« Le fils de Taïwan », un devoir de mémoire : interview avec son autrice, Pei-Yun YU
Du mardi 27 février au jeudi 29 février, les Éditions Kana recevaient Pei-Yun YU en France, dans le cadre du prix de littérature asiatique du musée Guimet. Le tome 3 du Fils de Taïwan, écrit par Pei-Yun YU et illustré par Jian-Xin ZHOU, est l’heureux gagnant du prix Émile Guimet dans la catégorie Roman graphique. Profitant de cette 7e édition du prix, c’est avec grand plaisir que Journal du Japon vous propose aujourd’hui d’en découvrir un peu plus sur l’histoire de Taïwan, qui n’est pas sans relations avec le Japon. Pour accompagner l’article, retrouvez notre interview de Pei-Yun YU, une autrice aussi talentueuse que généreuse.
Le Fils de Formose
Le fils de Taïwan est un récit biographique qui retrace la vie de Kunlin TSAI. D’abord enfant, au moment où l’île de Taïwan est déchiré entre le Japon et la Chine, il est par la suite victime d’oppression politique et est envoyé en exil, sur l’île verte Ludao. De retour à Formose, il devient celui que l’on connaît aujourd’hui comme étant un ancien éditeur et le fondateur de Prince, leader des magazines de jeunesse sur le marché taïwanais dans les années 1960. TSAI a également été un pilier derrière la légende de l’équipe de baseball taïwanaise, Hongye.
A travers son regard et sa vie, c’est l’histoire géopolitique de Taïwan qui est racontée ici. La fresque historique que représente la vie de Kunlin TSAI, l’autrice Pei-Yun YU, la dépeint en quatre volumes :
Le Garçon qui aimait lire couvre la période 1935-1950.
Dix ans sur l’île verte couvre la période 1950-1960.
L’ère du Prince couvre les années 1961 à 1969.
Je souffle dans le ciel tel un millier de vents couvre la période 1970-2020.
Tout au long du récit, le lecteur est immergé aux côtés de Kunlin TSAI. Cette immersion est amplifiée grâce à divers éléments de narrations mis en place dans le récit. Tout d’abord, l’utilisation de différents niveaux de lecture. Au cours des conversations, les textes au sein des bulles de dialogue s’habillent de trois typographies différentes, selon que le personnage s’exprime en minnan (l’actuel taïwanais, la langue natale de Kunlin TSAI), en mandarin (langue du gouvernement) ou en japonais (les racines qui se sont développées sous l’occupation japonaise, restent ancrées dans la culture du pays). Ce procédé apporte de la profondeur aux dialogues. Il est une manière subtile de montrer l’influence de la langue dans le quotidien et dans les relations des personnages. Cet élément narratif est également une clé de lecture quant aux différentes situations ressenties par Kunlin et son entourage. Aujourd’hui, cette pluralité linguistique démontre la richesse des pratiques langagières à Taïwan, et joue un rôle historique sur le devoir de mémoire, de l’une des démocraties les plus avancées d’Asie.
Concernant le traité graphique, Jian-Xin ZHOU présente lui aussi une véritable réflexion, proposant pour chaque tome un procédé créatif en accord avec les 4 étapes de la vie de Kunlin TSAI. La manière dont se présente visuellement le contenu d’un volume fait écho à l’ambiance générale qui se dégage de l’époque traitée et de l’atmosphère régnante. Jian-Xin ZHOU, qui exerce principalement dans la littérature jeunesse, réussit par le biais de ces expériences passées en études artistiques, à construire différentes formes d’expressions, tout en conservant une patte graphique plus ou moins enfantine. C’est d’ailleurs un point qui mérite réflexion. Le style graphique n’est-il pas un peu trop « tendre » ? C’est une pensée qui pourrait traverser quelques lecteurs, notamment dans le deuxième volume Dix ans sur l’île verte, où certaines cases offrent un aperçu du potentiel que l’imitation gravure peut offrir, avec un rendu mature, sombre et lourd, à l’image des scènes décrites.
Et pourtant, celles-ci sont minoritaires, presque anodines, ce qui, d’autre part, amplifie leur impact. L’essentiel du volume tenant des formes relativement juvéniles. Cela résulte toutefois d’un parti pris, qui de ce fait semble réussi. A travers ses différentes approches, l’illustrateur explique dans un premier temps, la candeur et l’innocence de l’enfance, la dépression et le désir de liberté, l’apogée du manhua taïwanais et l’influence du manga. Et enfin le dernier volume Je souffle dans le ciel tel un millier de vents présente un joli cocktail de toutes les précédentes expérimentations, dépeignant Taïwan en pleine effervescence.
En somme, les efforts fournis afin de proposer une bande-dessinée documentaire et biographique sont bel et bien présents. Le soin apporté à retrouver l’essence du manhua taïwanais prend également tout son sens à la lecture du troisième volume L’ère du Prince. Malgré des décors assez pauvres en arrière-plan, révélés par la transparence des pages qui altère quelque peu la lecture, l’authenticité du récit en impose. Pei-Yun YU et Jian-Xin ZHOU ont mené avec leur éditrice, un véritable travail de documentation. L’ensemble de l’œuvre est profondément instructif et pédagogique. Le travail avec TSAI Kunlin, feu un homme empreint de résilience, apporte un véritable attachement émotionnel au récit.
