Le magazine Garo : une légende et une révolution dans le manga
S’il n’avait pas existé, l’histoire du manga moderne aurait été bien différente. Dès son premier numéro, publié en janvier 1964, Garo a fait du manga un art de la contestation. Les auteurs sont libres d’exprimer leur créativité, ainsi que leurs points de vue à propos de la société japonaise. Naissent ainsi de nouveaux styles, de nouvelles manières de raconter des histoires. C’est également sous l’impulsion de Garo que les adultes se sont intéressés au manga, qui à cette époque était encore considéré comme des balivernes destinées aux enfants. Une riche histoire allant de 1964 à 2002, que le journaliste Claude Leblanc retrace dans son essai La Révolution Garo, récemment publié aux éditions IMHO.
Garo en quelques dates, quelques noms, quelques mots…
Derrière la création de Garo, on trouve deux hommes : Katsuichi NAGAI et Sanpei SHIRATO, qui se connaissaient depuis plusieurs années. Katsuichi NAGAI a été éditeur dans le réseau des kashihonya, ces librairies de prêt qui avaient fleuri dans le Japon de l’après Seconde Guerre mondiale. Pour une somme modique, on pouvait y louer romans, magazines et mangas. Sanpei SHIRATO, quant à lui, a été mangaka pour ces mêmes librairies. SHIRATO n’a jamais caché ses opinions politiques, que l’on qualifierait aujourd’hui d’extrême-gauche. NAGAI partage certains de ses points de vue sur la société japonaise et, surtout, il a une profonde admiration envers ses mangas. À tel point qu’il fonde avec lui Garo pour permettre à Sanpei SHIRATO de mener à sa guise son nouveau projet, Kamui-Den, une épopée féodale où le petit peuple se ligue contre la tyrannie des puissants (1).
À l’origine, Garo se destine aux enfants, comme l’indique la mention « Junior Comic » sur la couverture. Mais les enfants préfèrent Shônen Sunday et Shônen Magazine, et les lecteurs de Garo sont principalement des lycéens, étudiants et jeunes travailleurs. Jusqu’à son dernier numéro en 2002, le contenu du magazine a évolué à plusieurs reprises. Au début, il publie avant tout des gekiga (ou « images dramatiques »). L’atmosphère des récits est sombre et ancrée dans l’actualité, ainsi que dans la réalité des quartiers ouvriers. L’arrivée de certains auteurs va rapidement changer la donne, aux alentours de 1966-1970 : Sasaki MAKI déconstruit les règles habituelles de la narration (jusqu’à mélanger ses cases ou laisser les bulles vides), Yoshiharu TSUGE s’inspire de sa vie et ouvre la voie à l’autofiction, que se réapproprient par exemple Seiichi HAYASHI (Élégie en rouge, en 1970) et Shinichi ABE (Un gentil garçon, la même année).
Plus tard, le magazine glisse vers le graphisme et l’illustration au détriment de la bande-dessinée. Il sera aussi un fer de lance du « heta-uma » (ou « maladroit génial »), un style marqué par un trait simplifié mais qui porte des messages sociétaux ou ironiques. Autant de vies racontées dans le livre La révolution Garo (1945-2002) de Claude Leblanc, à qui il est temps de donner la parole !
Le projet Garo
Laurent Lefebvre : Quand et comment découvrez-vous Garo ?
Claude Leblanc : Lors de mon premier voyage au Japon, en 1984, mais sur le moment, je n’avais pas flashé sur Garo. J’en avais simplement feuilleté certains numéros, à l’époque le magazine était dans une phase heta-uma, donc un design a priori plus enfantin. Quelques années plus tard, je me promène à Jimbocho à Tokyo, le quartier des librairies d’occasion, où des numéros plus anciens ont piqué ma curiosité. C’est à ce moment là que je m’aperçois que ce magazine à un éditorial et une histoire particulièrement intéressants. Aujourd’hui, j’en possède la collection complète, du premier au dernier numéro.
