Sur trois films avec Tatsuya NAKADAI
Tatsuya NAKADAI, né en 1932, est un personnage incontournable du cinéma japonais. Acteur de cinéma et de théâtre, il a travaillé avec la plupart des grands cinéastes de l’après-guerre : Akira KUROSAWA, Masaki KOBAYASHI, Keisuke KINOSHITA, Mikio NARUSE, Hiroshi TESHIGAHARA, Hideo GOSHA, Kihachi OKAMOTO et tant d’autres. Il est le directeur de l’école d’art dramatique MUMEI JUKU (« l’école des sans nom ») qu’il a fondé avec son épouse Yasuko MIYAZAKI (1931-1996) et dont est issu Kōji YAKUSHO.
Cet article s’intéresse à trois films emblématiques et révélateurs que NAKADAI a tourné entre 2015 et 2019. Hatashiai (2015) et Kikyō (2019), tous deux réalisés par Shigemichi SUGITA, ont été produits pour la télévision. Masahiro KOBAYASHI, scénariste de Hatashiai, est le réalisateur du dernier des trois : Umibe no Ria (2017).
Pour tous, attention, cet article contient quelques spoilers dans cet article, mentionné par un [SPOIL], qui dévoilent une partie des intrigues.
Deux jidai geki : Hatashiai et Kikyō
Tatsusya NAKADAI a fait une de ses premières apparitions à l’écran dans Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai, 1954) d’Akira KUROSAWA. Dans ce jidai geki (film historique, généralement situé dans l’ère Tokugawa qui a duré de 1603 à 1868), œuvre magistrale du genre, il n’est qu’un figurant : un personnage qui traverse l’image. Depuis, l’acteur a tourné dans un grand nombre de jidai geki sans négliger non plus les sujets contemporains. Il a joué un rôle secondaire important dans Le Garde du corps (Yōjinbō, 1961), œuvre rénovatrice du genre. Par la suite, il a tenu des rôles principaux dans un grand nombre de films qui, tels Le Garde du corps, ont défié les conventions du genre : Hara-kiri (Seppuku, 1962) de Masaki KOBAYASHI, Le Sabre du mal (Dai-bosatsu tōge, 1966) et Kill, la Forteresse des samouraïs (Kiru, 1968) de Kihachi OKAMOTO, Goyokin, l’or du shogun (Goyōkin, 1969) et Puni par le ciel (Hitokiri, 1969) de Hideo GOSHA pour n’en citer que quelques-uns.
NAKADAI avait déjà collaboré avec Shigemichi SUGITA en 1988 dans le téléfilm Yūshun (1988) dans lequel il avait un rôle secondaire. Hatashiai (lit. « Lettre de défi ») et Kikyō (lit. « Le retour ») racontent tous deux des histoires se déroulant au XIXe siècle vers la fin de l’ère Tokugawa. Dans Hatashiai, NAKADAI joue Sanosuke, un heya-zumi (« pique-assiette »), habitant dans la maison de son frère aîné, le chef de famille.
Le film décrit les conditions de vie difficiles des samouraïs de bas rang dans le système de classes sociales rigide de leur époque. Des flash-backs révèlent le passé tragique du protagoniste qui avait tué en duel un samouraï de rang supérieur. Après le duel, considéré comme un affront, il lui est interdit d’épouser Makie (Eri TOKUNAGA), l’amour de sa vie. Quand la jeune femme le supplie de s’évader avec elle la veille de son mariage arrangé avec un autre samouraï, Sanosuke s’oppose à ce plan. Un an plus tard, sa bien-aimée meurt le cœur brisé.
