Journal d’un vide : la littérature japonaise au féminin
Journal d’un vide, le premier roman de la jeune autrice japonaise Emi YAGI, traduit par Mathilde TAMAE-BOUHON, est sorti dans sa version poche début février chez 10/18. L’occasion pour Journal du Japon de vous présenter ce roman pétillant aux accents féministes, qui a été couronné en 2020 par le prestigieux prix Osamu-Dazai.
La révolte passive de Mme Shibata
Dès la toute première page, Journal d’un vide transporte son lecteur dans l’esprit d’une jeune trentenaire, Mme Shibata. Nous découvrons à travers son regard le supermarché où elle fait ses courses ; s’y rendant un peu plus tôt que d’habitude elle se réjouie d’y trouver des produits encore frais, d’y croiser un autre public que d’habitude… La jeune femme s’émerveille comme si elle découvrait un autre monde. Comme si elle renaissait. Et c’est bien de naissance qu’il s’agit dans le deuxième paragraphe, qui s’ouvre avec une étrange déclaration :
Je suis tombée enceinte il y a quatre jours.
Avant de continuer sans transition aucune par une remarque de son chef :
— Tiens… les tasses sont encore là ? marmonne cet après-midi le directeur du département en regagnant son poste.
En effet, Mme Shibata est « tombée enceinte » quatre jours plus tôt, au travail, par désir d’expérimenter quelque chose : voir comment réagiraient ses collègues – exclusivement masculins dans la section où elle travaille – si elle ne pouvait plus répondre à toutes les tâches ménagères qui lui sont tacitement imposées sous prétexte qu’elle sait faire, elle, en raison de son sexe. Sa grossesse est donc un mensonge, un mensonge né sur un coup de tête, qui lui évite avant tout de devoir débarrasser les tasses de café.
De ce mensonge, Mme Shibata va en faire sa vie. Sa renaissance. Son temps de travail est instantanément aménagé. Elle ne sera plus obligée de servir le café, de distribuer à toute l’équipe les cadeaux offerts par les clients, de remettre en marche l’imprimante en cas de bourrage papier, etc. Elle pourra sortir du bureau plus tôt, cuisiner, prendre du temps pour elle. Elle pourra redécouvrir le monde avec un regard tout neuf, celui d’une femme enceinte.
Autour d’elle se révèle alors le changement de comportement des autres face à une grossesse : désir de toucher son ventre, moquerie quant au fait qu’elle ne soit pas mariée et a priori célibataire, vigilance exacerbée de certains quant à son état, conseils en tous genres des autres femmes… Mais au fur et à mesure que les jours passent au fil des chapitres, numérotés de la semaine 5 à la semaine 40, Mme Shibata se laisse prendre au jeu. Car à chaque nouvelle expérience que lui apporte son statut de femme enceinte, « un enfant tricolore éclate d’un rire chatoyant » dans son ventre.
Quand l’imaginaire influence la réalité
La jeune femme célibataire qui vit seule dans son petit appartement et semble avoir peu d’interactions sociales en dehors de son travail (ses amies sont toutes occupées par leur vie de couple ou de mère) va peu à peu se convaincre de sa grossesse et s’inventer un nouveau quotidien. Elle commence par suivre les étirements à faire chez soi chaque soir, puis s’empresse de télécharger une application de suivi de grossesse, qui lui indique chaque semaine à quel stade son bébé doit être arrivé et les changements qui doivent se produire dans son corps, avant d’aller fréquenter des cours d’aérobic prénatal et de se lier ainsi d’amitié avec d’autre femmes enceintes.
Alors que l’application lui permet initialement d’adapter sa silhouette, à l’aide d’une écharpe, à la taille que devrait avoir son ventre, son corps semble s’adapter de lui même à cette grossesse au fur et à mesure que le temps passe… Le lecteur fini par ne plus distinguer clairement la frontière entre l’imaginaire du personnage et la réalité qui l’entoure.
Au point de finir par croire qu’elle attend réellement un enfant, un petit garçon qu’elle prénomme Sorato : « to » comme l’être humain et « Sora » comme le ciel ou…le vide.
Higashinakano répète plusieurs fois le nom à voix basse tandis que son doigt trace des kanjis invisibles dans le vide, avant d’opiner du chef avec un sourire satisfait.
— Sorato. Quel beau nom ! Je suis sur que ça lui ira à merveille.