De quoi faire des jaloux…
Sans doute, oui (rires).
À quel moment se dessine le projet d’écrire un essai sur Garo ?
En 2011, quand j’organise une exposition, à l’Espace Japon à Paris, pour y présenter une partie de ma collection. L’idée d’écrire un livre ne s’est pas concrétisée, pour la même raison qu’il a été impossible de produire un catalogue de cette exposition : la reproduction des images. La question est délicate au Japon. Il aurait fallu négocier les droits de reproduction un à un avec les auteurs, bon nombre étaient décédés ou difficiles à contacter. Du coup, faire un livre sur Garo, donc à propos d’auteurs pour la plupart très peu connus en France en 2011, sans montrer leur travail via des illustrations ou des planches de manga… Ce n’était pas le bon moment, le public aurait été très limité.
De nos jours, le lectorat est plus mûr, mieux informé aussi, on sait que des auteurs et autrices contemporain.e.s revendiquent l’héritage de Garo. D’ailleurs, l’année dernière j’ai organisé une nouvelle exposition Garo à la Maison de la Culture du Japon à Paris : 30 00 visiteurs en un mois. C’est énorme. Quand on m’a remis le livre d’or à la fin, de nombreux messages réclamaient un catalogue, il était donc temps de rédiger un livre sur Garo. Benoît Maurer, des éditions IMHO, s’est montré enthousiaste et j’ai complété mes recherches lors d’un dernier voyage au Japon, notamment afin d’exploiter des archives inédites.
Artistique et sociétal : les deux visages de Garo
Les années 1964 à 1974 sont considérées comme l’âge d’or de Garo. Pourquoi ?
Les dix premières années sont les plus riches parce que le Japon traverse alors une phase d’ébullition, de transformations, et le magazine s’intègre parfaitement à cette période. Même si l’objet central de l’essai est le manga, il fallait replacer Garo dans un contexte social, politique et économique plus large, car c’est ce contexte qui permet de comprendre la naissance du magazine et sa ligne éditoriale. Tout comme il était nécessaire de raconter ce qu’il se passe avant, entre 1945 et 1964, afin de dérouler le processus qui a mené Katsuichi NAGAI et Sanpei SHIRATO à lancer un magazine qui est « de résistance ». En 1964, le Japon recueille les fruits de plusieurs années de croissance économique qui ont sorti le pays du marasme de l’après-guerre. Tokyo inaugure le premier train à grande vitesse au monde (le shinkansen – NDLR) et accueille les Jeux Olympiques d’été. Si l’on écoute le discours officiel, il n’y a plus de problème et la pauvreté a été résorbée. Katsuichi NAGAI et Sanpei SHIRATO, quant à eux, n’étaient pas du tout d’accord avec ce discours.
Votre livre entremêle donc deux niveaux d’analyse : la dimension artistique et les liens entre Garo et la société japonaise. Cet angle s’est-il imposé dès le début ?
Oui, l’histoire et la nature profonde de Garo l’imposait. Quand Sanpei SHIRATO envisage le scénario de Kamui-Den, il est dans une phase de réflexion à propos de la société japonaise. Il sait que des discriminations et des inégalités inacceptables existent toujours. Avec Kamui-Den, il veut éduquer la jeunesse japonaise, qui lit certes beaucoup de mangas, mais le plus souvent dépourvus de tout message ancré dans la réalité. Katsuichi NAGAI est sensible aux idées de Sanpei Shirato, ils partagent même une franche détestation du Parti Libéral-Démocrate, qui dirige le pays. Tous deux estiment que le manga est aussi un moyen d’éduquer la jeunesse et c’est ainsi que naît Garo.
Aux lecteurs, ils veulent donner à la fois du plaisir et de la réflexion. Leur démarche a une dimension artistique, mais il est impossible de déconnecter Garo de l’arrière-plan social et politique du pays. Son évolution durant quarante ans reflète l’évolution de la société japonaise. Garo parlait de l’actualité. Dans ses pages, le manga est devenu un média grâce auquel les lecteurs s’informaient, d’une certaine façon.
