Le Renard doré : rencontre avec une nouvelle collection manga, pas tout à fait comme les autres 2/2
Et voici la suite de notre entretien avec Remi Inghilterra, la directeur éditorial de la collection manga Le Renard Doré, des éditions Rue de Sèvres / L’École des Loisirs. Avec avoir évoqué son historique, la genèse et les valeurs de cette nouvelle collection, plongeons dans sa ligne éditoriale, son fonctionnement et bien évidemment ses nouveaux mangas, que nous vous détaillons en fin d’article !
Ligne éditoriale : choix des titres et fonctionnement du Renard Doré
Journal du Japon : Et donc Rémi, pour glisser vers les titres et la collection elle-même… Tu formes un duo avec Mickaël Brun-Arnaud : comment est né ce duo, qui fait quoi dans ce tandem ?
Remi Inghilterra : Mickaël était là avant moi, au tout début du projet. Pour remettre dans le contexte, il a ouvert sa libraire à Paris, Le Renard Doré, et puis après il a écrit une très belle série de romans, dont le quatrième tome sortira à la fin de l’année, et qui s’appelle Mémoires de la forêt.
Comme cette série est publiée à l’école des loisirs, Mickaël discutait avec les éditeurs et décisionnaires de la maison. Vu son expertise dans le domaine, cette idée de collection manga est revenue sur le tapis avec lui. Ils lui disaient : « tu connais le manga, on aime bien ton univers et tes goûts, alors est-ce que ça t’intéresserait de lancer une collection avec nous ? »
Mickaël était intéressé, mais en même temps, lui, ce qu’il souhaite avant tout, c’est être auteur. Donc ça, ça prend du temps, évidemment : l’écriture bien sûr, mais aussi tous les à-côtés. D’autant plus qu’il ne chôme pas et sait donner de sa personne… il a par exemple fait plus de 100 dates de dédicaces en 2023 ! Il ne pouvait donc pas foncer tête baissée là-dedans, et ne souhaitait surtout pas se lancer seul.
Nous nous connaissions alors uniquement via les réseaux sociaux. Je le suivais depuis son changement d’activité, quand il est passé de psychologue à libraire en 2018. J’avais trouvé sa vision du métier de libraire novatrice et super intéressante : c’était neuf, ce qu’il proposait, avec une volonté de décloisonnement, des événements bien pensés et une implication incroyable. La décoration et la personnalité de la librairie donnent déjà envie en eux-mêmes de pousser les portes pour rentrer dans le cocon de douceur qu’il a su tisser autour de lui en quelques années.
C’est là aussi que nous l’avons rencontré, à l’occasion d’une interview, fin 2020.
Et donc, nous avons commencé à nous suivre et échanger, comme ça, sur les réseaux sociaux.
Et puis un jour il m’a contacté, en me disant : « Bonjour Rémi, j’ai un truc à te proposer… »
Tout est parti de là. Nous avons discuté et nous nous sommes rapidement rendu compte qu’on avait la même vision de l’école des loisirs, à peu de chose près. Nous sommes par exemple tous les deux de grands amoureux de l’univers de La famille souris que j’évoquais précédemment. Et pour l’anecdote, je ne sais même pas s’il s’en est rendu compte, mais il m’a contacté quelques heures après que j’ai posté sur les réseaux une illustration de son auteur, Kazuo IWAMURA.
Kazuo Iwamura
いわむら かずお pic.twitter.com/SrhowwQMy4— 📚 Rémi レミ 📚 (@RemiNoTsundoku) June 8, 2022
Nous nous sommes très vite entendus, en ayant une approche éditoriale à la fois proche et en même temps bien complémentaire, c’est ça qui est très fructueux dans notre duo. Et donc finalement, nous nous sommes réparti les rôles au fur et à mesure de la création de la collection. J’occupe donc le poste de directeur de la collection et Mickaël est conseiller éditorial. C’est-à-dire que nous travaillons à deux sur le choix des titres. Il propose des titres, j’en propose également, et nous en discutons. Nous réfléchissons à la place du titre dans le catalogue, de ses qualités, des risques qu’il pourrait représenter, comment on pourrait les soutenir, etc.
Lorsque nous avons une présélection de titres qui nous emballent, nous organisons une réunion éditoriale avec les responsables de Rue de Sèvres où nous les présentons : l’auteur, l’histoire, la narration, le dessin… tout quoi. Et si nous arrivons à les convaincre, nous essayons d’acquérir le titre.
Ensuite, ce qui est super intéressant c’est que, comme je le disais, nous avons une vision qui est assez proche, mais complémentaire. Chacun va avoir des préférences et des points d’accroche qui vont permettre d’étoffer la sélection et de nourrir la discussion. C’est un atout incroyable cette double vision qui permet à la fois d’avancer et de prendre du recul.
