[Archive JDJ] Conférence d’Isao Takahata au Katorza à Nantes (2008)

En 2008, une grande exposition « Mondes et merveilles du dessin animé » à l’Abbaye de Fontevraud (49) avait pour objectif de rendre hommage au travail de Paul Grimault, Hayao Miyazaki et Isao Takahata, trois réalisateurs dont les œuvres sont intimement liées. A cette occasion, le réalisateur du studio Ghibli, Isao Takahata, a donné une conférence publique après la projection de deux grands films d’animation le mardi 8 juillet 2008 au cinéma Katorza à Nantes.

Cet article faisait à la base l’objet d’un dytique consacré à Isao Takahata (présentation + conférence) par la fondatrice de Journal du Japon, Céline Maxant. Longtemps resté dans les archives du site, nous décidons de le réhabiliter aujourd’hui pour votre plus grand plaisir. (Cet évènement s’inscrivait plus généralement autour du 150e anniversaire des relations franco-japonaises fêté par les régions dans toute la France.) Article publié à l’origine le 23 juillet 2008

Biographie : Isao Takahata est né à Ise le 29 octobre 1935. Il étudie la littérature française à l’Université de Tôkyô où il découvre les poèmes de Jacques Prévert et son travail avec Paul Grimault sur le scénario de La Bergère et le ramoneur. Dès 1959, il rejoint Toei Animation et réalise son premier long-métrage Horus prince du soleil avec Hayao Miyazaki en 1968.
Leur collaboration continuera ainsi pendant des années notamment sur Edgar, le Détective Cambrioleur (saison 3) ou Heidi la petite fille des Alpes. En 1985, alors que Hayao Miyazaki vient juste de démissionner, Isao Takahata le rejoint pour faire partie de l’aventure Ghibli. Il réalise alors Le Tombeau des Lucioles, un énorme succès artistique.

Hommage-a-Isao-Takahata
Isao Takahata

Introduction par Isao Takahata

Isao Takahata est arrivé sur scène salué par des applaudissements retentissants. Malgré son âge, son sourire juvénile reste encré sur son visage. Pour avoir consacré sa carrière à la jeunesse japonaise et celle du monde entier, une sorte de candeur vient se mélanger avec sa sagesse. En ce soir du 8 juillet, il s’apprête à nous présenter la projection des films LE ROI ET L’OISEAU puis Le Tombeau des Lucioles avant de répondre à nos questions.

première version du film de Paul Grimault

Isao Takahata commence ainsi par exprimer son admiration pour Paul Grimault (1905-1994), le réalisateur du film LE ROI ET L’OISEAU. C’est en effet en découvrant son œuvre et les poèmes de Jacques Prévert, collaborateur de Grimault sur le film, alors qu’il étudiait la littérature française à l’Université de Tôkyô, qu’il a décidé de devenir réalisateur. « C’est la première version du film, que j’ai découvert dans ma jeunesse, qui m’a donné envie de devenir réalisateur », précise le Japonais en début de soirée. Inspiré du conte La Bergère et le ramoneur, la première version homonyme du film date des années 50. Les artistes, qui désapprouvaient le montage final imposé par la production, sont revenus sur le projet dans les années 80 et l’ont rebaptisé LE ROI ET L’OISEAU. « J’espère que vous apprécierez le film, bien sûr ce n’est pas à moi de vous dire ça, vous qui êtes français », conclut Isao Takahata avec humour. Le Français Paul Grimault est notamment connu pour avoir marqué la jeunesse et les œuvres d’Isao Takahata et Hayao Miyazaki. Son influence sur le travail des réalisateurs du studio Ghibli peut se retrouver aussi bien dans le dessin des robots, thème de prédilection des Japonais, que dans la mise en scène de l’imaginaire.

Seita et Setsuko, les martyrs d’Isao Takahata. © Akiyuki Nosaka / Isao Takahata / Studio Ghibli, Inc.