Sanosuke prend une paysanne pour compagne, une relation inconcevable pour un membre de la classe guerrière, si insignifiant qu’il puisse être. Ce qui rend sa situation encore plus difficile est le fait qu’il dépende financièrement de son frère. Si bien que tous les enfants qu’il a avec sa compagne sont tués après leur naissance. Sanosuke qui, malgré son lourd passé, est un bon-vivant, cherche à épargner son triste sort à sa nièce Miya (Nanami SAKURABA), la seule personne de la famille qui s’occupe du vieil homme. Miya, censée épouser un samouraï d’une famille d’un rang plus élevé que la sienne, est amoureuse d’un autre homme et veut s’enfuir avec lui.
Kikyō traite du retour d’un vieux joueur professionel, Unokichi (alias Nakadai), aussi nommé « Uno des Funérailles », à sa ville natale de Kiso-Fukushima au nord du Japon. Les jeux de hasard étaient une des sources de revenus les plus importantes des yakuza à l’époque dépeinte dans le film. L’univers des criminels est, comme celui de la caste guerrière, soumis à des codes de conduite sévères pour lesquels des notions telles que l’honneur et la loyauté jouent un rôle primordial. Sous les ordres de son clan, Unokichi s’est rendu à Edo (l’actuel Tokyo) dans sa jeunesse, laissant derrière lui la femme aimée. Au lieu de retourner à Kiso-Fukushima au bout de quelque temps, il doit s’enfuir d’Edo après avoir commis un meurtre. Entraîné par sa maîtresse, il a tué le mari de cette femme, un homme qui était son ami mais qui avait découvert leur relation adultère. De retour à Kiso-Fukushima après trente ans de vagabondage, Unokichi apprend qu’il a une fille – Okuni (Takako OKIWA), née après son départ.
Jeux de mémoire
La confrontation avec le passé est aussi celle avec le présent, hanté par les spectres surgissant du passé refoulé. Hatashiai et Kikyō sont des films sur la mémoire, structurés par de fréquents flash-backs qui brisent la linéarité du récit. Les retours en arrière révélant les souvenirs de Sanosuke et d’Unokichi ne suivent pas forcément une chronologie mais sont, comme la mémoire, désordonnés et incomplets. Ainsi, la signification des images-souvenirs n’est pas toujours révélée immédiatement. Unokichi, traumatisé par les événements de sa jeunesse, fait un cauchemar à répétition se voyant avec sa maîtresse dans un temple où le couple, après sa fuite d’Edo, passe la nuit. Quand il se réveille, le vieil homme regarde ses mains tendues, mais ce n’est seulement qu’à la fin du film que le geste devient compréhensible – aussi bien pour lui que pour les spectateurs. Les événements dans le temple nocturne, reconstitués petit à petit, créent du suspense et insistent sur l’idée que toute mémoire est fragmentée.
Mort et violence se trouvent au cœur même de la société décrite dans les deux films. Dans Kikyō, le thème de la mort est abordé dès les premiers plans, montrant Unokichi qui crache du sang. Pendant qu’il regarde le reflet de son visage dans une marmite remplie d’eau, il murmure : « Uno des Funérailles est en train de mourir. Oui, tu es en train de mourir. » Dans Hatashiai, les symboles de l’évanescence se multiplient : la roue d’un moulin d’eau, évoquant la roue qui, selon l’enseignement bouddhiste, signifie entre-autres le cycle sans fin de la renaissance ; les cerisiers en fleur, autre symbole de la fugacité de toute vie souvent associé aux samouraïs destinés à mourir jeune. Dans une des scènes montrant Sanosuke et Makie, les coups d’un gong provenant d’un temple brisent l’harmonie suggérée par la douce mélodie de « Pour Élise » de Ludwig VAN BEETHOVEN.
La responsabilité de chaque individu
Hatashiai et Kikyō traitent de thèmes universels tels la culpabilité, le regret et la rédemption. Les fréquents flash-backs du cauchemar d’Unokichi révèlent les tourments intérieurs du protagoniste : à chaque fois apparaissent une représentation peinte de l’enfer ornant le temple et une bougie qui s’éteint soudainement.