La métaphore du vide traverse l’entièreté du roman. Ce vide n’est pas tant celui qui habite le ventre de Mme Shibata que celui qui régit la société toute entière : c’est le vide existentiel d’êtres humains qui se côtoient sans jamais vraiment se connaître, c’est le vide d’un quotidien fade et répétitif où l’ennui et le désintérêt finissent par tuer à petit feu, c’est le vide présent dans le travail de bureau absurde et inutile que réalisent l’héroïne et ses collègues. Et c’est également le vide dont sont faits les tubes en carton produits par l’entreprise.
A l’inverse, ce n’est pas dans cette usine de fabrication de tubes que je peux nourrir de telles attentes. Ici, il n’y a pas de place pour l’imprévu. De longues et étroites bandes en carton sont simplement envoyées et enroulées. Rien de plus. Enroulées autour d’un cœur en acier dont le tube finira arraché à la toute fin. Ce que l’on fabrique ici, c’est un noyau vide.
Le petit Sorato, l’enfant imaginaire de Mme Shibata est paradoxalement le seul à pouvoir combler un tant soit peu ce vide et à mettre de la nouveauté dans un quotidien aussi répétitif et ennuyant qu’une machine à fabriquer des tubes en cartons. Cet enfant peut être également perçu comme une métaphore de l’écriture tandis que la jeune héroïne serait l’autrice de sa propre vie.
Une satyre grinçante et pétillante
Avec Journal d’un vide, Emi Yagi dénonce tout à la fois l’hypocrisie de la société actuelle et le poids social que subissent toujours les femmes. Une hypocrisie qui tente de faire croire à une égalité entre les genres, qui porte aux nues la maternité en niant les souffrances qu’elle peut parfois entraîner, culpabilise les femmes célibataires sans enfant mais pointe dans le même temps du doigt celles qui auraient l’audace de mettre au monde et d’élever un enfant en étant seule. L’autrice évoque également la difficulté de reprendre son travail après une grossesse, liée notamment au nombre restreint de places en crèches et à l’incitation tacite faite aux femmes de privilégier le soin à leur enfant, plutôt que ce soit le mari qui pose un congé paternel.
En prenant pour point de départ la « grossesse » de Mme Shibata, l’autrice brosse les portraits de nombreuses femmes – ses amies ou camarades des cours d’aérobic – avec des profils et des expériences bien différentes. La plupart ont malgré tout en commun d’endurer diverses souffrances liées à leur maternité ou à leur couple.
Parmi elles, Hosono, une jeune femme épanouie aux allures d’adolescente, qui plonge dans le désespoir et la colère à la suite de sa grossesse. Une souffrance qu’elle exprime tout au long d’un monologue de plusieurs pages où elle s’indigne face au rôle assigné aux mères et exprime le ressentiment que lui inspire le comportement de son mari, avant de conclure :
Est-ce qu’il a déjà pensé à la fatigue que je ressens ? Et si oui, est-ce qu’il s’est dit que, bon, de toute manière, c’est comme ça quand on est mère ? Est-ce qu’un mari est capable de comprendre ce sentiment ? Je me sens bien plus proche de n’importe quel homme politique, ou même d’un chien errant qui se baladerait dans une rue du Brésil, par exemple, que de mon mari qui dort paisiblement à vingt centimètres de moi. Avec lui, je me sens encore plus seule que quand j’étais célibataire.
La solitude est également l’un des grands thèmes présent dans le roman. Une solitude intrinsèque à l’être humain alimentée par l’incapacité de se comprendre véritablement les uns et les autres. Tous les personnages se côtoient, échangent, sans jamais se comprendre. A l’image de la relation qu’entretiennent Mme Shibata et son collègue Higashinakano, qui est pourtant le seul avec qui elle a de vrais échanges au travail. Chaque être reste enfermé dans sa propre bulle, dans son histoire et ses peines.
Je me sens seule. (…) Peut-être est-ce bizarre, car c’est notre lot à tous depuis la naissance, mais je ne m’y suis toujours pas habituée. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que, dans la vie, c’est chacun pour soi. (…) Mais, d’un autre côté, pourquoi tant de gens éprouvent-ils le besoin de se mêler des affaires des autres ? Même si cela ne les intéresse pas vraiment, ils prennent des décisions à notre place, et dès que les choses échappent à leur compréhension, ils proclament que ce n’est pas normal ou que sais-je… Quels casse-pieds ! C’est si pénible, et je me sens tellement seule, tout le temps, que j’en viendrais presque à oublier qui je suis.
Un roman au féminin, résolument féministe, qui nous plonge dans la société japonaise tout en dépassant les frontières par l’histoire bien plus universelle qu’elle nous conte, celle de la condition des femmes. A lire d’urgence !