En revanche, Garo n’a pas reflété les effets de la récession économique qui frappe le Japon dans les années 1990. C’est très étonnant, car les articles et bon nombre de mangas publiés dans le Garo des années 1960 et 1970 évoquaient les problèmes de société : la pollution industrielle, le spleen de la jeunesse, les mouvements étudiants ou encore les manifestations contre le traité de sécurité liant le Japon aux États-Unis. Comment expliquer cette déconnexion ?
D’une part, Garo vit une crise interne : Katsuichi NAGAI est âgé, l’entreprise connaît de grandes difficultés économiques. D’autre part, la bulle économique éclate à la fin des années 1980, cependant ses effets ne sont pas ressentis immédiatement au Japon. Les premiers plans sociaux et la remise en cause de l’emploi à vie n’ont lieu qu’aux alentours de 1997-1998 et la situation reste acceptable aux yeux de la majorité de la population, leur quotidien ne change pas tant que ça. Et à ce moment là, Garo est en pleine tourmente, le magazine cesse de paraître plusieurs mois suite à une scission au sein de la rédaction (dont une partie s’en va fonder le magazine Ax – NDLR), avant de tomber entre les mains d’un nouveau patron qui s’avère bien plus proche des idées de l’extrême-droite japonaise que de la réalité sociale et économique du pays. Tout ceci explique pourquoi, à quelques mangas près, le contenu de Garo n’était plus connecté à la réalité de cette décennie.
Garo et les auteurs de l’époque
En lisant votre essai, on comprend mieux l’importance de Yoshiharu TSUGE, à qui on peut attribuer la paternité du watakushi manga (ou « manga du moi »). Il a ouvert la voie à d’autres auteurs et vous expliquez comment leurs préoccupations plus personnelles, plus intimes, rencontrent un fort écho au tournant des années 1970, auprès d’une jeunesse qui met de côté ses idéaux contestataires…
Yoshiharu TSUGE ne le revendique pas, mais il a eu un rôle essentiel dans la transformation du magazine. À l’origine, Garo a été créé pour un seul homme, Sanpei SHIRATO, avant devenir à la fin des années 1960 un magazine porté par plusieurs mangakas. Et là, l’influence de TSUGE prend clairement le dessus sur celle de Sanpei SHIRATO – pour un temps très court en réalité, de 1968 à 1970.
L’autre nom à retenir est celui de Genpei AKASEGAWA (artiste plasticien et écrivain – NDLR). Il apparaît peu dans le magazine, mais à la fin des années 1970, un de ses anciens disciples prend la tête de la rédaction, et là c’est le triomphe du graphisme sur le manga, une tendance qui va durer jusqu’à la fin et qui sera donc le dernier grand bouleversement éditorial.
La fin des années 1960 voit émerger de jeunes autrices audacieuses, telles que Moto HAGIO et Keiko TAKEMIYA, qui vont ouvrir un nouvel horizon pour le shôjo. Elles expérimentent au niveau de la narration et de la composition des planches, et leurs mangas se penchent sur des sujets graves ou mêmes tabous. Quelque part, elles auraient eu leur place dans Garo mais cela n’a pas été le cas. Comment expliquer que le magazine n’ait pas reflété ces changements à l’œuvre dans le shôjo ?
