Le désamour des jeunes Japonais pour le saké
Depuis plusieurs années, le saké (日本酒 Nihonshu) connaît un essor sans précédent à travers le monde, et de nouveaux amateurs de ce breuvage à base de riz se découvrent chaque jour. Toutefois, dans son pays d’origine, la consommation est en berne depuis plusieurs décennies et la jeunesse locale lui préfère largement des alcools plus légers, plus frais ou plus exotiques. On revient sur les raisons de ce désamour pour comprendre si le saké a encore un avenir dans l’archipel nippon.
Un alcool à la mode… sauf au Japon !
Depuis quelques années, tout restaurant japonais qui se respecte se doit d’avoir quelques bons sakés à sa carte et les bars et bistrots proposant de la cuisine japonaise sont nombreux à inclure le nihonshu (日本酒) au menu.
Dans les grandes villes d’Europe, d’Asie et des États-Unis, des dégustations sont fréquemment organisées pour promouvoir des sakés régionaux ou initier de nouveaux consommateurs à ce breuvage, par des associations ou des grandes marques qui ont flairé le juteux marché que pouvait représenter l’Occident. Le vin a ses adeptes et les similitudes que peuvent présenter certains sakés avec ce dernier – notamment parmi les junmai ginjo (純米吟醸酒) ou junmai daiginjo (純米大吟醸酒), des saké sans ajout d’alcool avec un pourcentage de riz poli très élevé qui les rend plus limpides – ont de quoi séduire assez facilement ceux qui se plongeraient dans cet univers. C’est ainsi que peu à peu, les étrangers se sont mis à aimer le saké, qui jusqu’alors était méconnu ou pire, assimilé à l’abject alcool de riz servi en fin de repas dans certains restaurants chinois.
L’alcool japonais (traduction directe de nihonshu) est servi dans les récipients traditionnels (les tokkuri, avant d’être versé dans des ochoko), dans de petits verres qui débordent dans leur caisson de bois (les sake masu) et même dans des verres à vin, symbole de raffinement absolu pour un alcool qui s’apprécie de maintes façons et a des températures variées. Mieux encore, et à l’instar du vin, le saké s’apprécie en mangeant et pas seulement avec de la nourriture japonaise. On peut l’associer à toute sorte de mets, de gastronomies diverses, en entrée, en accompagnement de viandes ou de poissons ou avec de gourmands desserts.
Tout laisse à penser que le saké a de quoi ravir le cœur des amateurs de bonnes choses et c’est le cas… en dehors des frontières de l’archipel nippon. Au Japon, la consommation d’alcool chute depuis plusieurs décennies, passant de 100 litres annuels par personne en 1995 à 75 litres annuels par personne en 2020. Et en 2023, le gouvernement japonais a même lancé une campagne nationale (Sake Viva !) pour relancer la consommation d’alcool chez les jeunes. Il faut dire que les boissons alcoolisées, fortement taxées, ont représenté à elles seules 5 % des recettes fiscales de l’archipel en 1980 avant que ce chiffre ne retombe à 1,7 % en 2020.
L’une des principales victimes de ce désintérêt est le saké, et les nouvelles générations (moins de 40 ans) se sont détournées de cet alcool qui a pourtant fait la fierté des habitants du pays pendant longtemps. Pour l’économie nippone, il semble donc important de ne pas laisser le nihonshu tomber dans l’oubli au sein de son propre pays. Avant même d’explorer les solutions envisageables en vue de renouveler l’intérêt pour cette boisson, il faut comprendre pourquoi ces jeunes Japonais n’ont plus le même attrait que leurs aînés pour le saké.
Pourquoi la nouvelle génération se détourne du saké ?
Il suffit de regarder autour de soi dans un izakaya, un yakitori, un dining ou n’importe quel bar au Japon, pour constater que la boisson alcoolisée la plus plébiscitée est loin d’être le saké. On voit bien quelques tokkuri de-ci de-là et des bouteilles individuelles (300 ml) en accompagnement d’un repas rapide, mais globalement, c’est la bière à la pression (生ビールNama birru), les Highballs (ハイボル spiritueux, principalement le whisky, et soda), et les Sour (サワー sochu et soda) qui trônent sur les tables, forts de leur image de boissons plus légères et plus fraîches et soutenus par des campagnes de publicités massives. Des cocktails à base de rhum, de gin et de tequila sont également plus présents et le vin – rouge comme blanc- à désormais sa place sur tous les menus.
Comment est-on passé d’une place de N°1 pour le saké durant l’ère Meiji (1868 et 1912) à cette dégringolade dans les préférences ?
D’abord, le saké renvoie une image vieillotte, qui pourrait être due en partie à sa représentation dans certains mangas des années 80 (Maison Ikkoku ou Ranma ½, pour ne citer qu’eux), où ceux qui en boivent sont souvent de petits vieux qui finissent en état d’ébriété avancée au bout de quelques cases.