[SPOILER] Le dernier des flash-backs dévoile enfin ce qui s’était passé trente ans auparavant. Unokishi a étranglé sa maîtresse, mais la scène suggère qu’il aurait agi en état de légitime défense, car elle essayait le tuer avec une épingle à cheveux. De retour dans sa ville natale, Unokichi est déterminé à sauver la vie de Genta (Naoto OGATA), le mari d’Okuni, menacé par le chef du clan Kyūzō, un ancien rival d’Unokichi. Cet homme ne veut pas seulement prendre possession du territoire du clan auquel Unokichi appartenait, mais cherche aussi à tuer Genta afin de prendre Okuni pour maîtresse. Unokichi réussit à protéger le couple en tuant son adversaire de longue date ; Sanosuke se sacrifie pour sa nièce. [FIN DU SPOILER]
Les protagonistes des deux films défendent la jeune génération contre leurs ennemis et garantissent son avenir. Leurs actes courageux, expressions de la responsabilité individuelle, leur permettent de se réconcilier avec eux-mêmes et avec le monde. Les derniers plans de Kikyō le confirment. Unokichi, filmé de dos, s’en va à travers les champs vers une montagne baignée de rayons de soleil. L’éclairage évoque la présence divine connue de l’iconographie occidentale mais aussi bouddhiste. L’idée de la rédemption, inhérente à cette représentation, est également exprimée par la musique inspirée des chorales chrétiennes.
Questions de style
Des plans fréquents de la lune et du paysage montagnard scandent Kikyō, accordant une dimension spirituelle au film. Dans Hatashiai, le plan de Miya, se promenant avec un parasol rouge dans un bosquet de bambou, en est un parmi tant d’autres dégageant une grande beauté. La composition soigneuse des images et le jeu subtil de l’ombre et de la lumière dans les intérieurs sont en parfait accord avec le style contemplatif des deux œuvres. Pourtant, des scènes de duels au sabre ne manquent pas, y compris le recours à la fontaine de sang jaillissant du corps d’un des adversaires de Sanosuke. C’est pour la première fois dans Sanjurō (Tsubaki Sanjurō, 1962) de Kurosawa que l’on a vu une fontaine de sang à l’écran. Dans le duel final entre Sanjurō (Toshirō MIFUNE) et Hanbei (NAKADAI), le sang jaillit de la poitrine de Hanbei, percée par le sabre de son adversaire. Suite à ce célèbre jidai geki, la fontaine de sang est devenue une convention du genre, un procédé que l’on retrouve aussi dans Hatashiai.
Les scènes de combat de Hatashiai et de Kikyō sont mises en scène de manière virtuose. Les mouvements de Nakadai sont un peu plus lents que dans le passé, mais il continue à faire preuve d’une grande adresse. De plus, jouer Sanosuke, un personnage qui boîte, demande un effort physique considérable. La vieillesse est un sujet à part entière dans Kikyō. Un des yakuza dit d’un ton méprisant qu’un vieil homme comme Unokichi n’aurait plus de place dans le combat entre les deux clans rivaux. Malgré son âge et sa maladie avancée, Unokichi remporte la plupart de ses duels en donnant un exemple convaincant de ce dont sont encore capables les gens de son âge.
Il en est de même pour l’acteur dont la présence et le jeu contribuent largement à la richesse des films et aux portraits ô combien nuancés de leurs protagonistes. Aussi bien dans Hatashiai que dans Kikyō, des gros plans révèlent l’intensité de ses émotions. De plus, les deux films offrent à NAKADAI la possibilité de faire l’étalage de sa magistrale maîtrise de sa voix. Unokichi parle d’une voix grave ou sur un ton de commandement. Mais après avoir tué son vieux rival du clan Kyūzō, il exprime ses regrets d’une voix sourde. Il se rend compte que la mort de celui qui était en fait son alter ego n’engendre que de la solitude et que rien ne reste du passé.