L’une des forces de Mickaël, c’est qu’il est auteur, donc il apporte une vision littéraire qui est très profitable. Bien évidemment nous regardons et nous étudions tous les aspects des titres qui nous intéressent, mais pour ma part, j’arrive à me fier assez efficacement au graphisme et au découpage. C’est compliqué à expliquer comme ressenti, mais, par exemple, je n’ai presque jamais lu un résumé de ma vie, je n’en ressens pas le besoin et je n’ai de toute manière même pas envie d’en savoir trop avant de commencer à découvrir un titre.
Depuis toujours, quand je choisis un manga en librairie, je ne lis pas le résumé, je feuillette le livre et je regarde si ça fonctionne. Si graphiquement et narrativement tu vois que ça marche, si tu arrives à comprendre ce qui se passe en quelques secondes, c’est déjà en partie gagné.
C’est très sensoriel.
Ah oui c’est très sensoriel… Et je ne parviens pas à fonctionner de cette manière avec tout. C’est-à-dire qu’en manga je suis capable de faire ça, alors que je n’arrive pas à être aussi fin aussi rapidement dans l’analyse première d’une BD franco-belge ou d’un roman graphique. En manga c’est très rare que je sois surpris à l’étape d’après, à la lecture, ou que je me dise que finalement c’était nul alors que ça m’avait paru bien.
Donc ma toute première approche est plutôt sensitive et graphique. La première approche de Mickaël est plutôt au niveau de l’histoire, des thèmes… Et avoir ces deux approches primaires différentes, c’est extrêmement riche, et ça nous permet de trouver des livres super chouettes et qui sortent des sentiers battus. Et vu que la ligne éditoriale que nous nous fixons est vraiment d’aller là où peu d’éditeurs se sont aventurés, c’est parfait.
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Alors une petite question là-dessus d’ailleurs. Dans les dernières discussions que j’ai eues avec les éditeurs, nous avons évoqué l’intensification de la bataille des titres. Bon pour les best-sellers il y a toujours eu cette bataille et depuis une décennie il y a aussi une bataille pour les middle-sellers. Désormais les éditeurs parlent aussi d’une bataille pour les mangas de niche. Est-ce que vous vous êtes retrouvés à devoir batailler sur certains de vos titres justement ?
Sur certains, oui… De manière parfois surprenante d’ailleurs. Ça prouve que, oui, quand même, les éditeurs vont explorer de nouveaux horizons et qu’il y a une réelle ouverture du marché. Ce n’est pas juste une vision de l’esprit. Il y a une richesse du marché qui fait que beaucoup d’éditeurs vont chercher autre part, et des titres différents. Donc, oui, il y a certains titres où nous étions en concurrence, et il y en a même quelques-uns que nous n’avons pas réussi à acquérir. C’est le jeu.
Après, ce n’est pas tout le temps le cas. Il y a d’autres œuvres où nous étions les seuls à faire une offre, car je pense qu’ils sont trop spécifiques et que personne n’aurait osé se positionner dessus sans avoir notre visée éditoriale.
Parmi ces derniers, y a-t-il un de vos trois titres du lancement de la collection ?
Oui, il y a par exemple Ma mamie adorée de Junko HONMA, qui est vraiment unique en son genre. Déjà rien que le fait que l’autrice dessine au crayon, peigne ses planches à l’aquarelle et que ce soit intégralement en couleur, c’est extrêmement rare sur le marché français. Mais pour nous, ça fait partie des trouvailles totalement évidentes de la collection, pour plusieurs raisons.
Déjà il y a cette relation grands-parents / enfants qui correspond totalement à ce que souhaite transmettre la maison. Ensuite il y a ce mélange de planches de bandes dessinées et d’illustrations commentées qui ressemblent vraiment à du livre Jeunesse. C’était le juste milieu entre l’école des loisirs, pour le côté jeunesse, et Rue de Sèvres, pour le côté BD. Et je pense que franchement personne n’aurait osé se lancer là-dessus. Alors que le titre est génial : c’est super mignon, il peut être lu à tout âge, les messages transmis sont hyper touchants…
Et une fois la sélection faite vous profitez de cette grande maison de Rue de Sèvres / l’école des loisirs pour les autres tâches.
Tout à fait, il y a plein de forces différentes en interne. Il y a un service presse, un service fabrication, un service marketing… nous sommes épaulés par toute une maison. Et ce sont des gens passionnés, qui créaient des livres depuis longtemps et qui savent bien le faire.
