Souvenir (jap)animé #10 : Elfen Lied
Une musique d’ouverture en latin, une mystérieuse fille nue avec un masque sur la tête qui s’enfuit d’un centre de recherche éliminant toute menace autour d’elle… En seulement un opening et une scène d’ouverture, le réalisateur Mamoru KANBE a su conjuguer violence et esthétisme.
Avec la ressortie de Elfen Lied en coffrets DVD et Blu-Ray chez All The Anime, c’est l’occasion idéale pour reparler de cet animé des années 2000, ainsi que du manga de Lynn OKAMOTO. « Le Chant des Elfes », comme on pourrait le traduire, n’est pas juste une série de meurtres sanglants par de jeunes filles kawaii, ce sont de nombreux thèmes explorés dans les deux versions que nous vous proposons d’analyser.
/!\ Ne pas lire la suite si vous n’avez pas regardé toute la série /!\
Attention, l’animé est interdit aux moins de 16 ans en raison de la nudité et des scènes de violence !
Un seinen mélangeant les genres
Prépublié dans le Weekly Young Jump de 2002 à 2005, initialement, Elfen Lied ne devait compter que deux tomes reliés comme l’indique son mangaka, Lynn OKAMOTO, dans le volume 6. C’est grâce au succès du seinen et l’adhésion du public que l’auteur a pu développer davantage l’histoire. Le manga compte ainsi un total de 107 chapitres et 12 volumes édités par Shūeisha au Japon. Il faut dire que la série se démarque avec ses personnages féminins mignons qui contrastent avec les scènes de violence extrême. Avec son mélange des genres, il est difficile de ranger le manga dans une case tant le mangaka explore dans sa comédie romantique et dramatique, le gore et la science-fiction. Les capacités en dessin du mangaka s’améliorent au cours des 3 années de publication mais le niveau reste relativement bas tout de même.
Découvert en France grâce à son animé
En France, c’est à partir de 2021, une décennie après la distribution de l’animé par Kazé, qu’est sortie la version française dans un format double aux éditions Delcourt/Tonkam. Il est intéressant de noter que les couvertures françaises sont différentes de la version originale. Étant donné que le public français a découvert Elfen Lied avec sa série animée, pour la charte graphique des 6 tomes, l’éditeur français a choisi de s’inspirer intelligemment du travail effectué par le studio ARMS sur l’animé (13 épisodes et un OAV) et son générique d’ouverture culte.
© by LYNN OKAMOTO • SHUEISHA
Ainsi, le noir met en valeur le doré rappelant les œuvres de Gustav Klimt qui sont reprises dans le célèbre opening Lilium. Les spirales en haut sont aussi un hommage aux branches de la fresque L’Arbre de Vie du peintre autrichien, symbole biblique de sagesse, de renaissance et d’immortalité. En-dessous du numéro du tome, on retrouve les motifs géométriques chers à Klimt. Et pour finir cette rapide analyse, sur chaque couverture, il y a 3 vecteurs, ces mains invisibles matérialisant le danger. Au-delà de la connotation religieuse à la Sainte Trinité, ce chiffre peut suggérer un hommage au tableau Les Trois Âges de la femme de Klimt.
