Les Héritiers d’Agïone : un manga made in France à découvrir

Romain Lemaire, Tony Valente ou VanRah, de plus en plus d’auteurs et d’autrices français se lancent dans l’aventure du manga. Un milieu que l’on pensait, il y a bien longtemps, réservé aux seuls artistes japonais. Si on ne présente plus certains d’entre eux qui ont été de véritables pionniers, d’autres commencent tout juste leur propre épopée artistique.

Les Héritiers d'Agïone : un manga made in France à découvrir

Ki-oon, Pika, Glénat ou encore Kana font partie de ces maisons d’édition à avoir osé le pari du manga made in France. Certains « puristes » y voient un affront, le manga n’appartenant soi-disant qu’aux Japonais. D’autres lecteurs, comme nous, y voient une véritable success story, preuve qu’un médium n’est pas limité par des frontières géographiques.

Et la preuve en est justement avec Kana, qui semble avoir décidé de se faire une véritable place sur ce segment du marché. Après Silence de Yoann Vornière, la maison d’édition a lancé un titre dont l’autrice a été l’assistante de Tony Valente. Si vous ne le connaissez pas encore, il est encore temps de partir à la découverte du manga Les Héritiers d’Agïone, signé Tpiu. Rencontre avec une jeune autrice qui se fraye un chemin au milieu d’un nouveau marché encore bien timide et qui a bien voulu répondre à nos (nombreuses) questions.

Les Héritiers d’Agïone : un manga qui a de quoi surprendre

Au Japon, il n’est pas rare, loin de là, qu’un ancien assistant d’un mangaka finisse par se lancer en « solo » à son tour. Yuji Kaku, auteur de Hell’s Paradise et Ayashimon par exemple, a été l’assistant de Fujimoto Tatsuki, l’auteur de Chainsaw Man et Fire Punch, mais également de Look Back.

Mais en France, le marché et l’industrie made in France étant encore à ses débuts, cela ne s’était encore jamais vu. Mais il faut bien un début à tout et des pionniers pour ouvrir la voie. Et à l’image de Tony Valente, Tpiu est de ceux-là, ceux qui montrent le chemin. C’est donc tout naturellement qu’elle a donc pris son envol et se retrouve à publier son premier manga : Les Héritiers d’Agïone.

Journal du Japon : Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Tout d’abord, pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours qui vous a conduit, dans un premier temps, à devenir l’assistante de Tony Valente ?

Tpiu : J’ai rencontré Tony pour la première fois lors d’une séance de dédicaces alors que le tome 1 de Radiant venait tout juste de sortir (Japan Expo 2013). À ce moment-là, j’étais à ma deuxième Japan Expo en tant qu’exposante et je vendais mes premiers one-shots sous forme de fanzines.
Tony étant une personne fort sympathique, nous avons discuté et je lui ai montré mon travail qu’il a tout de suite adoré. C’était un sacré coup de chance car mon dessin était encore très amateur ! Avant de partir, je lui ai laissé ma carte de visite et nous sommes restés en contact depuis.
En 2018, Tony m’envoie un message pour me demander si je peux travailler sur les trames de ses planches et j’ai évidemment tout de suite dit oui !

Pourriez-vous nous raconter comment s’est déroulée votre expérience aux côtés de Tony Valente ? Et surtout, comment avez-vous réussi à devenir son assistante ?

Tpiu : Tony vivant au Canada, nous avons travaillé par mail. J’avais un travail très simple à faire : les trames. Il m’envoyait donc régulièrement (ou pas *rires*) les pages préparées, avec quelques indications. Puis je les renvoyais, tramées. Nous avons ainsi travaillé du tome 9 au 12. Après cela, Tony a finalement repris les trames car le but était de lui faire gagner du temps. Mais on s’est rendu compte qu’il n’en gagnait pas tant que ça car il devait quand même préparer puis corriger les pages que j’avais tramées.

Qu’est-ce qui vous a réellement donné envie de devenir artiste et plus particulièrement mangaka ?

