Quand les morts rapportent de l’argent aux villes japonaises
Vendre les cendres des défunts semble être une décision étonnante… C’est pourtant bel et bien le choix que font certaines villes japonaises pour faire du profit. Loin d’être saugrenue, cette idée s’inscrit à la fois dans la tradition funéraire nippone, dans la problématique du manque d’espace au Japon et de l’absence de renouvellement de la population, ainsi que dans une approche des funérailles, parfois moderne et originale, qui peut surprendre l’observateur occidental.
La crémation, le meilleur choix pour l’au-delà ?
Au Japon, la crémation est largement privilégiée pour les obsèques. Elle concerne 99,97 % des défunts et un adage populaire nous apprend d’ailleurs que « seule la famille impériale japonaise ne se fait pas crématiser ». Il s’agit d’une pratique liée au bouddhisme, qui repose sur plusieurs croyances. Premièrement, le corps de Bouddha aurait été brûlé et son âme aurait ainsi pu transmigrer. De plus, la putréfaction d’un corps est considérée comme choquante par les Japonais, notamment en vue de la résurrection liée à cette croyance. Le feu purifierait l’âme et faciliterait ainsi le passage de la vie à l’au-delà, évitant aux âmes d’errer dans le néant avec leurs péchés. Ce dernier point explique pourquoi les familles des victimes de catastrophes naturelles, comme ce a été le cas lors du séisme du 11 mars 2011, s’impliquent avec autant de rigueur à retrouver les dépouilles de leurs proches afin de leur permettre de reposer en paix.
La première crémation remonterait au 6e siècle et au départ, la pratique ne s’adressait qu’aux moines bouddhistes et aux personnes de haut rangs. Ce n’est qu’à l’époque d’Edo (1603-1868), quand le peuple est forcé de se convertir au bouddhisme dans l’optique d’éliminer le christianisme, que les funérailles se mettent à suivre les rituels de cette religion. Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon doit replanter ses forêts pour une reconstruction rapide, gourmande en termes de bois, et il est impensable d’utiliser des terres fertiles et boisées pour en faire des cimetières. Au même moment, les moines bouddhistes sont dépossédés de leurs terres, et ils font des rites funéraires leur première source de revenu. De fait, la pratique s’impose peu à peu comme la norme absolue qu’elle est aujourd’hui et, comme en Chine ou à Hong-Kong, le manque d’espace finit d’asseoir la crémation comme une solution d’évidence.
Son déroulement est ritualisé, et après la veillée funèbre, dont la forme peut varier légèrement selon la secte à laquelle appartient la famille, et une cérémonie durant laquelle on dépose des fleurs dans le cercueil ouvert, les proches du défunt se retrouve au crématorium. Il est de coutume que le cercueil soit poussé dans la chambre crématoire par l’époux ou l’épouse de la personne décédée ou par le fils le plus âgé, qui activera le four. Durant le temps que dure la crémation, entre 1h30 et 2 heures, les personnes présentes boivent du thé et consomment des wagashi, pâtisseries japonaises, pour ce qu’on nomme « le festin funéraire », avant de s’adonner à une cérémonie où les os et les cendres occupent une place primordiale.
Chaque participant, en commençant par la personne la plus proche du défunt, va saisir un os du squelette à l’aide de baguettes, une en bambou représentant le monde physique, l’autre en saule pour le monde spirituel, et le placer au sein de l’urne, en forçant pour qu’il puisse entrer. La règle veut que l’on commence par les os du bas du corps pour remonter jusqu’au crâne, afin que le défunt ne se retrouve pas à l’envers dans l’au-delà. Parfois, deux individus, comme la mère et l’enfant, peuvent saisir chacun une baguette et déplacer un os symbolique de concert. C’est la raison pour laquelle il est très mal vu de se passer un aliment de baguette à baguette au Japon ! Le crâne doit être brisé pour tenir dans l’urne et on termine cette cérémonie en plaçant l’os hyoïde, qui aurait la forme d’un bouddha assis, dans le récipient avant de le refermer définitivement. Il reste éventuellement un amas de cendres dont le crematorium peut disposer à sa guise, en s’en débarrassant… ou en les vendant. Dans certaines régions, les restes sont récupérés en totalité et placés dans les urnes, mais il existe des différences régionales.
