100 ans de whisky japonais : une célébration épique
Il y a cent ans, le 11 novembre 1924 à 11 heures et 11 minutes exactement, les premières gouttes de distillat du premier whisky créé au Japon coulent dans un alambic, à Yamazaki près de Kyoto. C’est la naissance du whisky japonais qui va progressivement consacrer le Japon comme 5e pays producteur de whisky au monde. L’année 2024 fête donc l’anniversaire des 100 ans de ce whisky et témoigne du savoir-faire exceptionnel des maîtres distillateurs japonais.
La réputation du whisky japonais est aujourd’hui acquise. Grâce à un marketing savamment orchestré, son histoire quasi romancée contribue à sa renommée (voir notre article de 2017). Elle fait d’ailleurs l’objet de la parution d’une nouvelle bande dessinée « Whisky San » en France, que nous évoquons plus loin dans cet article. Mais il y a aussi la légende du whisky Karuizawa qui agite toujours le monde des collectionneurs.
Compte tenu de son succès, toutes les conditions semblent remplies pour organiser un somptueux anniversaire, grâce à des bouteilles en éditions limitées. Et pour l’avenir, les perspectives s’annoncent toujours positives.
Un whisky japonais centenaire
L’histoire du whisky japonais commence en 1924, lorsque la première distillerie ouvre ses portes dans la préfecture de Yamazaki. Guidés par un profond respect pour la tradition écossaise du whisky, deux pionniers japonais apprennent rapidement à maîtriser l’art de la distillation et à créer des whiskys d’une qualité exceptionnelle.
L’importance du rôle joué par Shinjiro TORII et Masataka TAKETSURU
Les deux hommes jouent un rôle crucial dans la création du whisky japonais et son succès au Japon : le premier Shinjiro TORII est un homme d’affaire avisé, le second Masataka TAKETSURU est un passionné, et premier maître distillateur du Japon.
Shinjiro TORII : un entrepreneur visionnaire
À l’âge de vingt ans, Shinjiro TORII ouvre à Osaka un magasin d’alcool. En 1907, il commercialise pour la première fois un vin au goût japonais. Son porto « Akadama » rencontre alors un succès à une époque où les Japonais sont habitués à consommer du saké.
Disposant des ressources nécessaires, il décide de réaliser son ambition : créer le premier whisky japonais. À cette fin, il prend les conseils d’un certain Docteur Moore, spécialiste du whisky écossais, qui lui apprend que l’environnement naturel et la qualité de l’eau sont les conditions nécessaires à la fabrication du whisky. C’est à Yamazaki que Shinjiro TORII juge que l’endroit présente les caractéristiques requises : un paysage vallonné, des forêts de bambou, un climat humide, une eau de très grande qualité. La construction de la distillerie débute en 1923.
Masataka TAKETSURU: le passionné de whisky écossais
De son côté, Masataka TAKETSURU est en 1916 étudiant en chimie à l’université d’Osaka. Il travaille dans la brasserie de saké Settsu Shuzo. Son patron l’apprécie particulièrement pour son intelligence, et décide de l’envoyer étudier la fermentation du whisky en Écosse. Mais, à son retour, la firme Settsu Shuzo renonce à lancer sa propre marque de whisky, la première guerre mondiale ayant appauvri le Japon. Masataka TAKETSURU, déçu, décide de quitter l’entreprise en 1921.
C’est à ce moment qu’il croise le chemin de Shinjiro TORII qui le recrute pour 10 années. Les deux hommes, passionnés de whisky écossais, se mettent d’accord pour créer ensemble le premier whisky japonais, au Japon, et avec des ingrédients japonais. C’est ainsi que l’entreprise Kotobukiya (qui deviendra Suntory en 1963) commercialise le premier whisky appelé « Kakubin » en 1929. C’est un échec commercial : les clients boudent ce whisky en raison de son prix et de son goût fumé.