A gauche : Le Baiser de Klimt et sa version avec Lucy dans l’opening Lilium
A droite : L’Accomplissement de Klimt et sa version avec Lucy dans l’opening Lilium
Une scène introductive mémorable
La scène d’ouverture particulièrement gore annonce tout de suite la couleur : des torrents de sang, il y en aura ! A la suite d’un accident, une jeune fille prénommée Lucy s’échappe d’un laboratoire de haute sécurité sur une île proche de la côte de Kamakura. Totalement nue, à l’exception d’un casque en métal qui cache sa tête, la diclonius massacre plusieurs gardes et employés en utilisant ses pouvoirs télékinétiques de mutante. Ces vecteurs sont des mains invisibles capables de trancher des corps sans aucune difficulté. Dans sa fuite, elle est touchée à la tête par la balle d’un sniper. Son casque se brise alors, laissant apparaître deux protubérances osseuses, comme de petites cornes ou oreilles d’elfe. Lucy tombe de la falaise…
… Et est retrouvée par Kôta et sa cousine Yuka qui ne connaissant rien de son passé sanguinaire. A la suite du choc, une nouvelle personnalité radicalement différente, innocente comme un bébé, a émergé. Les deux adolescents décident de l’accueillir en la renommant Nyu, le seul mot qu’elle semble connaître. L’Unité d’Assaut Spécial (S.A.T.) a reçu le feu vert pour éliminer la fugitive, Lucy/Nyu. Digne d’une tragédie grecque, le destin a réuni les deux anciens amis : une quête de rédemption commence alors et des souvenirs traumatiques de l’enfance refont surface…
Du « Chant des Elfes » à Lilium
Elfenlied, un poème allemand de Eduard Mörike mis en musique par Hugo Wolf
Le nom de la série a pour origine Elfenlied, un poème allemand écrit par Eduard Mörike dans les années 1820. On pourrait le traduire par « Le Chant des Elfes ». C’est à la fin du 19e siècle, en 1888, que le compositeur autrichien Hugo Wolf le met en musique. Au début du poème, un garde (humain) annonce l’heure au village : « Onze ! » pour 23 heures. Précision importante : en allemand, le chiffre 11 se dit « elf » comme la créature des forêts aux oreilles pointues. Un elfe, encore à moitié endormi, se lève pour aller voir. Il pense qu’une silpelit c’est-à-dire une elfe l’appelle. L’elfe trébuche et se cogne la tête contre une pierre, déclenchant l’hilarité générale dans le village.
Lynn Okamoto a repris tel quel le mot « silpelit » pour son manga. Toutes les silpelits sont des diclonius femelles stériles. Les vecteurs d’une reine diclonius (qui est fertile) ou d’une « ouvrière » silpelit peuvent transmettre le virus diclonius et contaminer les cellules germinales des hommes (à l’origine des spermatozoïdes) qui transmettent ainsi à leur descendance les mutations génétiques. Dans le manga, à travers Lucy, on retrouve la cohabitation impossible entre les elfes et les humains. Le mangaka introduit Elfenlied par Nozomi, personnage qui n’apparaît pas dans l’animé, qui l’apprend à Nyu dans le chapitre 47. Et ce n’est qu’à la toute fin, au chapitre 103, que la musique refait son apparition.
« Lilium » : Ave Lucy
Si Elfenlied reste assez anecdotique dans le manga, en tant qu’opening de l’animé, Lilium occupe une grande place musicale. Avant toute chose, commençons par analyser la signification du titre. Derrière le mot latin Lilium se cache la fleur de lys, emblème royal mais surtout symbole de virginité et de pureté associé à la Vierge Marie. D’ailleurs, dans l’animé, la fleur blanche est présente notamment dans l’auberge de famille de Kôta dans un vase mais aussi à l’orphelinat dans les souvenirs de Kaede, avant d’être appelée Lucy par le centre de recherche sur les diclonius.
Os iusti meditabitur sapientiam, et lingua eius loquetur iudicium. (Psaume, 37:30) Beatus vir qui suffert tentationem, quoniam cum probates fuerit accipiet coronam vitae. (Jacques, 1:12) Kyrie, ignis divine, eleison. (Kyrie) O, quam sancta, quam serena, quam benigna, quam amoena O castitatis lilium. (Ave mundi spes Maria, 7-8) | La bouche du juste annonce la sagesse, et sa langue proclame la justice. (Psaume, 37:30) Heureux l’homme qui supporte la tentation, car après avoir été éprouvé il recevra la couronne de vie. (Jacques, 1:12) Seigneur, Feu Divin, prends pitié. (Kyrie) Ô si sacrée, si sereine, si gentille, si plaisante, Ô Lys de pureté. (Ave mundi spes Maria, 7-8) |
Les paroles en latin rendent original et inoubliable l’opening composé par Kayo KONISHI et Yukio KONDO et interprété par Kumiko NOMA. Lilium s’inspire du chant grégorien normalement a cappella et à l’unisson. La version Saint interprétée par un chœur d’hommes, apparaissant dans le 13e épisode, s’en rapproche ainsi davantage.