Pour finir un peu les présentations de la collection, une autre question. La ligne éditoriale est, tu nous as dit ça un peu plus haut : de transposer ce que fait l’école des loisirs et Rue de Sèvres, d’avoir cette ligne éditoriale là, et de le faire en manga. Quelle est cette ligne éditoriale justement ?
Le but est de viser un public jeunesse au sens large, du primo-lecteur jusqu’à l’adolescent. C’est ce que fait la maison, c’est son expertise depuis toujours. L’idée est d’apporter à la collection des histoires touchantes, fortes, portant de belles valeurs, qui puissent être appréciées par les petits et les grands, qui ne s’évitent pas les sujets qui pourraient paraître difficiles d’aborder avec les enfants, tout en gardant une volonté de graphismes habités.
Avec la collection Le Renard Doré, il y a aussi un désir de viser principalement des séries courtes, des séries terminées et des one-shots, quand c’est possible, car cela nous permet de connaître exactement tous les tenants et les aboutissants de chaque ouvrage. Mais évidemment, on ne s’interdit pas de faire des offres sur des séries en cours quand on a un coup de cœur. Dans ce que nous avons déjà annoncé, il n’y a qu’une série qui est en cours au Japon, c’est Petit Requin.
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Il y a actuellement quatre tomes là-bas et chaque nouveau tome sort à peu près tous les 10 mois, donc nous savons que nous ne nous lançons pas non plus dans un truc infini. Ça a donc été le cas pour Petit Requin, mais aussi pour une magnifique série à paraître en octobre que nous n’avons pas encore annoncée.
Il y a le format aussi. Pour toute la collection nous sommes sur un format 15 x 20.8 cm, qui est grosso modo le format qu’utilise Le Lézard Noir ou IMHO par exemple. Derrière ce choix, il y a une volonté de se positionner entre le livre jeunesse qui est en général du grand format voire du très grand format, la bande dessinée et le manga. Cela permet aussi de pouvoir faire respirer les planches et de pouvoir apprécier les dessins de la plus belle des manières.
Après, il se trouve que Le voyage d’Ours Lune et Ma mamie adorée ont déjà ce format-là au Japon, Petit Requin et Le Petit Monde de Kabocha également… En fait au Japon c’est un format qui existe, mais c’est juste qu’en France on a tendance à plutôt le garder pour des éditions Deluxe.
C’est vrai que sur La Forêt de Hoshigahara on profite bien de ce grand format, pour apprécier l’ambiance ou les détails…
Tout à fait, et comme je le disais, je suis aussi lecteur de bande dessinée franco-belge donc parfois un peu déçu par le petit format des mangas. C’est pratique, c’est moins cher, ça se range facilement. Ça a certaines qualités indéniables, mais c’est difficile de profiter pleinement de certaines planches, de certains graphismes, et je suis parfois frustré de ne pas pouvoir profiter pleinement de certains titres à cause du petit format.
Et puisque je parle de prix, nous voulions un grand format, OK, mais il était aussi important à nos yeux que ces livres restent accessibles. C’est pour cela que même si les titres sont en grand format, les ouvrages en noir et blanc sont vendus à 9.90 euros. Quand tu vois les grands formats des concurrents et que tu regardes les prix, tu es très rarement à ce prix-là, et souvent ils n’ont pas de jaquette… Parce qu’en vérité c’est super dur à tenir un tel prix tout en gardant une certaine qualité de fabrication.
Il nous a fallu faire des recherches, mais nous avons réussi. Alors, évidemment, certains diront que c’est encore beaucoup plus cher que leur shônen habituel, mais sur du grand format, c’est vraiment difficile de faire moins cher… En tout cas pas en proposant une fabrication de qualité, et une traduction du même acabit, etc., avec de bons traducteurs et graphistes qui sont bien rémunérés, évidemment, sinon tout ce que l’on fait et ce que je viens de te dire n’aurait pas de sens.
Ensuite dans notre collection il n’y aura pas de catégories shônen, shôjo, seinen, kodomo ou autre… Tout comme c’est le cas dans la librairie de Mickaël, dans mon travail journalistique j’essaie depuis des années d’éviter ces termes-là, parce que ça n’apporte rien au final, et que j’estime que tout lecteur peut lire et apprécier des titres de toutes les catégories éditoriales japonaises. Personnellement, je m’en moque que ce soit un shônen, un shôjo ou autre chose. Je pense que le marché avait besoin de ça au début, pour se construire, se structurer. Mais maintenant ce n’est plus nécessaire. Surtout quand nous avons une ligne éditoriale comme celle que nous voulons mener, qui se veut assez claire dès le début : nos titres s’adressent à tout le monde.