Un whisky japonais au goût japonais
Shinjiro TORII décide alors de repartir à zéro. Il veut créer un whisky qui corresponde au goût des japonais, comme par le passé avec son porto Akadama. Ce choix est semble-t-il la cause d’un désaccord et du départ de Masataka TAKETSURU, qui à la fin de son contrat en 1933 décide d’ouvrir une distillerie à Hokkaido (Yoichi) pour fabriquer du whisky fumé.
Mais chacun franchit les obstacles et parvient à ses fins : les whiskys premiums qu’ils créent rencontrent leur clientèle. Leurs sociétés respectives, Suntory et Nikka continuent aujourd’hui de se concurrencer en fabriquant des whiskys d’exception !
Une bande dessinée paraît en France le 28 février dernier intitulée Whisky San (Édition Grand Angle – Scenario : Fabien Rodhain, Didier Alcante – Dessin : Alicia Grande). C’est à notre connaissance la première BD en France qui raconte la création du whisky japonais. Elle met l’accent sur la vie et le parcours semé d’embûches de Masataka TAKETSURU et sa femme Rita Cowan. On peut y découvrir la passion qui animait le premier maître distillateur de whisky japonais, sa volonté d’atteindre son but malgré les difficultés rencontrées, son histoire d’amour avec Rita et sa réussite.
La légende du whisky Karuizawa
Karuizawa est une distillerie fondée en 1955 dans la ville de Miyota, près de Nagano. Habituée à fabriquer des whiskys blend (mélangés) de bon marché, elle crée le premier whisky single malt japonais en 1976. Mais ces stocks en malt de qualité sont faibles, elle ne peut produire que 10 000 flacons par an. L’usine se modernise pour augmenter sa capacité de production et la qualité de ses whiskys. Elle produit principalement un single malt, dont certains millésimes seront d’une qualité exceptionnelle. Cependant, après différents changements de raison sociale, la distillerie périclite. Elle est mise en sommeil le 31 décembre 2000.
Et la légende se crée en 2001 à Londres : le whisky Karuizawa Pure Malt Whisky 12 ans est le premier whisky japonais a gagner la médaille d’or à l’International Wine and Spirits Compétition !
Compte tenu de la rareté et de la qualité de ce whisky, une société anglaise Number One Drinks obtient en 2011 l’accord du propriétaire de la distillerie (la société Kirin) pour acheter les fûts Karuizawa stockés dans l’usine. Les barriques seront réparties finalement entre plusieurs acheteurs (dont la réputée Maison du Whisky).
Un whisky rare et très cher
Aujourd’hui, les collectionneurs recherchent les whiskys Karuizawa. Vieillis en fûts de sherry et fabriqués avec une orge de très grande qualité d’origine espagnole, leur qualité est sublimée. Le plus ancien est âgé de 53 ans ! Leur prix atteignent donc des sommets. En France, la Maison du Whisky a proposé à la vente des bouteilles dont les prix varient de 6 000 euros à 42 000 euros la bouteille, ainsi qu’un set de 2 bouteilles de whiskys âgés de 50 ans à 170 000 euros ! La qualité, la rareté et le prix font la légende du whisky Karuizawa considéré comme le graal du whisky japonais.
Ce single malt est distillé en 1981 vieilli dans un fût de sherry et embouteillé en 2016. L’étiquette fait référence à une série d’histoires publiées au 18e siècle par Hasegawa TAKEJIRO. Le dragon représenté est Yamata no Orochi dépeint comme mauvais et dangereux. Édition limitée à 530 bouteilles.
La Maison du Whisky vend cette bouteille 42 000 euros.
Le succès mondial du whisky japonais
Au fil des ans, les marques de whisky japonais obtiennent une renommée mondiale. Ils remportent de nombreux prix prestigieux et établissent de nouvelles normes en matière de qualité. Les distilleries japonaises ouvrent leurs portes aux amateurs et au tourisme, permettant ainsi de déguster quelques gorgées de ce précieux élixir.