Changement de ton au moment de la présentation du second film : Le Tombeau des Lucioles, réalisé cette fois par Isao Takahata; il ne s’agit pas d’un drame, mais d’une tragédie. Dès les premières images le narrateur meurt dans l’indifférence la plus totale. Il déroule ensuite le film de son destin et de celui de sa sœur, victimes des bombardements américains sur Kôbe en 1945. On suit la déchéance du héros jusqu’à sa mort. « Le récit décrit dans cette nouvelle me touche car j’ai connu les bombardements, en cela le narrateur aurait pu être moi », témoigne Isao Takahata. Bien que le long-métrage ne soit pas autobiographique – c’est l’adaptation de Hotaru no Haka, la nouvelle d’Akiyuki Nosaka – Isao Takahata a lui aussi vécu les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale alors qu’il vivait dans une petite ville à l’ouest du Japon. Un passage de sa vie plutôt traumatisant, puisqu’il avait perdu sa famille dans la fuite et s’était retrouvé seul avec sa grande sœur, blessée. Contrairement au héros de son film, tout était rentré dans l’ordre au bout de quelques jours.

La conférence publique a permis d’apporter un éclaircissement sur le parcours du réalisateur japonais Isao Takahata, sa jeunesse et le message qu’il a voulu faire passer avec son film Le Tombeau des Lucioles, racontant l’histoire tragique de deux enfants victimes des bombardements américains sur Kôbe en 1945, diffusé à la suite d’un des métrages qui l’a inspiré LE ROI ET L’OISEAU.

Conférence d’Isao Takahata

« Il faudra prévoir quelques minutes de battement avant de commencer la conférence, pour vous laisser sortir du film qui est à couper le souffle », nous avait annoncé le journaliste du Kinorama Jean-Marc Vigouroux avant le début du long-métrage Le Tombeau des Lucioles, et c’est exactement ce qu’il s’est passé.

Jean-Marc Vigouroux : Le Tombeau des Lucioles est l’adaptation d’une nouvelle de Akiyuki Nosaka (Hotaru no Haka). Etant donné que vous avez vous-même vécu les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, comment avez-vous appréhendé cette nouvelle ?

Isao Takahata : Je voudrais tout d’abord vous remercier pour avoir vu ce film.

(applaudissements)

Le récit décrit dans cette nouvelle me touche car j’ai connu les bombardements, en cela le narrateur aurait pu être moi. À la différence du film qui raconte un bombardement de jour, j’ai vécu un bombardement de nuit. Mon histoire avec ma sœur se rapproche sensiblement de l’histoire du jeune Seita et de sa petite sœur Setsuko. J’étais proche de ma sœur aînée, blessée lors de ce bombardement (par des éclats d’obus, ndlr). Les gens disent que si elle a survécu c’est grâce à moi (rires).

Est-ce que le respect des décors et du réalisme était un point important pour vous dans la réalisation de ce film ?

La recherche de cet aspect était effectivement très importante, la mise en scène ne s’arrête pas là mais ce versant indispensable est bien présent.

La sortie d’un film en prise de vue réelle est prévue prochainement au Japon, quelle est votre point de vue par rapport à cette sortie ?

Le tombeau des lucioles (2008), réalisateur : Tarô Hyûgaji

Le film qui sortira bientôt confirmera ou infirmera mon choix d’avoir adapter la nouvelle en dessin animé. Je me rendrais compte si mon choix de départ était erroné. Le film m’apportera un éclairage sur le choix qui a été fait d’adapter le récit en animation. L’équipe qui réalise cette adaptation en prise de vue réelle a visionné Le Tombeau des Lucioles. Ce qui m’intéresse alors est la description qui est faite des bombardements. On a tendance à avoir une image bien précise des bombardements par l’intermédiaire des films de guerre, or cette image est très différente de la réalité. La plupart des bombes n’étaient pas explosives, mais incendiaires. Elles apparaissaient comme des flammèches qui brûlaient dans le ciel, des morceaux de feu qui n’explosaient pas mais qui se consumaient, tout finissait en cendre. Parfois il y avait bien sûr des bombes explosives, ma sœur ayant été justement touché par ce type de bombe mais ce n’était pas le plus courant. J’attends de voir ce que va rendre le film.

(Le micro passe dans la salle.)

L’ambiance devait être lourde dans le studio, et ça a dû être plutôt difficile pour vous. Comment s’est déroulé la réalisation des scènes dans le studio ?

C’est sûr que l’ambiance n’était pas forcément très gaie, mais nous nous sommes tous donné beaucoup de mal. J’étais le seul à avoir fait l’expérience des bombardements, l’équipe qui a travaillé sur le film d’animation était de la génération d’après-guerre (rires).

Que pensez-vous du manga Gen d’Hiroshima. Vous a-t-il inspiré ?