Enfin, j’évoquais précédemment ce choix de nous limiter à 16 sorties par an. Cela implique donc qu’après la phase de lancement, le rythme de publication sera généralement différent de ce à quoi les lecteurs de mangas sont habitués. Pour les titres s’adressant aux plus jeunes, nous serons à un nouveau volume tous les 10 mois, ce qui est sensiblement ce qui se fait en bande dessinée jeunesse.
Sur les titres à lire dès l’adolescence, le rythme sera un peu plus resserré. Sur les réseaux sociaux, les gens ont tendance à penser parfois que tu ne sais pas tenir ton planning quand les tomes sortent avec un écart jugé important, donc il faudra que nous soyons clairs dans notre communication là-dessus, mais nous aurons en général 5 à 6 mois d’écart entre deux tomes. Ça nous laissera le temps d’installer et défendre les titres sur la longueur, mais aussi de continuer nos séries en cours tout en proposant des nouveautés chaque année. Et puis, il faut se rendre à l’évidence, ça n’a rien de bien grave d’attendre 5 ou 6 mois pour avoir ton prochain volume de La Forêt magique de Hoshigahara, par exemple.
On parlait au début de l’époque où nous relisions certains titres. Ça n’avait en effet rien de désagréable, de profiter de chaque tome, de prendre le temps. Bon, certes, nous n’avions pas le choix, mais ça ne nous rendait pas malheureux non plus. Enfin je crois.
C’est clair. Le tempo actuel nous incite à enchainer et continuer de lire tête baissée de plus en plus de nouveautés… Mais il n’y a rien de mal à relire un titre, au contraire.
Sur la première année, ce rythme plus lent qu’à l’accoutumée ne sera pas flagrant, parce que ce sont nos débuts et que l’on ne peut pas se pointer en librairie avec 3 tomes en avril et revenir 6 mois après : il faut installer la collection, montrer ce que l’on veut faire. En tout cas c’est l’objectif à moyen terme.
Ensuite, pour essayer de conclure. Passons sur vos 3 premiers titres : La Forêt magique de Hoshigahara d’Hisae IWAOKA, Le voyage d’Ours-Lune et Ma mamie adorée. Un petit article de Livre hebdo pitche assez bien ces débuts avec la phrase suivante : “Univers originaux, formats inhabituels, parcours éditorial singulier, les premiers titres donnent le ton de la collection.”
Nous avons déjà parlé du format, mais peux-tu nous dire pourquoi vous vous êtes lancé avec ces trois-là et comment ils sont arrivés dans votre catalogue ?
Ce choix n’est pas anodin en effet. Nous touchons 3 tranches d’âge différentes déjà, pour montrer que la collection n’est pas juste pour la prime jeunesse, et que l’on vise les 6, 8, 12 ans, et même plus. C’est une volonté de balayer toute la jeunesse dès le départ.
Ensuite pourquoi La Forêt magique de Hoshigahara ? Tout d’abord parce qu’avec Mickaël, nous sommes de grands fans du travail de Hisae IWAOKA. Nous faisions partie des 12 lecteurs de La Cité Saturne (rires). C’était compliqué commercialement à l’époque, mais pour nous ça a été un coup de cœur immédiat. Cette mangaka fait indéniablement partie des autrices qui m’ont marqué dans mon parcours de lecteur.
Je me souviens de toi à l’époque défendant La Cité Saturne, carrément. Tu m’avais convaincu.
L’un des talents de Hisae IWAOKA, c’est que ses histoires sont profondément humaines. Elle parvient à raconter l’humain en allant dans l’espace où en se cloitrant dans une forêt peuplée d’esprits, et c’est si sincère que ça en est bouleversant. Donc forcément, lorsque nous avons commencé à aller chercher des titres pour la collection, nous nous sommes rapidement rendu compte que personne n’avait acquis La Forêt magique de Hoshigahara. Nous nous sommes dit « Allez, let’s go ! ». Nous avons lu les 5 tomes et cela a rapidement confirmé ce qui nous semblait dès le départ comme une évidence.
Ce titre-là méritait de sortir chez nous : il est magnifique, c’est vraiment une belle histoire, c’est très bienveillant et fantastique à la fois. Il y a de l’intrigue, il y a de l’action, il y a le dessin de la mangaka qui éclate la rétine à chaque planche et il y a un amour de la nature communicatif. Après des années à travailler sur La Cité Saturne, où elle n’avait dessiné que l’espace, la mangaka avait vraiment envie de dessiner la nature et ça se voit. À chaque volume tu te prends une bonne dose de nature en pleine figure.
Je suis en train de relire la postface et oui, en effet, elle dit à son éditrice japonaise, lors de la genèse du titre : « j’ai envie de dessiner une forêt ».