Tpiu : C’est One Piece qui m’a donné envie de devenir mangaka ! J’étais une adolescente de 15-16 ans et je ne vivais que pour les mangas shônen. J’aimais cette mentalité de guerrier, de toujours se surpasser, d’affronter les épreuves. Ces mangas m’ont aidé à sortir de mon mal-être d’adolescente et à m’affirmer. J’aimais déjà écrire des histoires et dessiner des mangas. Mais ensuite, j’ai su qu’il m’en fallait plus et que je voulais transmettre cette passion qui m’enflammait. Si Luffy voulait devenir le Seigneur des Pirates, alors moi je devais être la première mangaka française publiée au Japon !

Une princesse qui ne sait pas réellement quelle est sa place

Si vous avez aimé les films Rebelle ou Vaïana de Disney, il y a fort à parier que Les Héritiers d’Agïone vous plaira. En effet, si l’on retrouve bien le personnage de la princesse tiraillée, celle de Tpiu, Adalise, est loin, très loin de courir après le prince charmant, à l’image les deux princesses Disney citées précédemment.

Dans son manga, Tpiu nous plonge dans un monde où la réincarnation est possible, mais sous conditions. Si la mort a été trop violente, revenir à la vie peut ne pas se passer comme prévu et le réincarné se transforme alors en une sorte de goule. Seule exception : les nouveaux-nés. De par leur pureté, ils ne peuvent pas se réincarner. Mais Adalise va, on ignore pourquoi, défier cette règle qui semblait immuable. La princesse se retrouve donc avec une double étiquette : celle de princesse, mais également celle de bizarrerie. Et difficile de trouver sa place lorsque personne ne semble prêt à nous en faire une.

L’arbre de vie (et de mort par extension) est une notion très présente dans certaines mythologies, notamment celte. Est-ce là que vous avez puisé votre inspiration ?

Tpiu : Non, pas du tout ! Mais j’adore cette image de l’arbre de vie. Indirectement, je m’inspire évidemment des cultures celtes, scandinaves ou même slaves, car elles me passionnent. Mais ma réelle inspiration (concernant la vie et la mort) vient plutôt de l’éducation peu banale que j’ai reçue lors de mon enfance et cela me fait donc très plaisir de pouvoir la partager.

Votre princesse est loin, très loin des clichés de la femme à protéger qui court après son grand amour. Elle est, au contraire, indépendante, très forte et n’hésite pas à s’exprimer. Est-ce le genre de femme que vous êtes ou que vous aimeriez être ?

Tpiu : Adalise est en effet le genre de personne que j’aimerais être et que j’aimerais voir plus souvent. J’ai toujours eu de grandes difficultés à m’exprimer à l’oral ou en société. Le dessin et l’écriture ont donc été, depuis mon enfance, d’une grande aide pour évacuer mes pensées, et Adalise est devenue mon nouveau porte-parole !
De plus, j’ai rarement trouvé une réelle satisfaction chez les personnages féminins que je voyais dans les mangas ou les films (mis à part quelques exceptions bien sûr). D’un côté, on avait des femmes extrêmement niaises et pleurnicheuses, et d’un autre, on avait des femmes beaucoup trop fortes sans le moindre défaut.
Avec Adalise, je veux un personnage féminin normal avec ses qualités comme ses défauts, ses forces ainsi que ses faiblesses. Elle est forte et courageuse mais elle a quand même un cœur tendre et elle fera de nombreuses erreurs.

Les Héritiers d'Agïone : un manga made in France à découvrir

Un premier tome aux allures de Princesse Mononoké

En lisant le premier tome de Les Héritiers d’Agïone, une influence pourrait bien vous sauter au visage : les nombreuses références au film Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki. Certaines cases pourraient même complètement vous rappeler des scènes du film, sorti au Japon en 1997. Mais est-ce si surprenant de découvrir que le maître de l’animation japonaise ait pu avoir une telle influence sur une jeune autrice française ?