Il faut remettre ces processus dans leur contexte. Au Japon, toutes les contestations idéologiques retombent au début des années 1970, notamment après le massacre du chalet Asama (2). On en revient à l’ordre social traditionnel, par exemple le nombre de mariages repart à la hausse. Quant aux mouvements d’émancipation des femmes, ils ne prennent de l’ampleur qu’à la fin de la décennie et c’est d’ailleurs le moment où un plus grand nombre d’autrices apparaissent dans Garo. Les femmes prennent plus d’importance dans la vie sociale et économique du pays, celles qui ont fait des études occupent leurs premiers emplois et dans l’univers du manga elles sont plus nombreuses à venir exprimer leur vision du monde. Des autrices comme Murasaki YAMADA, Yoko KONDÔ et Hinako SUGIURA ont alors une influence non-négligeable auprès du public de Garo, qui apprécie leur regard parfois iconoclaste, sur la vie de famille par exemple, ou sur d’autres sujets jusque là peu présents dans le magazine.
Avant elles, Kuniko TSURITA avait intégré très tôt le sommaire, en 1965. Ses revendications n’étaient pas liées au fait d’être une femme, elle était toutefois porteuse d’une perception différente de son époque qui a immédiatement trouvé sa place dans le magazine. Je pense que d’autres autrices auraient été acceptées si elles s’étaient manifestées de la sorte.
Quant à Moto HAGIO et à l’évolution du shôjo, Katsuichi NAGAI en avait une vision plutôt positive qu’il a exprimé dans une interview en 1982. Difficile de savoir aujourd’hui pourquoi cette autrice n’a jamais publié dans Garo. Avait-elle pris contact avec la rédaction ? Il faudrait le lui demander (3).
Vous consacrez seulement quarante pages aux vingt dernières années de Garo. L’éditorial et les courants artistiques de cette période ne méritaient pas plus de développements ?
Il est vrai que je suis moins sensible aux développements artistiques de ces vingt dernières années (rires). Mais avant tout, les vingt premières sont incontestablement plus importantes, et l’essai devait refléter cela. Il y a à la fois le fait que le manga intéresse un public plus âgé, et que sa structure narrative classique (introduction, perturbation, résolution – NDR) est contestée. En refusant par exemple de donner un point final clair à leurs histoires, Yoshiharu TSUGE et d’autres auteurs ont ouvert un nouvel horizon artistique pour le manga. Les vingt dernières années de Garo ne montrent pas ce genre d’évolution radicale.
Jusqu’à la fin des années 1970, Garo a été le moteur du changement, ensuite la dynamique s’inverse, le magazine se raccroche aux nouvelles tendances qui apparaissent. Par exemple, dans ce que l’on appelle « les revues de troisième niveau », où l’on trouve des contenus érotiques ou un peu délirants. Leur durée de vie est très aléatoire mais ces revues influencent Garo, qui en récupère certains auteurs. Il est pourtant clair que Garo a favorisé l’émergence de ces revues en imposant l’idée que le manga peut traiter n’importer quel sujet, avec la plus grande liberté. Simplement, il perd son rôle de précurseur, d’aiguillon, à partir des années 1980.
Garo, COM et Tezuka
Des magazines ont-ils tenté d’approcher voire de copier la ligne éditoriale de Garo ?
Le lancement de magazines tels que Manga Action (en 1967) et Big Comic (1968) sont un peu des tentatives de copier Garo, dans le sens où ils s’adressent à leur tour à des adultes, ce qui était complètement nouveau. Il ne faut pas oublier que jusque la fin des années 1960, dans l’imaginaire collectif le manga est un loisir d’enfants, on n’est pas censé en lire passé douze ans. Garo ayant montré la voie, les plus importantes maisons d’édition, qui se cantonnaient jusque là à publier des magazines pour les jeunes, lui ont emboîté le pas. À ceci près que ces nouveaux magazines n’ont pas sa dimension politique ! Ces maisons bien établies ne veulent pas faire de vagues, elles évitent au maximum de publier des mangas susceptibles de déclencher un retour de flammes.
Cela dit, la situation avait changé. Quelques années plus tôt, Sanpei SHIRATO avait soumis au magazine shônen Boy’s Life un manga intitulé Yagan, l’histoire d’un chien errant recueilli par un garçon qui se suicide à la fin. Refus de l’éditeur : la fin est tellement sombre qu’il est impensable de publier pareille histoire. En 1968, la rédaction de Big Comic sollicite Sanpei SHIRATO. Il est débordé, il n’a pas le temps de créer un nouveau manga et du coup il ressort Yagan de ses tiroirs, qui est publié sans problème. Dans ce contexte nouveau d’un manga pour adultes, ça passe.