L’impact de la publicité et du marketing
Le whisky connaît une forte baisse de consommation au Japon dans les années 80 et 90. Mais les consommateurs occidentaux avertis vont le découvrir grâce aux premiers prix internationaux décernés au début des années 2000.
Et grâce à des politiques commerciales et de marketing bien réfléchies, le whisky japonais va trouver progressivement ses clients au niveau international, notamment en Asie. Le meilleur exemple est celui de la promotion du whisky blend Hibiki (société Suntory) dans le film de Sofia Coppola Lost in Translation (2003). Souvenez vous, nous en parlions dans notre article sur les grandes bouteilles, challengers et distilleries du whisky japonais. Voici à nouveau la fameuse scène culte du film :
Selon le site Nippon.com, l’exportation d’alcool japonais à dépassé en 2022 les 850 millions d’euros alors qu’en 2012 le Japon avait exporté que 145 millions d’euros. Le whisky est le principal alcool exporté devant le saké. Les 5 principaux pays importateurs de whisky japonais sont : la Chine, les États-Unis d’Amérique, Hong-Kong, Taïwan et la France !
Le nombre de prix internationaux gagnés par les whiskys japonais est difficile à préciser de manière exacte. Car de nombreux concours dans le monde entier les récompensent pour leur qualité exceptionnelle. La société Nikka précise sur son site internet qu’elle a gagné 17 prix internationaux depuis 2001. La société Suntory indique également sur son site qu’elle a gagné plus d’une centaine de prix internationaux. Il faudrait aussi ajouter les prix remportés par les distilleries concurrentes : Chichibu, Hombo-Mars, Nahagama, Matsui etc…
Whisky japonais et tourisme
Le tourisme des distilleries japonaises est devenu une activité prisée pour les amateurs de whisky. Nichées dans différentes régions du Japon, les distilleries offrent aux visiteurs une immersion dans l’univers de la production de whisky. Elles ouvrent leurs portes pour des visites guidées. Elles permettent de découvrir le processus de fabrication du whisky, des matières premières à la distillation, en passant par le vieillissement en fûts. Outre les visites des installations de production, de nombreuses distilleries proposent des dégustations de leurs whiskys primés.
Vous trouverez quelques adresses intéressantes dans notre article « Grandes bouteilles, challengers et distilleries du whisky japonais«
L’anniversaire : un hommage à l’excellence du whisky japonais
Pour célébrer ce centenaire, certaines distilleries japonaises se mobilisent. Des dégustations exclusives, des expositions retraçant l’évolution du whisky japonais, et des collaborations uniques sont prévues. Les collectionneurs et amateurs ont également l’occasion d’acquérir des éditions limitées de whiskys créés spécialement pour commémorer cet anniversaire historique. Ces bouteilles, ornées d’un design exclusif, promettent d’ajouter une touche spéciale à toute collection de whiskys. À condition par contre d’y mettre le prix !
La célébration par Suntory
La société Suntory a créé des éditions limitées dans chaque catégorie.
L’édition limitée Hibiki Japanese Harmony rend hommage à l’approche de la société en matière de design, notamment au savoir-faire «Monozukuri». La bouteille à 24 facettes.
Coût estimé : 270 euros
Cette édition limitée de Hibiki 21 ans d’âge révèle un équilibre délicat entre plusieurs whiskies de malt et de grain. Le maître blend Shinji FUKUYO a choisi d’utiliser du chêne Mizunara pour la maturation plutôt que le plus traditionnel fût de sherry.
Coût estimé : 7 000 euros
Ce single malt Yamazaki Mizunara se compose de whiskies de malt sélectionnés, vieillis pendant au moins 18 ans dans des fûts Mizunara. Le résultat met en valeur la beauté du chêne Mizunara, offrant un caractère et une élégance japonaise unique.
Coût estimé : 2 200 euros
Le Hakushu 18 Peated Malt (fumé) se compose de whiskies de malt sélectionnés, tous vieillis pendant au moins 18 ans dans différents fûts. Les blenders de la distillerie Hakushu travaillent avec de la tourbe, tout en adoucissant le palais en utilisant l’eau de montagne de la région, filtrée à travers d’anciennes roches de granit.