Hadashi no Gen © Vertige Graphic / Choubunsha

Je connais la bande dessinée et le dessin animé mais ils n’ont rien à voir avec Le Tombeau des Lucioles, je n’ai pas pu m’en inspirer étant donné qu’il est plus récent.
(La personne à l’origine de cette question attendait sûrement une comparaison entre les deux œuvres qui abordent le même thème. L’auteur de Gen d’Hiroshima ayant également vécu la période des bombardements et notamment du bombardement atomique qui a touché la ville d’Hiroshima, ndlr)

Comment avez-vous procédé au choix de cette nouvelle, raison autobiographique ou simple attachement pour l’auteur ?

Le choix que j’ai fait vient de la lecture de cette nouvelle, de nature à une adaptation en animation. La question du réalisme pouvait prendre forme avec le concept du film d’animation, qui a pour but de donner à réfléchir.

Quel est le personnage du film qui vous a le plus marqué ?

Le Tombeau des Lucioles© Akiyuki Nosaka / Isao Takahata / Studio Ghibli, Inc

Difficile de répondre à cette question (hésitations). Dans le récit d’origine, le grand frère est le narrateur, la description de sa sœur est donc très réduite. Le personnage de Setsuko a donc été plus difficile à rendre en animation. Les passages où nous avons réussi à la représenter est une grande satisfaction. C’était en quelques sortes le défi du film. Le texte mettait cet aspect là de côté, contrairement au film où il est essentiel. (Il complète sa réponse plus tard dans le débat, ndlr)
Ce qui m’importait était surtout de raconter la vie de ces enfants après le bombardement. Le jeune garçon a cependant un caractère contraire à celui des jeunes de son âge. La différence est très nette, les enfants de cette époque ont fait preuve de plus d’endurance face à la guerre. Si on prend son cas comme exemple, celui de s’occuper d’une petite sœur, il fallait courber l’échine devant les injustices et préférer rester dans un environnement difficile mais qui leur permettraient de survivre, plutôt que de garder une fierté mal placée.
La mère était déjà souffrante avant le bombardement, le grand frère a donc pris sa sœur naturellement en charge, il est responsable d’elle, ce qui le pousse à faire un choix tragique. C’est l’élément majeur qui m’a encouragé à réaliser ce dessin animé. Le héros est en fait peu représentatif des jeunes de cette époque, dont les choix faisaient plus appel à la raison qu’à la fierté.
À propos de la tante qui héberge les deux enfants suite à la mort de leur mère : dans le récit de départ elle ne fait pas vraiment partie de la famille, en tout cas d’une famille très éloignée. Le degré de brimade qu’elle inflige à Seita et Setsuko n’a rien d’exceptionnel pour l’époque. Les adultes comme les enfants devaient prendre sur eux pour survivre. Le degré de violence dans le film prévu prochainement est rendu plus intense.

L’auteur du récit était plutôt controversé, quel a été le regard du public au Japon à la sortie du dessin animé ?

L’auteur du récit était très populaire au Japon, il a eu son heure de gloire. Le film a reçu un très bon accueil et les critiques étaient encourageantes.

En visionnant le film 20 ans après, avez-vous des regrets, des choses que vous souhaiteriez changer ?

Je n’ai pas envie d’avoir des regrets. Si j’avais quelque chose à changer je pense que ce serait le dessin des lucioles qui passe moins bien aujourd’hui. Les astuces et les procédés étaient les moins chers et les plus rapides. C’est différent aujourd’hui avec les nouvelles technologies.

Comment jugez-vous l’introduction de la 3D dans le dessin animé ?

Encore une question à laquelle il est très difficile de répondre sans exemple concret. Je dirais que c’est un bien et un mal à la fois, tout dépend de ce qu’on en fait. Je reste attaché à la pratique du dessin manuel, qui suppose un effort de lecture et d’imagination de la part du spectateur. La chose réelle est suggérée plutôt que donnée de façon brute.

Comment avez-vous réussi ce dosage parfait entre le thème de la mort, de la guerre et du merveilleux. Comment êtes-vous arrivé à greffer une morale par dessus ce mélange ? Comment êtes-vous arrivé à ce résultat si poétique ?
(La personne qui a posé la question était très émue, ndlr)

Le film vise à faire réfléchir le spectateur. Il est basé sur un constat premier, le jeune garçon est mort, la question est de savoir pourquoi et comment. Le film emprunte un registre qui date du théâtre de l’ère Edo (un art dérivé du « nô », ndlr) qui raconte l’histoire d’un double suicide amoureux (sorte de « Roméo et Juliette » au Japon, ndlr). Les protagonistes meurent, les spectateurs suivent leur parcours jusqu’à leur mort. Un registre récurent dans les salles de cinéma.