Bien sûr, cela ne saurait pas expliquer le rejet qu’il entraîne chez les plus jeunes, mais la réalité et la fiction se mêlent parfois et il n’est pas rare de constater que les Japonais plus âgés, salarymen ou retraités, qu’on peut croiser titubant dans les rues à la tombée de la nuit, sont des consommateurs de saké. Cet aspect peu reluisant de ses effets n’aide pas le nihonshu à se faire apprécier et quand on demande à ceux qui l’évitent pour quelles raisons ils le font, on entend souvent que « ça fait vomir » ou que « ça fait dormir ». Il porte avec lui cette image d’alcool « d’anciens », désuet, à mille lieux du côté cool et friendly qui accompagne les boissons les plus tendances, et bien loin du raffinement supposé de la dégustation d’un bon verre de vin.
Si cela peut expliquer ce désamour récent pour le saké, il faut se rappeler que l’alcool japonais traîne derrière lui une mauvaise réputation, due à certaines pratiques de brasseurs dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. En plein conflit, le riz étant rationné et réservé aux soldats, il était difficile de produire autant de saké que par le passé. La solution ? Couper le mélange Riz/Kouji avec de l’alcool dans des proportions parfois totalement déséquilibrées pour augmenter la production et contourner les restrictions. D’autres éléments y étaient ajoutés, comme du glucose, de l’acide lactique ou du glutamate, pour un produit final de mauvaise qualité dénommé Sanzoshu (三増酒).
Une pratique qui a perduré une fois la guerre terminée, en partie parce que de nombreux brasseurs, experts, ont péri lors du conflit en emportant avec eux leur précieux savoir. De fait, de nombreux sakés sont devenus médiocres. Cela a durablement entaché l’image du nihonshu et avec l’arrivée de nouveaux alcools dans le pays, les Japonais se sont vite orientés vers des produits envers lesquels ils pouvaient avoir confiance, notamment la bière ou le whisky. En 2023, la bière représente 38,8 % des ventes d’alcool au Japon, contre seulement 6 % pour le saké.
Même si aujourd’hui, il n’y a pas foncièrement de mauvais sakés dans le commerce – tout est une question de préférences -, l’ajout d’alcool a encore mauvaise réputation et certains acheteurs se détournent de tout ce qui ne porte pas la mention junmai (純米酒), garantissant que le breuvage ne contient pas d’alcool ajouté. Certains brasseurs misent alors sur des méthodes de production traditionnelles (kimoto 生酛 /yamahai 山廃), plus longues, pour tenter de restaurer la confiance des consommateurs dans le saké.
Enfin, l’apparente complexité des mentions sur les étiquettes des bouteilles a tôt fait de décourager les moins téméraires, même parmi les Japonais. Si pour boire un alcool qu’on apprécie, il faut comprendre le taux de polissage du riz, ses caractéristiques en matière d’acidité, le type de goût (plutôt sucré, plutôt sec), ou connaître la technique de production (traditionnelle avec des yamahai ou des kimoto, ou plus moderne), cela peut décourager des jeunes qui veulent souvent juste passer un bon moment sans avoir à jouer les sommeliers à chaque commande.
Cependant, le marché de l’alcool au Japon et sa consommation restent très importants et les brasseries de saké, des plus confidentielles aux plus fameuses, tentent de redorer leur image pour séduire des consommateurs japonais au sein de la nouvelle génération, dans l’espoir de donner un nouvel élan à sa consommation.
Des tentatives de séduction pour relancer la consommation
Les bouteilles de nihonshu ont longtemps arboré des étiquettes assez similaires, avec le nom de la brasserie écrit en kanji sur l’avant dans un style proche de la calligraphie. Si l’effet visuel est parfaitement réussi, les kanjis ainsi calligraphiés ne sont pas aisément lisibles par tous et il faut parfois se résigner à ne pas comprendre le nom de la brasserie (酒蔵 sakagura) en question ou à se référer au menu/à l’étiquette dans une boutique.
L’idée de simplifier l’étiquetage pour le rendre plus accessible a donc logiquement germé dans l’esprit des principaux concernés, et on trouve désormais de nombreuses bouteilles dotées d’un logo stylisé facilement identifiable (ex : le Sugei et sa baleine), des noms traduits en caractères romains et/ou écrits de manière simplifiée, qui captent l’attention et confèrent à ces contenants un aspect plus moderne, ainsi que des caractéristiques techniques compréhensibles par le plus grand nombre.
Bien sûr, certains brasseurs n’ont pas cédé aux sirènes du marketing et proposent toujours leurs classiques avec des étiquettes traditionnelles – bien connus des amateurs de saké -, mais il n’est plus rare de voir apparaître de nouveaux produits dans une gamme, dotés d’emballages plus audacieux : avec la mascotte d’une région, une topographie atypique, ou encore des éditions spéciales par période (floraison de cerisiers, momiji). Cela permet d’attirer plus facilement l’œil de consommateurs non-aguerris, qui pourraient se laisser tenter par un design ou une appellation originale. En France, un processus assez similaire a été adopté pour le vin, dont les bouteilles classiques côtoient désormais des bouteilles plus fantaisistes chez les cavistes ou sur les rayonnages.