C’est tout à fait ça. Il y a aussi un côté animiste très japonais, mais également très accessible. Et puis lorsque je te parlais tout à l’heure de thématiques fortes, là on est en plein dedans : ça parle de mort, de deuil, de solitude, d’amour, de rejet… Et ces thématiques-là, on peut tout à fait en parler aux enfants. Dans ce titre, Sôichi a perdu ses parents, c’est dur et ça le travaille énormément, forcément. Mais c’est amené de manière totalement naturelle, pas du tout gratuite et c’est très bien accompagné sur la longueur, donc il n’y a aucun problème à aborder ce sujet. En plus il y a plein de thématiques qui se recoupent avec l’univers des Mémoires de la forêt qu’a élaboré Mickaël, ce qui ne pouvait que renforcer nos certitudes vis-à-vis de la pertinence de ce titre.
Pour Ma mamie adorée, nous en avons parlé un peu tout à l’heure : il y a le fait que ce soit tout en couleur, ça nous permettait de montrer que l’on pouvait aussi faire ce genre de proposition, et puis il y a ce lien fort entre cette grand-mère et sa petite-fille. D’ailleurs, l’histoire derrière cette série est totalement en adéquation avec toutes les émotions qu’elle transmet : Junko HONMA, l’autrice, a perdu sa grand-mère. Ça a été un choc pour elle, et elle a alors décidé d’arrêter son métier de graphiste et de se consacrer au dessin. Elle a alors dessiné des souvenirs, des moments de vie et de partage entre sa mamie et elle-même lorsqu’elle était plus petite, puis les a diffusés sur Instagram. Elle a alors été repérée par Kadokawa, et puis ses histoires ont été publiées en livre.
Il y a donc quelque chose de véritable et profond. Ce n’est pas qu’une histoire de fiction, c’est personnel, mais en même temps c’est hyper attendrissant, émouvant. Nous, on s’est fait prendre par cette sincérité. Comme souvent avec les œuvres de qualité qui parlent de l’intime, c’est tellement personnel que ça en devient universel. Ce n’est pas pour rien que cette histoire d’Ume et Koume rappelle à chacun sa propre enfance et ses propres relations familiales. Et puis c’est mignon, c’est tendre, ça nous en apprend en filigrane beaucoup sur le Japon : c’est exactement ce que l’on veut pour la collection.
Enfin il y a Le voyage d’Ours-Lune. Si Junko HONMA s’est fait repérer sur Instagram, ce titre-là, lui, a été publié dans un magazine en ligne totalement méconnu (NDLR : Comic Essay Room de l’éditeur Bungeishunju). Lorsque nous sommes tombés dessus, nous avons tout d’abord été charmés par le fait que ce soit une vraie histoire d’animaux… c’est-à-dire pas juste une mise en scène d’animaux comme prétexte pour raconter autre chose. C’est vraiment l’histoire d’une corneille et d’un ours, de leur rencontre, de leur amitié naissante et de leur voyage initiatique. Et puis, petit à petit, tu as une sorte de montée en puissance qui te montre que tu as entre les mains un titre d’une rare finesse.
En effet, au départ, ce duo aurait presque pu figurer dans une version japonaise des Rebelles de la forêt, une histoire presque banale et amusante. Et puis, finalement…
En fait il y a plusieurs révélations qui font te rendre compte que c’est beaucoup plus que ça. Il y a plusieurs de niveaux de lecture, dans l’histoire elle-même, mais aussi dans son sous-texte, car l’autrice en profite pour parler d’écologie et des comportements humains vis-à-vis de la nature. Ça porte de vraies valeurs et c’est tout public : tu peux vraiment faire lire ça à des enfants, mais tu peux également être adulte et apprécier le voyage, potentiellement pas pour les mêmes raisons.
Tu sais que sur JDJ on parle toujours de chiffres. C’est difficile de faire une estimation, mais à la louche, quels sont vos objectifs de vente ?
Franchement, je ne vais pas te mentir, je n’en ai personnellement aucune idée. (Rires)
Évidemment, on y a réfléchi, mais en termes de tirages plus qu’en objectif de ventes directes, car la force de l’école des loisirs, c’est aussi de prendre le temps et de soutenir le fond.
Donc, pour te donner des chiffres, je peux te parler de tirages. L’accueil des libraires et des professionnels a été si positif que nous avons dans un premier temps dû revoir nos premières estimations de tirage à la hausse avant la première impression. Ainsi, pour leur premier tirage, La Forêt magique de Hoshigahara a été imprimé à 10 000 exemplaires, Le Voyage d’Ours-lune à 8 000 exemplaires et Ma mamie adorée à 6 000 exemplaires. Puis nous avons finalement été obligés de lancer des réimpressions avant la sortie officielle des premiers livres, c’est dire !