Vendre les cendres pour les métaux qu’elles contiennent
Sur l’archipel nippon, on dénombre 1 460 crématoriums (contre environ 200 en France), chargés de transformer les corps des 1 590 503 défunts (en 2023) en cendres, os et composants chimiques. Cela représente plus de 3 500 corps chaque jour, pour un service public géré majoritairement par les municipalités locales, qui engendrent des coûts de fonctionnement conséquents – et parfois déficitaires – et surtout des problèmes de stockage. Les urnes non récupérées deviennent propriétés de la municipalité et elles doivent être stockées. Cependant, de moins en moins de familles viennent récupérer ces urnes, pour ne pas avoir à s’acquitter des coûts très élevés de l’organisation des rites funéraires (entre 10 000 et 15 000 euros, en moyenne, pour un service complet) ou simplement car le défunt est un membre trop éloigné de la famille, décédé loin de la zone de résidence de ses proches, ce qui fait qu’elles s’entassent.
Avec un taux de décès deux fois supérieur à celui des naissances, dans un pays touché par une explosion du nombre de seniors et une baisse drastique de la natalité, l’accumulation de ces urnes funéraires devient un véritable problème. Il va de pair avec les pertes économiques pour les municipalités relatives à cette crise démographique, où les actifs ne sont plus suffisants pour remplir les caisses de l’État. De fait, certaines de ces municipalités ont décidé de faire du profit en vendant les cendres.
Il faut savoir qu’après combustion, certains éléments chimiques dont est composé le corps résistent au feu et peuvent être récupérés dans les cendres. C’est le cas de métaux comme l’or, l’argent, le plomb, le cobalt, le zinc, le palladium, le platine, le cuivre, l’étain, le titane, le nickel, le bore, le cadmium, le chrome, le lithium, le magnésium, le manganèse ou le strontium, qui proviennent d’implants médicaux ou de prothèses et qui pourraient rapporter une petite fortune aux villes.
Une estimation faite par la ville de Kyoto, via une étude menée d’avril à décembre 2023 et basée sur la crémation de 13 000 corps, équivalente à 39 tonnes de cendres, fait état de la présence de 7 kg d’or, 21 kg d’argent, 6 kg de palladium et 200 grammes de platines dans les cendres récupérées. En termes financiers, ces métaux précieux, vendus à des sociétés de traitements spécialisées, représenteraient 119 millions de yens, soit environ 700 000 euros. Ce n’est pas une nouveauté car la pratique est déjà en vigueur dans des crematoriums privés ou publics depuis plusieurs décennies, mais la présentation de la municipalité de Kyoto, dans le contexte actuel, a suscité la curiosité et l’intérêt de plusieurs autres villes japonaises, comme Asahikawa (Hokkaido), Tajimi ou Mizunami (Gifu). Certaines estiment qu’il serait possible de générer jusqu’à 1 million d’euros par an grâce à la revente de ces cendres, ce qui pose toutefois quelques questions éthiques.
Une pratique à l’éthique discutable ?
Étant donné que les cendres non-récupérées deviennent propriétés des municipalités, ces dernières pourraient tout à fait décider unilatéralement de les vendre, sans consulter l’opinion publique. Toutefois, le sujet est évidemment sensible et la question du traitement de ces restes est parfois discutée avec la population locale.
Globalement, les Japonais semblent plutôt réceptifs à cette idée. Les retours font état d’une bonne façon de couvrir les coûts de fonctionnement des machines, d’une solution anti-gaspillage qui s’inscrit dans l’air du temps, et d’une manière somme toute logique de réutiliser des matériaux disponibles pour faire tourner l’économie, du moment que la famille est au courant de ce processus. Dans la ville de Tajimi, située dans la préfecture de Gifu, 95 % des 526 citoyens interrogés ont répondu être favorables à cette initiative. À Nagoya, qui pratique la revente de cendres depuis 1986, un système de vente aux enchères des métaux précieux a même été implémenté en 2020, sans que cela ne choque les habitants.
Bien sûr, quelques retours moins enthousiastes sont à noter, notamment du côté de ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une manière de taxer les morts, ou chez ceux qui estiment que l’argent généré par la vente des métaux devrait revenir aux familles. Par mesure de précaution, des mairies, comme celle de Shizuoka, préfère éviter cette solution en privilégiant les sentiments des familles endeuillées.
La mort, un business comme un autre au Japon
La société japonaise possède une capacité impressionnante à transformer certaines de ses réalités en machines à profit. Les gens se sentent de plus en plus seuls ? La solitude devient un marché vivace ! Les personnes âgées sont de plus en plus nombreuses ? L’industrie du troisième âge se met en branle pour proposer des produits et des services qui leur sont réservés. Bien entendu, la mort n’échappe pas à cette tendance et le secteur est dynamique, entre innovations technologiques et propositions surprenantes.