Coût estimé : 1 750 euros
La célébration par Nikka
Quant à la société Nikka, elle a lancé en 2021 une gamme de whisky en édition limitée intitulée « Discovery ». Dans la perspective de fêter plutôt les 90 ans de l’ouverture de sa première distillerie à Yoichi (en 1934).
Mais elle communique régulièrement en 2023 et 2024 sur les réseaux sociaux à propos de l’histoire de Masataka TAKETSURU et du whisky Nikka. Elle publie notamment des photos historiques comme celle du tout premier whisky qu’elle a commercialisé en 1940 :
1er whisky commercialisé par Nikka. On voit la « part des anges » (évaporation du liquide) – © Nikka Whisky
La célébration par les autres distilleries
La célèbre distillerie Chichibu propose une édition spéciale « Le Centenaire » qui rend hommage au centenaire de l’industrie japonaise du whisky. Chichibu, connu pour son engagement envers le savoir-faire et son souci du détail, a créé ce whisky single cask et single malt en hommage.
Ce whisky est distillé en 2014 et mis en bouteille en 2022. Il est âgé de sept ans. Sa maturation dans le deuxième fût de bourbon Mizunara Hogshead lui confère ses saveurs complexes et son caractère riche. Une production limitée de seulement 228 bouteilles.
Coût estimé : 750 euros
La jeune distillerie Nahagama produit du whisky depuis 2016. Elle n’est pas encore en mesure de proposer des whiskys âgés. Cependant, elle fait part de sa volonté de développer ses whiskys avec l’ambition du centenaire. Son directeur, Takashi KIYOI déclare sur son site internet :
« Bien que nous soyons une petite distillerie située à Nagahama, Hubei, nos rêves sont grands. Nous souhaitons vivement que le whisky artisanal continue d’être apprécié par les amateurs de whisky, non seulement au Japon, mais partout dans le monde, même dans 100 ans. Nous espérons que les gens de tout le pays pourront profiter du romantisme du whisky Nagahama, avec un goût unique à Nagahama.«
Une perspective prometteuse pour le whisky japonais
Alors que le whisky japonais célèbre son centenaire, l’avenir semble tout aussi prometteur. Plusieurs motifs militent en ce sens :
Tout d’abord, les distilleries japonaises ne cessent d’explorer de nouvelles techniques de production et de vieillissement, ainsi que des variétés d’orge locales, pour créer des whiskys aux profils uniques. Certaines commencent même à échanger des fûts pour partager les savoir-faire. De plus, le whisky japonais gagne en popularité dans le monde entier, avec une forte demande en provenance de pays traditionnellement connus pour leur amour du whisky.
Dans les pays asiatiques, les consommateurs le considèrent comme un produit de luxe et de haute qualité. Et face à cette demande croissante, de nombreuses distilleries japonaises investissent dans l’expansion de leurs capacités de production. Elles peuvent ainsi répondre à la demande tout en maintenant des normes de qualité élevées. Ensuite, les whiskys vieillis sont de plus en plus recherchés, avec des expressions de plus en plus anciennes et rares qui suscitent l’engouement des collectionneurs et des connaisseurs du monde entier.
Enfin, le tourisme lié au whisky japonais continue de croître, avec de plus en plus de visiteurs venant découvrir les distilleries, participer à des dégustations et explorer les paysages magnifiques où ces spiritueux sont produits. Avec une base de fans toujours grandissante, le whisky japonais est bien parti pour continuer à captiver les palais et à marquer l’histoire des spiritueux.
Le centenaire du whisky japonais est l’occasion idéale de célébrer l’héritage exceptionnel de cette boisson qui a su conquérir le monde par son élégance et sa qualité incomparables. Que cette année commémorative soit le prélude à de nombreuses décennies supplémentaires de délices gustatifs et d’innovation, et avec modération !