L’autre nouveau magazine ciblant un lectorat adulte est bien sûr COM, lancé par Osamu TEZUKA fin 1966.
COM s’inscrit parfaitement dans la lignée de Garo, avec l’idée de toucher un public exigeant. Sauf que Osamu TEZUKA n’est pas tout à fait assez mûr pour cela. Pour preuve, deux histoires centrales dans l’histoire de COM sont stoppées en cours de route : Jun de Shôtarô ISHINOMORI, et Futen de Shinji NAGASHIMA. Bien qu’elles aient un certain succès, elles ne correspondaient pas aux idées de TEZUKA. Il n’a d’ailleurs pas apprécié le courrier d’un lecteur jugeant le travail de Shôtarô ISHINOMORI plus intéressant que le sien. Quant à Futen, ce manga illustre la perte de repères de la jeunesse japonaise et sa contestation de l’ordre établi. Ce point de vue politique était sans doute un peu trop osé. COM a eu au final une durée de vie assez courte (sa publication s’arrête en 1971 – NDLR), tandis que Garo a continué, malgré toutes ses difficultés économiques.
Leur philosophie, leur état d’esprit, n’étaient pas du tout les mêmes. À travers COM, Osamu TEZUKA réagissait à une évolution du marché du manga, il voulait en profiter pour toucher ce nouveau lectorat adulte. En France, nous avons parfois une vision un peu figée de Tezuka : il est « le dieu du manga », point. Mais sa vie n’a pas été aussi simple. Même auprès des enfants, il n’est pas forcément le mangaka le plus populaire durant les années 1960 ! Et il s’est même parfois opposé frontalement à certains auteurs, notamment ceux de Garo. En 1970, il publie une tribune de trois pages dans une revue, où il s’en prend notamment à Sasaki MAKI et à ses mangas qu’il juge incompréhensibles. À ses yeux, ce genre de mangas ne mérite pas d’être publié et il traite Garo de « fanzine », une façon un peu méchante d’exprimer son opinion.
Quelles sont les réactions de la rédaction de Garo, face à ces nouveaux magazines ?
Les éditions Shôgakukan avaient proposé de fusionner Garo et Big Comic, mais Katsuichi NAGAI avait refusé. Cependant, pour lui l’émergence de ces magazines s’adressant à peu près au même public, c’était positif. À la fin du premier numéro de COM, on trouvait des mots d’encouragements envoyés par des lecteurs et des mangakas. L’un de ces messages est signé NAGAI, il souligne que le lancement de COM est une très bonne chose car cela ouvre d’autres perspectives à des auteurs désireux d’être créatifs hors des carcans habituels. À ses yeux, COM n’est pas un concurrent.
Osamu TEZUKA fut aussi très critique à l’égard du gekiga, dont il ne goûtait guère le pessimisme. Il semble que pour lui, le manga devait rester positif et encourager les lecteurs à surmonter les épreuves de la vie.
A la fin des années 1950, l’émergence du gekiga a mis en lumière des histoires plus sombres et ancrées dans la misère sociale, et à un moment Osamu TEZUKA a senti qu’il perdait pied. Il a créé le manga moderne destiné aux enfants, il en a eu le monopole, il a été le maître d’œuvre d’un courant dominant, énormément d’auteurs se sont inspirés de ses mangas ou les ont copiés… Difficile pour lui de se sentir ainsi dépassé sans réagir. Il a exprimé des positions très claires, très opposées au gekiga, qu’il ne voyait donc pas d’un bon œil, mais il va aussi en profiter, plus tard, pour créer des mangas qui tendent vers le gekiga (dont l’influence sur Ayako, en 1972, est évidente, ce titre préfigurant MW, Kirihito ou encore L’Histoire des 3 Adolf – NDLR).