Les deux premières citations proviennent de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le Kyrie est une prière faisant partie des chants ordinaires de la messe. Le dernier texte est issu aussi d’un chant grégorien du Moyen Âge utilisé dans le culte marial. Les paroles font référence à la transformation spirituelle que Lucy doit accomplir comme le recommande la Bible. En abandonnant sa colère et grâce à son amour pour Kôta, Lucy retrouve sa pureté originelle et l’innocence d’un bébé. Elle devient ainsi une figure féminine pure et aimante comme la Vierge Marie.
Une histoire qui interroge sur l’humanité
Lucy et l’histoire évolutive de la lignée humaine
Les interviews de Lynn Okamoto sont rares et son entretien avec Dario Moccia de Paninicomics en 2016 permet d’en savoir plus sur la création d’Elfen Lied et les intentions du mangaka. Ainsi, on y apprend qu’il s’interrogeait sur la lignée humaine (Hominina) et comment, malgré le buissonnement d’espèces, toutes celles du genre Homo, excepté celle de l’homme moderne (Homo sapiens), avaient disparu. Il se disait que les premiers humains ont peut-être joué un rôle dans l’extinction des « hommes-singes » qui leur ressemblaient beaucoup malgré tout. « Que se passerait-il si une nouvelle espèce humaine apparaissait ? Cela ne signifierait-il pas la fin de notre espèce ? » : c’est sur ces réflexions que Lynn Okamoto a écrit les bases de l’intrigue.
Squelette de « Lucy » (AL 288-1) Australopithecus afarensis, moulage du Musée national d’histoire naturelle, Paris (Wikimedia Commons)
Le mangaka n’a pas choisi le prénom de son héroïne par hasard. C’est un hommage évident au spécimen fossile de l’espèce Australopithecus afarensis découvert en 1974 en Éthiopie, baptisé Lucy par les chercheurs après avoir écouté à la radio la chanson Lucy in the Sky with Diamonds des Beetles. Si l’histoire de l’humanité vous intéresse, on ne peut que vous conseiller de visiter le Musée de l’Homme à Paris pour découvrir sa galerie de l’Homme.
Lucy, un ange déchu pour détruire l’humanité et créer une « race supérieure » ?
En plus de l’archéologie, le mangaka réutilise le concept génétique d’Ève mitochondriale pour l’héroïne. Sans faire un cours de biologie, le matériel génétique des mitochondries, c’est-à-dire des organites dans nos cellules générant l’énergie pour l’activité cellulaire, est transmis uniquement par la mère. Ainsi, en remontant les lignages à travers la lignée maternelle, il existe un unique ancêtre commun féminin duquel provient l’ensemble des êtres humains actuels. Dans les plans du directeur Kakuzawa, Lucy est destinée à être l’Ève mitochondriale de la nouvelle race remplaçant l’humanité entière.
A cause de leurs deux cornes, les diclonius ressemblent à des oni ou démons japonais. Le nom de Lucy peut ainsi rappeler le nom d’un ange déchu, Lucifer que l’on confond parfois avec Satan ou le Diable. Cette simple différence fait que les humains discriminent ces « elfes » qui n’ont pas choisi de naître avec ces protubérances osseuses sur le crâne. La haine et la colère alimentent l’affrontement entre les diclonius et les êtres humains, où chaque camp veut éradiquer l’autre.
Le génocide et la pureté des races font écho à la Seconde Guerre mondiale et les projets de l’Allemagne nazie. Dans le tome 3, le professeur Kakuzawa explique son programme eugénique qu’il appelle Lebensborn (« source de vie »), programme de maternités et de crèches créé par Heinrich Himmler qui visait l’expansion de la race aryenne en Europe. Pour montrer la noirceur de l’humanité, le laboratoire ne respecte aucune éthique. De nombreux tests sont menés pour classifier les diclonius. Les sujets jugés faibles sont purement et simplement éliminés. Les expériences sur les diclonius peuvent rappeler les horreurs de l’Unité 731 (1935-1945) en Mandchourie envahie par le Japon impérial.