Car, si le réalisateur japonais est aujourd’hui une véritable institution à lui seul, il s’avère néanmoins que Princesse Mononoké a été le premier de ses films à être distribué dans les cinémas français en 2000. Et c’est justement cette sortie qui a représenté un véritable tournant pour la petite communauté, encore marginale, d’admirateurs du Japon et de sa culture.

Certains passages de votre manga, notamment dans le chapitre 4, font penser à Ashitaka dans Princesse Mononoké. Quelle importance a eu ce film sur vous et votre vie ?

Tpiu : Princesse Mononoké réunit énormément d’éléments que j’adore et je suis donc très attachée à ce film ! Je pourrais parler de nombreuses choses mais l’un des aspects qui m’a le plus marquée dans cette œuvre est l’apparence des démons. Miyazaki a toujours aimé faire dégouliner ses créatures (ça fait bloub bloub) mais dans Mononoké, c’est beaucoup plus violent, plus brut : on ressent presque leurs douleurs. Je trouve qu’il a personnalisé le Mal de la meilleure des façons. C’est comme si les Enfers étaient littéralement sortis des êtres contaminés. C’est fort, c’est puissant et le contraste avec la nature, si belle, si pure, nous montre le parfait tableau du combat du Bien contre le Mal. Ça a été pour moi une claque artistique qui ne m’a jamais lâchée.

Les Ëdrelins ont un petit côté Kodama, les esprits bienveillants de la forêt présents dans Princesse Mononoké. Peut-on espérer qu’eux aussi soient une sorte de guide pour Adalise ?

Tpiu : Totalement ! 😉

Tpiu : une mangaka aux multiples influences

Au-delà de ce qui nous semblait évident à travers notre lecture, nous avons également cherché à en découvrir davantage quant aux influences de Tpiu, mais également aux origines de son titre Les Héritiers d’Agïone et à l’avenir de cette série.

Accepteriez-vous de nous en dire davantage sur vos influences, qu’elles soient cinématographiques, musicales, BD, romans, etc. ?

Tpiu : Je suis une vraie éponge et j’ai donc tendance à m’inspirer de tout ce que je vois et entends. Je pense que mes plus grosses influences viennent de Miyazaki. La profondeur ainsi que la maturité de ses personnages et de ses histoires poétiques ne cessent de m’enchanter. Évidemment, je suis également très inspirée par les chefs-d’œuvre cinématographiques que sont Le Seigneur des Anneaux ou Game of Thrones. Ayant toujours adoré la fantasy et le Moyen Âge, je ne cesse de lire des romans du même genre tels que L’Assassin Royal de Robin Hobb. Plus récemment, je suis fascinée par l’auteur Brandon Sanderson, un écrivain de génie doté d’un talent incroyable pour imaginer des univers tous plus originaux que les autres.

Je pourrais continuer à citer un tas de titres (Fullmetal Alchemist, L’Atelier des Sorciers…) mais je vais terminer par la musique qui est, je pense, ma plus grande inspiration. J’adore la musique, plus particulièrement les OST de jeux vidéo ou de films (Ex : A Plague Tale de Olivier Derivière). J’en écoute tout le temps et je suis incapable de travailler sans. Ce sont ces musiques qui me transportent dans mes mondes imaginaires et me galvanisent. Ce sont elles qui me donnent la plupart de mes idées et je suis toujours en quête de nouvelles OST pour m’inspirer !

Y a-t-il d’ailleurs une œuvre qui, selon vous, devrait être lue/vue par tout le monde ? Si oui, pourquoi ?

Tpiu : C’est un peu dur à dire… Je pense que je vais simplement citer Le Chaos en Marche de Patrick Ness, un roman de SF. L’écriture de l’auteur est vraiment unique et très immersive, merveilleusement maîtrisée. Mais surtout, l’histoire traite de sujets tellement humains et importants qu’on s’y retrouve tout de suite.

Les Héritiers d’Agïone : un manga qui revient de loin

Pourriez-vous nous raconter la genèse de votre manga ?