Disons qu’il a été obligé de prendre le mouvement en marche et qu’il n’en a pas été le leader, comme il l’avait été pour le manga pour enfants, et au fond c’est peut-être cela qui lui déplaisait. Quoiqu’il en soit, les gens changent. En juillet 1982, une fête est organisée pour la sortie des mémoires de Katsuichi NAGAI. Osamu TEZUKA est invité et il prononce un discours plutôt élogieux à propos de Garo. Ce sont les circonstances qui l’ont amené à prendre des positions différentes – heureusement que les réseaux sociaux n’existaient pas, sinon il aurait été submergé de messages lui rappelant ses propos d’antan (Rires) !
Avez vous été tenté d’installer un ultime chapitre qui relaterait les grands axes de l’influence qu’a pu avoir Garo sur le manga contemporain ?
Oui, j’avais deux idées de chapitres supplémentaires, qui n’ont pas pu trouver leur place dans l’essai. Le premier pour effectivement relater comment Garo a été une source d’inspiration pour les générations suivantes, comme je le souligne dans la conclusion. Le second pour retracer comment Garo a participé à faire sortir le manga des frontières de l’archipel.
Dès le début des années 1970, Genpei AKASEGAWA diffuse une version anglaise de son magazine Le journal des cerisiers, qui propose trois mangas issus de Garo, notamment La vis de Yoshiharu TSUGE. Plus tard, Atoss TAKEMOTO publie par exemple Phénix et des histoires de Yoshihiro TATSUMI dans Le cri qui tue (magazine français, publié de 1978 à 1981 – NDLR). On voit bien qu’Atoss TAKEMOTO est influencé par Garo et par sa contribution à étendre le manga vers les adultes. Ces deux initiatives sont éphémères, et leur tirage est limité. Mais à chaque fois, c’est Garo ou son influence qui ont permis au manga d’exister très tôt à l’étranger.
La révolution Garo (1945-2002), par Claude Leblanc – 300 pages, 24€ – est à vous procurer sans attendre pour vous replonger dans cette passionnante épopée. Toutes les informations sur le site des éditions IMHO.
(1) Pierre angulaire de l’histoire du manga, Kamui-Den a été publié en France aux éditions Kana en quatre tomes, de 2010 à 2012. En arrêt de commercialisation depuis fort longtemps, les tomes se monnayent aujourd’hui à un prix élevé sur le marché de l’occasion. Aucune réédition n’est en vue. Selon nos sources, Sanpei SHIRATO avait d’abord refusé que Kamui-Den soit publié à l’étranger, au motif que son œuvre n’était pas si importante que cela. Peut-on y voir un lien avec le fait qu’il n’a pas réussi à conduire le scénario là où il le voulait à l’origine, et qu’il en conçu une certaine amertume, un sentiment d’inachevé ? Une analyse à garder au conditionnel, par respect envers un auteur décédé en octobre 2021 et qui ne pourra plus s’exprimer à ce sujet. Quoiqu’il en soit, les droits seraient bloqués depuis son décès et des éditeurs français ayant approché sa famille ont peu d’espoirs que cela ne change.
(2) Une prise d’otage menée par un mouvement révolutionnaire qui se solde par trois morts et une dizaine de blessés.
(3) Ce que nous avons fait au Festival d’Angoulême en janvier 2024. L’autrice nous a répondu, en substance, avoir découvert Garo durant son adolescence mais s’en être aussitôt désintéressée en raison de son atmosphère trop sombre. Elle n’a jamais souhaité, du coup, leur proposer ses mangas.
Merci à Claude Leblanc, qui nous a consacré cette longue interview, et à Benoît Maurer des éditions IMHO pour son aide. Merci enfin à notre confrère Laurent Lefebvre de nous avoir confié cette passionnante interview.