Refonder un foyer aimant pour se reconstruire psychologiquement
Les différents personnages présentent divers troubles psychologiques. Refonder un climat aimant, avec Kôta et Yuka dans le rôle de parents de substitution pour cette nouvelle famille, semble la voie de la guérison. L’aspect tranche de vie d’Elfen Lied est une parenthèse qui permet de mieux connaître les personnages et leurs traumatismes.
A l’âge de 3 ou 4 ans, les diclonius tuent en général leurs parents. Pour éviter cela, ces enfants présentant des cornes sont euthanasiés à la naissance. Lucy est devenue psychopathe après les mauvais traitements qu’elle a subi à l’orphelinat. Le tir à la tête provoque un trouble dissociatif de l’identité. La personnalité de l’héroïne se divise, l’une infantile et innocente (Nyu) et l’autre agressive (Lucy) qui se réveille lorsque la première est en danger. Lucy qui entend une voix qui l’incite à massacrer les humains souffre aussi de schizophrénie.
Pour se protéger de l’épisode traumatique de la mort violente de son père et de sa sœur, Kôta a bloqué sa mémoire et ses souvenirs d’enfance. Hospitalisé pendant un an, le jeune garçon s’est convaincu que son père est décédé dans un accident de voiture et sa sœur à cause d’une maladie. C’est le retour de Kaede/Lucy dans sa vie qui fait ressurgir tout ce passé sanglant. Le thème de la rédemption de Lucy est importante durant toute l’histoire.
L’histoire de Mayu, dans l’épisode 5 « Rencontre » correspondant aux chapitres 17 à 19 du manga, est elle aussi triste. Cela permet à l’auteur de dénoncer les viols intrafamiliaux. La petite fille s’est enfuie de chez elle pour ne plus subir les abus sexuels de son beau-père. La parole de l’enfant n’est pas écoutée, ni par les adultes ni par sa mère. Sur le point de se suicider par noyade, sa rencontre avec Wanta sur la plage est providentielle. La présence de ce chien, lui aussi abandonné par son maître, lui a sauvé la vie. Depuis, les deux sont inséparables. Kôta et Yuka adoptent la jeune fille qui redécouvre un foyer aimant où grandir et s’épanouir.
L’animé, une belle porte pour découvrir l’œuvre
La série animée débutant plus d’une année et demi avant la fin du manga fait que l’œuvre originale et son adaptation présentent des fins différentes. Comme avec Fullmetal Alchemist et son premier animé, découvrir une nouvelle vision d’une œuvre est positif. La fin est ouverte et on ressent l’optimisme du réalisateur Mamoru Kanbe qui, pour lui, pense que les deux espèces peuvent coexister. Dans le récit de Lynn Okamoto, Lucy ne survit pas et c’est l’extinction de la race des diclonius avec la découverte d’un remède contre le virus. Avec seulement 13 épisodes, pas mal d’éléments sont malheureusement survolés comme la mutation responsable de l’espèce des diclonius et les recherches sur eux, les plans du directeur Kakuzawa pour devenir le dieu de la nouvelle espèce humaine dominante. On vous conseille vivement la lecture du manga, malgré des dessins pas forcément très bons.
Dans les années 2000, Elfen Lied a réussi à marquer les esprits avec Lilium, son opening en latin où les animateurs se sont inspirés des tableaux de Klimt pour livrer une musique d’introduction parfaite et mémorable. La scène gore et explosive de l’évasion de Lucy est inoubliable aussi… L’animé sait alterner entre les scènes d’action et les moments calmes de la vie de tous les jours malgré le surnaturel et le danger qui plane sur l’auberge et ses habitants. c’est une œuvre qu’il ne faut pas hésiter à revoir pour la redécouvrir et mieux la comprendre. C’est une histoire qui interroge sur l’humanité, la différence et la discrimination à conseiller à un public averti de plus de 16 ans.
Pour aller plus loin :
- L’animé Elfen Lied en coffrets DVD et Blu-Ray chez All The Anime
- Le manga Elfen Lied en format double (6 tomes) aux éditions Delcourt/Tonkam
- Vidéo « L’art à l’écoute : Gustav Klimt (1862 – 1918) » de la chaîne YouTube Des Mots et Des Arts