalement, par une peur panique du verbe. Et même quand les personnages parlent, à l’instar de Fuminori ou du père de Kimura, ils se cachent, eux et leurs arguments, derrière une fausse douceur qui échoue à maquiller la façon dont ils utilisent leur parole pour resserrer leur emprise sur Watako ou pour se protéger sans égard pour elle. On pense ainsi, encore, à la première scène du film, dans laquelle alors qu’il n’est même pas dans le cadre et encore à moitié endormi, son mari lui impose en quelques mots, l’air de rien une tâche ménagère qu’il évoque par un « on » dont il ne fait aucun doute qu’il veut, en réalité, dire « tu ». Un des enjeux du film, alors, est de faire émerger, dans ce tissu de mensonges camouflés, d’injonctions dissimulées, de violences silencieuses et de paroles avortées, un peu de vérité et d’honnêteté. Et ce n’est pas un hasard si le titre original du film est Hotsureru, c’est-à-dire « relâcher » ou « dénouer », puisque c’est bien tout son objectif : dénouer une série de blocages pour ouvrir les vannes d’une parole honnête avec les autres et soi-même. Pour mettre fin à la fugue.
S’il convient bien sûr de taire la réussite ou l’échec de ce projet, reste qu’il est ce qui définit le film et lui donne sa saveur, mais surtout, qu’il bénéficie largement d’une vraie ingéniosité technique de la part de son réalisateur. En effet, on aurait pu craindre de Kato qu’après une vingtaine de pièces, il se contente de faire du théâtre filmé, mais c’est tout l’inverse, et La Mélancolie profite à merveille des singularités du cinéma en tant que média.
Filmer la naissance d’une voix
Il y a d’abord le plus évident : le choix de placement de la caméra, toujours à une certaine distance de Watako, comme pour lui laisser assez d’espace pour réfléchir, mais surtout, comme pour inviter les spectateur·trice·s à s’interroger sur ses réactions, tout en leur montrant l’environnement et le monde dans lequel elle évolue. Mais ce n’est pas la seule idée visuelle de Kato ; il faut voir, par exemple, comment il profite de la profondeur de champ pour placer ses personnages : Watako et Kimura côte à côte, leurs deux visages réunis dans le cadre. A l’inverse, quand elle partage l’écran avec Fuminori, l’un des deux tourne presque toujours le dos à la caméra. Il faut voir aussi la façon dont il alterne longs plans-séquences, travellings et plans fixes pour saisir, par une variété d’images, la variété des émotions qui traverse son héroïne. Légèrement flottante, comme si elle hésitait autant que ses personnages, sa caméra, bien souvent, épouse le regard de Watako, laissant en hors-champ ce qu’elle-même se refuse à voir, ou gagnant en légèreté quand la jeune femme se perd dans ses souvenirs.
Tout un travail déjà réussi auquel Kato ajoute une science du cadre assez renversante. En effet, le jeune réalisateur déploie des trésors de créativité quand il s’agit d’organiser l’espace autour de ses personnages. Des intérieurs souvent soignés, mais terriblement froids où tout, portes, murs, lampes ou placard est un prétexte pour découper et géométriser l’espace. Mais ce n’est tant la façon dont Kato cadre ses scènes que celles où il y place ses personnages qui impressionnent vraiment. Il faut voir une scène, en particulier, pour s’en convaincre. Watako et son mari y discutent dans un couloir. Fuyante, cette dernière sort vite du cadre, et Fuminori doit aller la chercher en hors-champ et la ramener à l’écran pour lui poser la question qu’elle esquivait. En homme de théâtre, Kato a l’habitude de réfléchir au placement des corps de ses acteurs et actrices. Une habitude qu’il traduit ici en termes cinématographiques, jouant toujours des possibilités que lui offre le cadre pour faire de La Mélancolie, une vraie œuvre de cinéma, placement et cadrages se complétant dans un ensemble que parachèvent les mouvements de caméra, même quand ils sont discrets à l’image des lents zooms qui accompagnent certaines des scènes les plus importantes du film.
S’il s’intéresse, l’air de rien à des problèmes de fond de la société japonaise – patriarcat, misogynie intériorisée, refus du conflit, passivité ou auto-préservation – La Mélancolie n’est donc pas qu’un film à charge. De même, s’il parle de l’implosion d’un couple, ça n’est pas un mélodrame. Il s’agit avant tout d’une expérience de cinéma qui brille par l’éléguante mise en images de ses thèmes. Un film où la forme répond au fond et s’en imprègne. Et si sa narration peut parfois sembler fragmentée, ce n’est pas si important, tant cette fragmentation, sous l’œil avisé du réalisateur, semble coller à l’histoire racontée : l’émergence, au milieu de voix parasites, d’une identité et de désirs qu’il faut apprendre à murmurer.
En saisissant non pas le moment où un couple implose, mais celui où l’un des membres du couple réalise qu’il a déjà implosé et qu’il est désormais temps de faire sens de cette implosion, La Mélancolie, fait un choix risqué. Mais le pari paye, et le film, s’il n’essaye pas de générer de l’empathie pour des personnages qui semblent déjà détachés de tout, réussit à emporter grâce à sa construction épousant la vie intérieure complexe de son héroïne et le chemin qu’elle fait pour sortir du silence.