Mais c’est aussi ça l’avantage d’une maison comme l’école des loisirs / Rue de Sèvres : ne pas faire des chiffres de vente une priorité immédiate, mais de se donner les moyens nécessaires à la réussite de chaque titre. Et si ça ne décolle pas tout de suite, ce n’est pas une tragédie.
C’est aussi le principe d’une collection. Nous en parlions avec Kana, autour de leur collection Life. Même si les titres ne décollent pas au départ, chaque nouvelle sortie remet la collection en lumière. Et une fois qu’elle est connue et reconnue c’est la collection elle-même qui devient un argument de vente et qui permet au titre de marcher sur le long terme.
C’est exactement ça. Notre objectif est que les gens se disent « tiens un nouveau titre du Renard Doré ? Alors ça vaut le coup d’essayer, je sais que je ne serais pas déçu. » Et en ce sens, la collection Life de Kana est un bel exemple, j’en suis moi-même un lecteur assidu !
Avec Le Renard Doré, nous voulons proposer des mangas pour tout le monde, mais avec une telle cohérence que les livres de la collection en eux-mêmes sont censés réattirer les lecteurs vers la collection. J’espère vraiment que ceux qui liront par exemple La Forêt magique de Hoshigahara seront assez curieux pour essayer nos autres publications, comme Le Voyage d’Ours-Lune ou Le Petit Monde de Kabocha, qui sont tous deux portés sur la nature, mais aussi Ma mamie adorée pour son côté humain, par exemple.
Ça prendra sans doute un peu de temps.
Oui, mais nous prendrons justement le temps qu’il faudra. Alors évidemment nous serions ravis que les titres fonctionnent très bien dès le départ, mais nous nous laisserons le temps qu’il faut quoi qu’il arrive.
Il y avait de ça aussi dans les discussions que nous avons eu avec les responsables de l’école des loisirs / Rue de Sèvres lors de l’élaboration de la collection. Pour acquérir certains titres, cela nous a pris beaucoup plus de temps que prévu, et ils ont immédiatement dédramatisé en disant : « Ce n’est pas grave Rémi, ça prendra le temps que ça prendra, nous lancerons la collection quand nous serons parfaitement prêts. » Alors que d’autres maisons d’édition m’auraient expliqué qu’ils avaient engagé des frais, qu’il fallait un retour sur investissement et que tout décalage de planning entraînait des frais inacceptables. Mais là, non. Et c’est très précieux de pouvoir travailler dans ces conditions-là, avec cette mentalité-là.
Enfin, dernière question : as-tu un message pour vos futurs lecteurs, les lecteurs de manga ou de Journal du Japon, sur les mangas que vous allez proposer, sur vos messages en tant qu’éditeur et passionné de manga ?
Comment dire ça… L’idée, c’est de s’ouvrir.
Le manga n’est peut-être pas ce à quoi tout le monde pense, c’est souvent bien plus large que ce que l’on imagine. Que l’on soit lecteur de manga, lecteur de BD ou non, l’important c’est de rester curieux et de ne pas avoir peur de tenter de nouvelles expériences de lecture. Ce que je disais en interne à nos représentants, qui ne connaissaient pas forcément bien le manga au départ, c’est que c’est de la bande dessinée au sens large, fait par des Japonais d’accord, avec une autre façon de la raconter et/ou de la dessiner, certes… Et alors, finalement, est-ce que ça change grand-chose ?
C’est vrai que, lorsque des néophytes me demandent d’essayer de leur proposer un manga, je leur parle souvent de cinéma et du genre du cinéma qu’ils aiment pour après les aiguiller sur tel ou tel type d’histoire. Parce qu’au cinéma la nationalité du réalisateur la plupart du temps, on s’en tape complètement !
Mais totalement ! Il a toujours des amateurs de tel ou tel style, comme le polar suédois ou les blockbusters US, mais la plupart du temps, le grand public ne s’en préoccupe pas. Alors qu’il y a des façons de filmer, de raconter des histoires très différentes, comme c’est le cas entre une BD franco-belge, un manga et un comics… Et c’est ça qui est intéressant justement, c’est important de s’ouvrir au maximum pour pouvoir profiter de la richesse d’un média !