Tpiu : Une idée lointaine, très lointaine (que l’on ne voit pas encore dans mon manga), est née lorsque j’ai travaillé sur mon dernier manga en auto-édition. J’aime l’appeler la « graine ». Je n’ai pas pu exploiter cette graine comme je le souhaitais alors je l’ai gardée au fond de ma petite tête. J’ai ensuite tenté de la proposer à mon responsable éditorial de l’époque (du Jump Plus – Shueisha) avec un one shot mais celui-ci a été rejeté.

J’ai donc réutilisé cette graine pour le dossier d’édition que j’allais proposer aux éditeurs français. Il me fallait un sujet original et une phrase m’est venue spontanément : « Les gens peuvent mourir 2 fois« . Et à partir de cette idée (et de ma graine), j’ai créé mon univers. Je savais déjà que je voulais faire de la fantasy médiévale car c’est le genre que je chéris le plus. Je savais également que je voulais une princesse comme protagoniste. J’ai donc mis tout ce que j’aime, tout ce que je suis, dans cet univers et mon manga est né !

Avez-vous déjà une idée de la longueur que devrait faire Les Héritiers d’Agïone ?

Tpiu : Pour l’instant, j’ai signé pour 3 tomes avec Kana. Si la série rencontre le succès suffisant, je pourrai la continuer. N’ayant fait que des histoires courtes jusqu’à aujourd’hui, j’ai très envie de me lancer dans une série un peu plus longue. Dans l’idéal, j’aimerais beaucoup faire 10 – 15 tomes pour Les Héritiers d’Agïone ! Car j’ai plein d’idées pour cette aventure…

Vous êtes, à notre connaissance, la première ancienne assistante de mangaka français à vous lancer en solo. Comment on se sent lorsqu’on passe de l’ombre à la lumière ?

Tpiu : A vrai dire, ce travail d’assistante n’était que très secondaire, c’était comme un petit boulot. J’étais déjà bien active dans le monde du manga, plus particulièrement celui de l’auto-édition. J’ai fait une grande quantité de fanzines et auto-publié 3 mangas (Le Roi des Chapeaux, Tpiutopia et ADA). J’étais également très présente au Japon (concours, doujin etc…) car c’était mon objectif de base. J’étais suivie par un tantô [NDLR : responsable] du Jump Plus et j’ai énormément appris à ses côtés !

Lorsque j’ai signé chez Kana, je n’ai pas noté de réelles différences dans l’immédiat, je travaillais sur mon histoire comme j’avais déjà l’habitude de le faire. Mais grâce à mon éditeur, j’ai pu gagner une grande visibilité et mon travail peut enfin être vu par un plus large public. Maintenant que j’ai quitté l’auto-édition, j’ai beaucoup plus l’impression de travailler en équipe et c’est vraiment agréable !

Un message pour nos lecteurs ? Pour les convaincre de lire Les Héritiers d’Agïone peut-être ?

Tpiu : Si vous aimez la fantaisie médiévale et les émotions fortes, ce manga est fait pour vous ! ^_^

Notre échange avec Tpiu, autrice du manga Les Héritiers d’Agïone, nous offre définitivement un aperçu pour le moins fascinant de l’évolution de la scène manga française, mais également de ce qui peut faire un mangaka. Grâce à son expérience d’assistante de Tony Valente, la jeune artiste représente une nouvelle génération de créateurs de manga français. Des créateurs qui, de nouveau, nous prouvent qu’un médium n’est jamais limité par quelques frontières que ce soient.

Nous remercions la maison d’édition Kana ainsi que Tpiu d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Juliet Faure

Tombée dans la culture japonaise avec le célèbre "Princesse Mononoké" de Miyazaki, je n'ai depuis jamais cessé de m'intéresser à ce pays. Rédactrice chez Journal du Japon depuis 2017, je suis devenue la yakuza de l'équipe. Plutôt orientée RPG et Seinen, je cherche à aiguiser de nouvelles connaissances aussi bien journalistiques que nippones.

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