Les rites funéraires traditionnels, très coûteux, tendent à être simplifiés de nos jours et certains Japonais n’hésitent plus à déverser les cendres de leurs proches en des lieux symboliques, au mont Fuji ou dans la mer, par exemple, ce qui était impensable il y a encore quelques années. Pour accompagner cette transition et ces changements de mœurs, des entreprises s’évertuent à proposer des solutions alternatives qu’on pourrait trouver incongrues.
Transformer les cendres en pierres précieuses
L’une d’elles consiste à transformer les cendres du défunt en diamant de synthèse, que les proches pourront porter comme bijoux. Les entreprises opérant dans le domaine, comme Algordanza, LifeGem, ou Lonité reçoivent les urnes funéraires contenant les cendres et elles en extraient le carbone naturellement présent dans le corps humain pour le changer en graphite. À l’aide de machines sophistiquées, capable de reproduire les conditions qu’on trouve dans les profondeurs terrestres, où naissent les vrais diamants, elles parviennent à créer ces pierres précieuses. Des territoires comme le Japon ou Hong Kong, qui doivent faire avec un espace disponible restreint, sont friands de cette solution qui permet même de réaliser plusieurs diamants à partir d’un seul lot de cendres. Ainsi, tous les proches peuvent conserver une trace matérielle de leur être cher, sous forme de collier ou de bague.
Des entrepôts urbains à urnes
L’exode rural massif au Japon est également à l’origine de nouvelles formes de lieux de recueillement, avec des cimetières virtuels venant se substituer aux caveaux familiaux classiques, lointains et laissés à l’abandon. Ces cimetières d’intérieur prennent place dans des immeubles au cœur des villes et ils fonctionnent comme des entrepôts. Il suffit de présenter une carte à puce pour que l’urne stockée soit présentée au visiteur, qui peut alors se recueillir facilement. Les utilisateurs qui plébiscitent ce système en pleine croissance expliquent qu’il leur est bien plus simple de se rendre dans ces lieux de proximité que de devoir parcourir des dizaines ou des centaines de kilomètres jusqu’au cimetière familial. Les services les plus innovants permettent d’incorporer des images et des vidéos souvenirs de la personne décédée, accessibles via un QR Code. Dans le même ordre d’idées, des cimetières virtuels installés dans des metaverse regroupent les tombes digitales des défunts et facilitent les visites et les commémorations, comme la fête des morts et des esprits Obon, où il est de coutume d’aller se recueillir sur la tombe des ancêtres.
Un salon spécial fin de vie
Au salon Endex de Tokyo, dédié à la fin de vie, de nombreux éléments originaux et innovants sont présentés chaque année. On peut croiser des urnes aux formes et aux motifs divers, de la simple urne couverte d’une estampe japonaise aux urnes à l’effigie d’une mascotte locale, en passant par celles en forme de balle de golf ; des cercueils d’exposition décorés ; des tombes Hello Kitty ou Doraemon ; de robots moines bouddhistes à même d’officier à la place du prêtre de chair et d’os ; de petits modèles de crématoriums ambulants, à destination des propriétaires d’animaux qui n’auront plus à se déplacer au décès de leur animal de compagnie ; ou encore des produits cosmétiques (parfums et maquillages) pour garantir que le corps reste présentable jusqu’à son déplacement dans des crématoriums parfois surchargés, ce qui peut prendre plus de temps que souhaité. Pour ceux qui voient les choses en grand et qui redoute de passer l’éternité sous terre, il est même possible de souscrire à un pack spatial pour que les cendres soient envoyées dans l’espace !
Du fait des influences shintô et bouddhistes, le rapport des Japonais à la mort diffère de ce qu’on peut concevoir en Occident. Les solutions hi-tech ou la vente des cendres des défunts, qui pourraient étonner à l’autre bout du globe, sont majoritairement considérées comme normales et le Japon peut ainsi affronter avec plus de sérénité, et sans tabou, certains des problèmes attenants à la crise démographique qu’il rencontre.
Sources :
- More cities to sell precious metals extracted from ashes of the dead, Tetsuo Teranishi, Asahi Shimbun, 2024
- Japan’s Booming Death Business: ENDEX, The End Of Life Exhibition, jake Adelstein and Amy Yoshida-Plambeck, Unseen Japan, 2023
- Japan: What to Do with Dead Bodies? A Burning Issue. Crump, A. (2020), Journal of Institute of Medicine Nepal (JIOM Nepal), 42(1), 1-6.
- Average expenditure per funeral in Japan from 2013 to 2022, Statista.com
- Des cimetières high-tech pour lutter contre le manque de places au Japon, Axelle Faivret, HappyEnd.Life, 2022
- Japanese companies make money from people’s cremation ashes, https://scattering-ashes.co.uk/
- https://www.algordanza.co.uk/
- https://ifcx.jp/