Enfin, j’aimerais aussi ajouter que le fait que l’école des loisirs se lance dans le manga est un signal fort à prendre en compte. C’est un indicateur indéniable de maturité et d’implantation forte du manga en France, car c’est l’une des grandes maisons d’édition indépendantes du marché du livre, et que chacun de leurs projets est parfaitement pesé avant d’être lancé. Qu’une maison aussi respectable que celle-ci se lance, avec cette volonté de le faire en gardant la vision qui est la sienne, c’est bien le signe que ce que nous évoquions au tout début sur les clichés véhiculés par le manga à ses débuts font bel et bien partie du passé. Les mentalités ont évolué et le manga est enfin respecté et accepté pour ce qu’il est. Il peut enfin être traité comme de la littérature, et ce n’était pas gagné d’avance !
Et pour conclure, je tiens à dire que je suis particulièrement satisfait et fier de travailler avec l’école des loisirs pour lancer cette collection de littérature jeunesse avec une sélection des titres universels, qui peuvent plaire à tout le monde, avec de vrais messages positifs, sans violence gratuite, sans fan-service.
Nous avons pour objectif de proposer des titres bienveillants, qui font réfléchir, qui sont transgénérationnels et avec plusieurs niveaux de lecture.
Nous voulons proposer des mangas qui vont durer dans le temps, que l’on sera content de garder dans notre bibliothèque et de partager avec les autres. C’est ça l’idée, et j’espère qu’elle sera bien accueillie !
C’est une très belle conclusion. Encore merci pour ton temps et longue vie au Renard Doré !
Le Renard doré : les trois premiers mangas
Comme promis, voici les résumés, les auteurs et nos premiers retours sur les trois premiers titres de la collection Renard Doré :
La forêt magique de Hoshigahara de Hisae IWAOKA
Le résumé : À Hoshigahara se trouve une forêt bien mystérieuse. Dans ce merveilleux lieu hors du temps, la magie opère à chaque instant : la nature s’anime, les animaux parlent et la vie se voile de surnaturel. C’est là que Sôichi, un jeune homme prévenant, cohabite en harmonie avec les esprits de sa maison et vient en aide aux âmes égarées. Sous les branchages de cette forêt se dessine une ode à la nature fantastique, poétique et humaine qui se révélera aussi tendre que déchirante.
L’auteure : Originaire de la préfecture de Chiba, Hisae IWAOKA a débuté sa carrière en 2002 avec Yumenosoko – Au plus profond des rêves (Kana). Avec ce premier titre, puis Shiroi Kumo (inédit en France) et La Forêt magique de Hoshigahara, elle fait plusieurs fois partie de la sélection des meilleurs mangas au Japan Media Arts Festival. Elle remporte enfin le Grand Prix de ce célèbre festival en 2011, avec La Cité Saturne (Kana). En 2017, son manga Koshoku Robot (inédit en France) est adapté en série télévisée.
La chronique : on a beaucoup de plaisir à retrouver Hisae IWAOKA et, même si ce premier tome a déjà 15 ans (elle a été publiée de 2009 à 2015 au Japon), il a gardé toute sa fraîcheur et tout son pouvoir de séduction. On embarque dans une forêt intrigante et mystérieuse : c’est une forêt à l’abandon, au sein d’une ville, entourée par un vieux mur décrépit, mais elle est largement assez grande pour que l’on s’y perde. Elle n’est pas pour autant le cliché de la forêt maléfique de sorcière ou de la forêt elfique enchantée et régénératrice. C’est une forêt ancestrale, avec des arbres et des esprits présents depuis longtemps, depuis toujours, et qui cohabitent, de temps à autres, avec les humains. Le jeune Sôichi est un jeune garçon qui y vit, dans une vieille maison délabrée qui fait office de bibliothèque, en symbiose avec les esprits et les âmes égarées, et leur vient en aide. Des aventures étranges, parfois belles et parfois titres, qui semble lui donner un but et du sens à sa vie, surtout depuis que ses parents sont…
Vous l’aurez compris on s’immerge dans cette magnifique forêt très joliment dessinée et mise en scène : les arbres, les feuilles, la terre, le vent, les animaux et les esprits forment un tout difficile à décrire mais tout à fait ensorcelant, et on savoure ce petit moment de lecture aussi poétique que touchant.
On remercie le Renard Doré d’avoir déterré cette pépite, de lui avoir fourni un bel écrin dans une édition de qualité et avec la traduction juste de Blanche Delaborde.
Ma mamie adorée de Junko HONMA
Le résumé : Menant une existence paisible dans le Japon des années 80, Ume et Koume sont inséparables. Cette grand-mère et sa petite-fille sont même les meilleures amies du monde. Elles adorent passer du temps ensemble, à jouer, à discuter, à cuisiner… et savourent les moindres instants de leur quotidien avec une tendresse et une complicité réconfortantes.