Pour contrer l’image d’une boisson pour les plus anciens – et principalement pour les hommes – qui reste attachée au saké, l’idée d’en changer la structure même pour s’ouvrir à une clientèle nouvelle a fait son bout de chemin et le Sparkling Nihonshu – du saké pétillant – est mis en avant actuellement. Et comme en témoignent les publicités diffusées et affichées partout (pour la marque Mio, par exemple), la gent féminine est la cible principale de cette boisson pétillante et légèrement sucrée, qui fait chic et rappelle, dans sa forme, le vin et le champagne. Ces deux boissons ont toujours un fort pouvoir de séduction dans le pays et l’idée de s’en rapprocher, du moins en apparence, semble assez pertinente pour que les jeunes femmes trinquent au saké comme elle le ferait avec ces breuvages. D’ailleurs, ce type de saké à tendance à être servis dans des verres à vin ou des flûtes, comme leurs homologues d’Occident.
L’ambition d’un brasseur, qui affirme que « les femmes disent parfois, ravies, qu’un saké ressemble à du vin. Mon objectif est qu’un jour, elles disent d’un vin qu’il ressemble à du saké !« , montre bien qu’attirer les jeunes femmes vers cet alcool pourrait être la marche à suivre pour réconcilier les Japonais avec leur alcool national.
Une (r)évolution pour le saké au Japon ?
Depuis des siècles, de ses prémices sous forme de kamiguchizake (un saké issu de la mastication du riz et de l’effet de la salive sur celui-ci, dans la tradition shintô, comme on peut le voir dans le film Kimi no na wa de Makoto SHINKAI) à ses diverses évolutions, tantôt plus sucré et plus épais, tantôt très sec, ou moins filtré (濁り nigori), cet alcool a su accompagner les Japonais au fil de leur histoire. Il a été apprécié aussi bien par les empereurs et par le peuple, par les religieux et les samouraïs, et voilà désormais qu’il se diffuse à travers le globe.
On peut donc imaginer que sa capacité d’adaptation, du moins celle des brasseries, rendra possible un nouveau retour du saké sur le devant de la scène au Japon. Les jeunes pourraient se laisser séduire par cet alcool subtil, aux saveurs multiples, si les marques parviennent à faire oublier le passé trouble du nihonshu et à le rendre plus attractif. Cela passe par une modernisation des designs des bouteilles, la création de cocktails à base de saké et un lissage du côté viril encore trop souvent associé à cette boisson.
Ça tombe bien : des femmes se lancent depuis quelques années dans la production de saké, reprenant les brasseries de leurs aïeux pour apporter un vent de fraîcheur sur le marché. C’est une belle revanche, pour celles qui n’avaient même pas le droit d’entrer dans une brasserie durant leurs périodes de menstruations.
On trouve, dans plusieurs préfectures, des brasseries dans lesquelles les Toji (ou maître brasseur) sont des femmes. Parmi elles, celle de Mukai Shuzo à Kyoto, qui existe depuis 1754. En 1999, Kuniko MUKAI devient la première Toji femme du pays – c’est récent ! – et un symbole national par la même occasion. Depuis, d’autres ont suivi le pas, comme la brasserie Moriki Shuzô à Iga (département de Mie), la brasserie Imada Shuzô (Hiroshima), ou la brasserie Tsujimoto à Okayama. Dans cette dernière, la brasseuse en chef Maiko TSUJI explique d’ailleurs vouloir préserver la tradition familiale de son saké (créé en 1804) tout en proposant « des produits innovant à destination des jeunes et des femmes ».
Pendant longtemps, le métier de Toji était réservé aux hommes et cette ouverture récente à la profession prouve bien que le saké évolue, encore une fois. Avec elle, verra-t-on naître de nouvelles idées et de nouvelles vocations ? Des sakés différents, qui sauront s’adapter aux palais d’une génération plus friande de boissons exotiques ? On le saura d’ici à quelques années !
Malgré une certaine aversion des plus jeunes pour ce breuvage, on ne peut pas effacer plusieurs siècles de culture aussi facilement et le saké résiste, meilleur encore il se réinvente. Le retour à des méthodes de production plus naturelles rassurent les plus méfiants, la simplification des designs et des caractéristiques de chaque bouteille en facilite le choix et les idées nouvelles, portées par une génération de femmes brasseuses, pourraient bien lui donner un nouvel élan au Japon dans un futur proche.
Sources :
Le saké, une exception japonaise, Nicolas Beaumert, Rabelais, 2011
Sake, a beyond-the-basics guide to understanding tasting, selection & enjoyment, John Gauntner et Ushihara Mayumi, IBC Publishing, 2014
SAKE, Fabien Humbert et Youlin Ly, Hachette Livre, 2021