Avez-vous déjà rencontré Paul Grimault ?

Je l’ai rencontré en 1992 soit deux ans avant sa mort, lors d’une exposition rétrospective sur ses œuvres. Je me trouvais en France pour une autre raison mais j’en ai profité pour me rendre sur place. Nous avons eu l’occasion de discuter un peu. Je lui ai fait part de mon admiration pour son travail, de l’influence qu’il avait eu sur le mien. Il m’avait alors répondu tout naturellement qu’on pouvait tous s’inspirer des uns et des autres mais qu’on avait chacun sa propre personnalité, qu’il aurait aimé découvrir ce que je faisais.

Malheureusement il est mort avant. LE ROI ET L’OISEAU est un film important qui partage les valeurs de liberté et de paix. Je me souviens de son discours alors qu’il était l’invité d’honneur du festival du film d’animation de Hiroshima – qui existe toujours – il évoquait le rôle du film d’animation pour transmettre ces valeurs de paix et de liberté.

Le Roi et L’oiseau de Paul Grimault© Les Gémeaux, Clarges Films

Pouvez-vous nous en apprendre plus sur le compositeur, le choix de la musique ?

Nous avons sélectionné un artiste (Michio Mamiya, ndlr) parmi plusieurs qui avaient chacun réalisé un « Image Album » du film sans l’avoir visionné. Le compositeur part des indications données par la production et propose un thème, si il est retenu il compose le reste en fonction du film.

Qu’est-ce que Le Tombeau des Lucioles vous a apporté ? Avez-vous des projets futurs ? Dans quelle mesure participez-vous à d’autres projets en cours ?

Le Tombeau des Lucioles a eu une influence certaine sur ma carrière. Le film a été diffusé en parallèle avec Mon Voisin Totoro. Ils n’ont pas eu un gros succès en salle mais ont permis la mise en place d’un équilibre entre Miyazaki et moi. La forme d’exploitation explique leur échec lors de leur projection. Il était prévu que deux équipes travaillent chacune sur un projet, les deux projets seraient ensuite diffusés ensemble à l’occasion d’une seule séance dans tout le pays. Les films ont donc été déficitaires ce qui est normal compte tenu des circonstances. La diffusion de ces deux films a posé un autre problème. Vous le savez sûrement, Mon Voisin Totoro est un film optimiste qui s’adresse aux enfants, le thème abordé est en cela contraire à celui abordé par Le Tombeau des Lucioles. J’avais peur de laisser une cicatrice dans le cœur des enfants, il a finalement été très bien accueilli.

La réalisation du film utilise un procédé qui met en scène divers souvenirs du protagoniste de façon très fluide. Ces apparitions, au sens surnaturel du terme, se fondent littéralement dans le décor et dans l’histoire.
Pouvez-vous revenir sur le sens des apparitions du héros ? Nous expliquez le choix des moments, des scènes qu’il se remémore ?

Ce procédé a été choisi pour permettre au spectateur de suivre le destin du personnage, pour donner un autre regard, moins descriptif. Ces « fantômes » sont en fait la mise en scène de la conception de la mort au Japon. Après sa mort, l’esprit de l’être aimé est présent, il nous accompagne, reste avec nous. Cette croyance est liée au bouddhisme. Les morts ne sont jamais très loin, ils nous observent, contrairement au christianisme où les morts partent vers le paradis. Au Japon, les vivants doivent être à la hauteur du regard de leur mort dans la vie de tous les jours.

Merci beaucoup d’être venu !

Un grand merci à vous d’avoir organisé cet évènement


Isao Takahata a su répondre aux attentes de ses fans. Pragmatique, il est revenu sur plusieurs questions pour compléter ses réponses qu’il estimait peu satisfaisantes. À chaque hésitation, il était gêné mais gardait le sourire et poussait sa réflexion pour faire au mieux. C’est sur de nombreuses anecdotes, plus ou moins personnelles mais toujours particulièrement touchantes ou amusantes qu’Isao Takahata nous a laissé. L’émotion dans la salle était palpable. Le respect, l’admiration du public envers cet homme s’est fait ressentir tout au long de la soirée, et même après qu’il ait quitté le cinéma pour de bon.

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