L’auteure : Née dans la préfecture d’Akita, Junko HONMA réside actuellement dans celle de Niigata. En 2016, elle a quitté son emploi dans un cabinet de design afin de devenir freelance. Inspirées de ses souvenirs d’enfance, les illustrations qui ont donné vie à Ma mamie adorée ont rapidement rencontré le succès sur son compte Instagram : @umetokoume. Elle est également l’autrice de Yuki et papi, récit d’une année passée ensemble (inédit en France) ainsi que de Maru et Oreo sont de bons amis (inédit en France).
Crédit : ©Junko Honma
La chronique : Beaucoup de douceur dans ce titre, traduit par Déborah Pierret Watanabe, dont on apprécie d’abord les magnifiques aquarelles et le design tout en rondeur, en gourmandise et en petits moments précieux de l’enfance qui habitent nos souvenirs et nourrissent notre nostalgie. Dans ce récit largement inspiré de sa propre existence, Junko HONMA nous présente Koume et Ume, la petite fille de 6-8 ans et sa grand-mère, qui a certainement dépassé les 80 printemps. Ce sont les meilleures amies du monde, elles s’amusent et rient ensemble de tout et de rien. Mamie Ume lui apprend 1001 astuces, lui raconte 1001 histoires, et elles profitent aussi de bons petits plats comme le Curry aux petits pois que Koume adore.
Le récit est plein d’humour, qui puise dans la naïveté et la candeur des enfants, leur franchise désarçonnante aussi, ou encore dans les choses qu’ils comprennent de travers : Koume refusera par exemple le Curry aux petit pois que nous venons de cité, ayant peur que cela aggrave le « poids » des années sur les épaules de sa grand-mère (pois / poids, vous l’avez ?). Une confusion qui sent le vécu. Ce qui marque enfin, c’est la construction originale de cette bande-dessinée. On profite de ces saynètes de la vie de tous les jours : au marché, dans le train, sous la couette, chez le coiffeur, en cuisine,… réparties au fil des 4 saisons. Mais on retrouve également des grandes illustrations qui représentent un moment, fugace mais auquel sont attachés plein de petits détails qui se racontent et se lisent avec le sourire en coin. Une bande dessinée un peu sucrée et surtout gorgée d’amour.
Le voyage d’Ours-Lune de HO
Le résumé : Las des jours qui passent, Ours-lune vit et se promène toujours en solitaire, jusqu’à ce qu’une petite corneille égarée vienne lui tenir compagnie. Tous deux font alors route ensemble, le temps que le premier rejoigne ses congénères et que la seconde rallie le chemin du retour.
Traversant montagnes, flots et forêts, rencontrant cerfs, hiboux et sangliers, les deux voyageurs se rapprochent de leur but… Mais trouveront-ils vraiment ce qu’ils cherchent ?
L’auteure : Réputée pour ses dessins chaleureux relatant le quotidien des animaux, Ho est également l’autrice de la série Ours et Tanuki (inédite en France) et a illustré les romans Docteur Dolittle (inédits en France). Il est présent sur X / Twitter sous le pseudonyme de @p6trf_w.
La chronique : Un titre assez différent des deux autres, même si l’on retrouve une nature omniprésente comme dans La forêt magique. Mais plutôt qu’une forêt qui incarne un personnage en lui-même, c’est ici un enchainement de paysages, ceux du voyage, changeants sans arrêt pour témoigner du chemin parcouru pendant le long périple qu’attend Ours-lune et Petite corneille. Car les deux animaux ont entrepris un bien long périple, pour Ours-Lune qui est fatigué de la solitude, et pour petite Corneille qui cherche à retrouver la ville. Mais point de ville ici, et on comprend petit à petit que la corneille a sans doute un destin, une mission un peu différente…
Simple au premier abord, ce one-shot bien traduit par Aurélien Babet sait dévoiler progressivement sa profondeur avec quelques rebondissements et un questionnement de deux compères sur le sens de leur vie et de leur aventure. Leur amitié n’en sera que plus forte et plus belle pour le lecteur. Le voyage d’Ours-Lune est un bel ouvrage pour aborder avec vos enfants, entre 8 et 10 ans, la mort, la nature, l’homme, le sens de la vie, tout comme Ma mamie adorée d’ailleurs, mais d’une autre façon. Une aventure assez chouette donc, et pédagogique.
Vous l’aurez compris, nous avons donc été séduits par les débuts de la collection du Renard doré, qui partage de belles histoires, assez universelles et touchantes dans le fond comme séduisantes dans la forme. Les trois premiers tomes sont sortis le 24 avril dernier, mais d’autres sorties vous attendent en mai et juin avec Petit requin et Contes fabuleux de la nuit, ou encore Le petit monde de Kabocha (de Daisuke IGARASHI !) prévu pour cet été.
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