Mariko Kikuchi, dans l’intimité des parents toxiques
Dans le monde du manga social, Mariko KIKUCHI tient un rôle à part. Alors qu’elle a longtemps dessiné sous pseudonyme, son autobiographie Mon père alcoolique et moi sort sous son vrai nom et lève le voile sur un passé difficile dans une famille détruite. Par la suite, elle recueillera la parole d’adultes tous aussi abimés qu’elle dans Survivre à ses parents toxiques.
Aujourd’hui, Journal du Japon revient sur ces deux titres sortis chez Akata et qui montrent l’un des aspects sombres de la famille et de la société japonaise.
TRIGGER WARNINGS : violences physiques et psychologiques sur personnes mineures et majeures, syndromes post-traumatiques, violences conjugales, pédophilie, automutilation, suicide, alcoolisme, addiction aux jeux d’argent.
Autrice de l’extrême
Née dans la province de Saitama en 1972, Mariko Kikuchi dessine depuis qu’elle est enfant. C’est sous le nom d’emprunt de Kaoru OZAWA qu’elle sortira ses premiers récits, des reportages sous forme de mangas (dont aucun n’est paru en France). La forêt de Aokigahara, tristement célèbre pour ses nombreux suicidés, la vie de SDF, la dégustation de mets pour le moins douteux… cette artiste n’hésite pas à multiplier les expériences et se mettre en scène dans des histoires à la dureté dérangeante, contrastant avec son trait rond et naïf.
En effet, dans l’univers des mangas et anime, il est courant de trouver un parent au comportement problématique. Absent, abusif ou violent, il peut impacter durablement la psychologie d’un personnage et le déroulé de l’histoire, jusqu’à une confrontation qui rebattra les cartes, pour le meilleur ou pour le pire. Et même libéré·e de cette influence néfaste, le ou la concerné·e en ressentira des séquelles qui mettront du temps à disparaitre.
Dans notre réalité, ces parents existent aussi, en chair et en os, entourés de tabous et de vies de familles brisées. Mariko Kikuchi a survécu à une enfance difficile et a décidé de la raconter, en usant de sa véritable identité, espérant tendre la main à celles et ceux qui comme elle, ont souffert de leurs rapports familiaux.
Mon père alcoolique et moi : la boisson jusqu’à la destruction
Mon père alcoolique et moi sort en 2017 au Japon. L’autrice y narre sans fard et avec une lucidité aussi froide que bouleversante son enfance avec sa mère, embrigadée dans une secte religieuse, et son père, qui rentrait très souvent éméché après le travail. Livrées à elles-mêmes, Mariko et sa petite sœur évoluent dans un foyer dissolu, sans percevoir l’anormalité de la situation. Les choses empirent encore lorsque leur mère, sans doute à bout de forces, met fin à ses jours, laissant Mariko se débattre avec l’alcoolisme paternel; ce qui va profondément la marquer pour le reste de ses jours.
Outre les problèmes intra-familiaux, le récit expose différents travers de la société japonaise avec, en filagramme, la condition féminine. Le patriarcat et l’exigence du respect dû aux ainés posent sur les frêles épaules de Mariko la responsabilité de prendre soin de son père, et gare au jugement des autres si elle n’a pas anticipé les ennuis qu’il pourrait créer. A cela s’ajoute la culture de la boisson très ancrée au Japon. Dans les affaires, boire pour faire plaisir à un client est normal et n’est pas remis en question, même quand c’est fait de façon excessive. C’est aussi une excuse commode donnée à Mariko pour dire que les adultes en ont besoin pour sociabiliser, ou pour décompresser. De fait, impossible de compter sur les amis proches de son père qui ne font qu’entretenir son addiction en squattant quotidiennement la maison, avec la complicité de leurs épouses.
L’autrice explique être passée par différentes phases, plus ou moins destructrices pour elle et son entourage, avant de se remettre en question peu à peu. Pour se protéger, elle a créé des mécanismes de défense, notamment un détachement face aux difficultés, qui l’ont empêchée de voir qu’elle aussi s’était mise en couple avec un homme alcoolique et violent. La colère et la résignation ont également pris une grande place dans sa vie, avant que son père ne déclare un cancer qui mettra Mariko face à de nouvelles charges, mais aussi face à elle-même. Aujourd’hui encore, elle admet sans détour ne pas être guérie de ce passé pesant, même si la vie a finalement pu lui apporter des sources d’apaisement.