Mémoire effacée
Kikyō traite de la relation difficile entre un père – Unokichi – et sa fille qu’il rencontre pour la première fois au bout de trente ans. Okuni enrage d’abord contre le vieil homme mais finit par prendre soin de lui. Le thème de la famille dysfonctionnelle se retrouve dans les trois films que NAKDAI a tourné avec Masahiro KOBAYASHI : Voyage avec Haru (Haru to no tabi, 2010), La Tragédie du Japon (Nihon no higeki, 2012)et Umibe no Ria. Dans Voyage avec Haru, l’ancien pêcheur Tadao (Nakadai) quitte Hokkaido où il vit en compagnie de sa petite-fille Haru (Eri TOKUNAGA) pour rendre visite à son frère, sa sœur et les parents de Haru, des membres de sa famille dont il s’est éloigné. L’action de La Tragédie du Japon, film tourné en noir et blanc, se situe essentiellement dans la cuisine de l’appartement de Fujio Murai (NAKADAI) et dans la pièce voisine. Depuis la mort de son épouse, la famille de Fujio ne consiste que de lui-même et de son fils (Kazuki KITAMURA) avec qui le vieil homme entretient une relation conflictuelle. Après son retour de l’hôpital, Fujio, souffrant d’un cancer aux poumons au stade terminal, refuse toute aide médicale et décide de se laisser mourir de faim et de soif.
Aussi bien Fujio que Tadao sont des hommes têtus et en révolte. Dans Umibe no Ria (lit. « Lear de la plage » ou « Lear à la plage »), NAKADAI incarne l’ancien acteur Chokitsu Kuwabatake. Atteint de démence sénile, il s’est évadé d’une résidence pour personnes âgées et erre sur une plage déserte où il rencontre sa fille cadette Nobuko (Haru Kuroki). Plus tard, sa fille aînée Yukiko (Mieko Harada) arrive, elle aussi. C’est elle, déterminée à se débarrasser de son père malade, qui l’avait envoyé dans ladite résidence.
Tout comme dans Le Roi Lear de William SHAKESPEARE, le film aborde des sujets tels que l’avidité, l’obsession du pouvoir et la rupture des liens entre un père et ses filles. L’errance de Kuwabatake sur la plage rappelle celle de Lear dans la lande, sa démence le délire du roi. Un lien direct avec la célèbre tragédie est créé quand Kuwabatake, acteur ayant incarné Lear au cours de sa longue carrière, récite des vers de la pièce. NAKADAI apporte lui-même des éléments intertextuels au film, ayant joué le personnage principal de Ran (1986), film de KUROSAWA qui a maintes ressemblances avec la pièce shakespearienne.
Un autre lien avec la carrière de NAKADAI et sa longue collaboration avec KUROSAWA est évoqué par le dialogue. Quand le protagoniste dit à Nobuko, qu’il ne reconnaît pas, que son nom serait Kuwabatake, il ajoute : « Il était le mien bien avant que Monsieur Mifune ait joué le personnage portant mon nom de famille dans Le Garde du corps. » Comme dans Ran, le jeu de NAKADAI relève d’un tour de force émotionnel. Les changements d’humeur abrupts de son personnage, symptômes de sa maladie, sont rendus avec un sens parfait du rythme. Kuwabatake est charmant et agressif, joyeux et pleurnichard. Il hurle, éclate d’un rire fou, gémit comme un enfant … .
Dans Umibe no Ria, NAKADAI réussit à préserver la dignité d’un homme privé de ses facultés mentales. Ce film, mais aussi les deux jidai geki de Sugita et les deux autres films qu’il a tournés avec Masahiro KOBAYASHI abordent le sujet de la vieillesse, sujet qui hante la société japonaise aussi bien que les pays occidentaux. Situés dans le passé ou associés à une pièce de Shakespeare, les films traitent des problèmes du présent de manière très nuancée. Leur dimension sociale les intègre parfaitement à l’impressionnante filmographie de NAKADAI qui a souvent joué dans des films exprimant une critique de la société et revendiquant une attitude humaniste.