En 2020, Kenji TAGAKIRI adapte le manga en film live. A life turned upside-down, my dad’s an alcoholic retranscrit dans une ambiance tragi-comique la lente descente aux enfers de la famille Tadokoro, soulignant le phénomène de nomunnication, un mot-valise regroupant nomu (boire) et communication, autrement dit, l’alcool pour briser les barrières sociales. Le réalisateur a notamment travaillé sur un épisode spécial de Kinou nani tabetai ? (What did you eat yesterday ?) et réalisé Room Landering, nommé en 2019 pour le meilleur film au Nippon Connection Japanese Film Festival.
Survivre à ses parents toxiques : libérer la parole
Un an plus tard, avec son éditrice (en 2023 pour la France), Mariko Kikuchi tend la plume à d’autres survivant·es de familles compliquées et récolte leurs témoignages dans Survivre à ses parents toxiques. Le manga porte un sous-titre qui annonce la couleur : vous n’êtes pas obligés de les pardonner. Un message qui contraste avec la norme indiquant qu’aimer ses parents doit se faire de façon inconditionnelle, peu importe ce qu’ils ont fait à leurs enfants. Remettre en question ce lien, interroger le comportement parental est mal vu, surtout si cela doit mener à la confrontation.
Les interviewé·es viennent de tous les horizons. Hommes, femmes, privilégiés ou plus modestes exerçant un métier ou non, queer ou hétéros. Chaque histoire est différente mais les points communs sont rapidement perceptibles. Enfants, ils pensent vivre dans un foyer on ne peut plus normal alors qu’il est déjà dysfonctionnel. La peur les rend incapables de confronter leurs parents à propos de leur attitude, ceux-ci se montrant passifs-agressifs, manipulateurs ou violents, usant souvent de culpabilisation et du lien filial. Les conséquences sont particulièrement visibles à l’adolescence. L’âge adulte et la capacité à prendre du recul sur la situation leur permet d’être résilients, sans pour autant accorder le pardon.
La psychologie a d’ailleurs trouvé un nom pour qualifier l’ensemble des personnes souffrants de telles relations avec leurs parents : les adult children. Ce mot n’a pas de réelle traduction en français, il désigne les enfants ayant grandi en devant gérer les émotions, réactions et conséquences des actes des adultes supposés prendre soin d’eux et ayant négligé ce rôle. C’est un peu dire de ces enfants qu’ils ont « grandi trop vite » afin de s’endurcir, sauf qu’ils ont développé des troubles psychologiques qui mettront du temps à se résorber. Par chance, la plupart des adultes de ce manga a trouvé sa solution pour retrouver une vie plus saine.
L’alcoolisme occupe une part importante de ces dysfonctionnements familiaux, même s’il n’en est pas le seul moteur. En postface du manga, on peut lire l’analyse de Sayoko NOBUTA, psychologue clinicienne, qui détaille son travail et ses observations sur ce phénomène au fil du temps. A l’origine du terme adult children, elle en explique les ressorts dans la société japonaise, ses mécanismes au sein de la famille, et aussi la fierté qu’elle ressent à voir des patients remonter la pente après des années de maltraitance, et ce, même si le terme dérange tant il met en lumière la dangerosité de certains parents
S’affranchissant des non-dits dans un Japon qui peine encore à prendre en main la santé mentale de sa population, Mariko KIKUCHI offre une vision intime et sans concession de la vie d’adultes en reconstruction. Même en n’ayant pas connu de telles difficultés, Mon père alcoolique et moi et Survivre à ses parents toxiques n’ont rien de lectures faciles et on en ressort incrédule, bouleversé et parfois même en colère. Malgré cela, l’autrice offre une lueur d’espoir et des pistes qui permettront peut-être à des victimes de continuer à avancer dans leur existence.