Tome 1 : Le Garçon qui aimait lire
Le garçon qui aimait lire couvre la vie de Kunlin TSAI de 1935 à 1950. Cette période est le reflet d’un déchirement identitaire pour Taïwan, entre la Chine et le Japon. Occupation japonaise et après-guerre, que nous raconte Le garçon qui aimait lire, premier tome de la fresque historique Le fils de Taïwan ?
Les libellules rouges dans le ciel embrasé
Quand les ai-je vues, portée sur le dos de ma nounou ?
Dans un champ de la montagne
J’ai cueilli des mûres dans mon panier, ou n’est-ce rien que des mirages ?
Ma nounou est partie à quinze ans pour se marier
Ses lettres ont depuis longtemps cessé d’arriver
Une libellule aussi rouge que le ciel embrasé
Se repose au bout d’une gaule de bambou
赤とんぼ (Aka Tonbo) Texte du poète japonais Rôfu MIKI, mis en musique par le compositeur japonais Kosaku YAMADA.
Utilisant l’imagerie de la libellule rouge pour évoquer des sentiments nostalgiques du passé et reliés au furusato, « un endroit que l’on appelle chez soi », ces lignes reflètent également la solitude et le sentiment de perte, quand des êtres chers s’éloignent. Aka Tonbo est une comptine pour enfant (dôyô) symbolique au pays du Soleil Levant. Dans Le garçon qui aimait lire nous découvrons les premiers vers de cette chanson à l’école publique de Kiyomizu, fréquenté par le jeune Kunlin. Et pourtant, le rapport à ce texte se fait dès la couverture, les libellules rouges font écho aux avions dans le ciel embrasé. Plus tard, c’est la comptine Nos souliers font du bruit de Katsura SHIMIZU et Ryutaro HIROTA qui est chanté par les enfants de Formose, main dans la main, au retour de l’école.
Dans les années 1930, le Japon conquérant met en œuvre plusieurs campagnes à visées expansionnistes. En septembre 1936 débute la japonisation de Taïwan, d’ores et déjà annexée par l’empire du Japon depuis la fin du 19e siècle, Kunlin vient de rentrer en maternelle et a 6 ans. Afin de convertir la population locale, des sanctuaires sont construits un peu partout sur les terres de Formose. Dans le milieu de l’enseignement, les élèves taïwanais rencontrent beaucoup de difficultés, en comparaison aux Japonais, pour avoir le droit d’accès à l’enseignement secondaire. L’occupation japonaise à un impact significatif sur l’industrialisation de l’île et la modernisation de ses équipements publics. En avril 1937, Kunlin fait son entrée à l’école publique de Kiyomizu. Quelques mois plus tard, le 7 juillet, c’est le début de la guerre sino-japonaise. La japonisation s’intensifie, l’usage de la langue et l’adoption de noms japonais sont encouragés par des mesures répressives. Un an plus tard, Kunlin, âgé de 8 ans, se passionne pour la lecture et découvre la collection de livres de la maison d’édition japonaise, Kôdansha. Arrivent ensuite la guerre du Pacifique et la Seconde Guerre mondiale. Le 1er septembre 1944, le Japon mobilise les jeunes Taïwanais. En avril 1945, Kunlin, du haut de ses 15 ans, est enrôlé comme étudiant-soldat. Tous les collégiens, lycéens, étudiants du Japon et de ses colonies sont appelés à se rassembler. « Les jeunes aviateurs de l’armée », « Le Camp d’été de la jeunesse » : à travers le jeune adolescent que représente Kunlin TSAI à l’époque, Le Garçon qui aimait lire nous emmène dans le quotidien de Taïwan et de ses habitants sous le joug japonais, suivi d’un après-guerre, toujours plus virulent.
Les vestiges de l’occupation japonaise, l’empreinte que cet évènement a laissé sur Formose et son peuple, perdure tout au long du récit. La langue qui par bribe continue d’être prononcée, les comptines d’enfants qui résonnent, l’engouement pour le baseball et les mangas : cette marque au fer rouge, lentement, se met à cicatriser et laisse une preuve immuable sur le passé de Taïwan.
Interview de YU Pei-Yun
Brève biographie
Écrivaine de poèmes s’adressant à la jeunesse et de vers d’amour, elle adore déclamer la poésie. Elle se lève tôt pour aller admirer le lever du soleil au bord de l’eau. Elle s’adonne à la photographie et elle estime que les nuages et l’aurore, qui se transforment sous ses yeux, sont la chose la plus merveilleuse du monde. Diplômée de l’Université nationale de Taïwan, département de langues étrangères, docteure en sciences humaines de l’Université d’Ochanomizu au Japon, elle est actuellement professeure à l’institut de littérature de jeunesse de l’Université nationale de Taitung. En sus de la recherche et de l’enseignement de la littérature et de la culture enfantines, elle travaille également dans la « curation », la planification des publications, la création, la traduction et la critique concernant la littérature de jeunesse.
28 février : la Terreur blanche à Taïwan
Le 28 février est un jour férié à Taiwan. Le Jour de la Paix invite à la commémoration de l’Incident 228, aussi tristement connu sous le nom de Massacre 228. Ce soulèvement populaire anti-gouvernemental a connu une violente répression par le Parti Nationaliste chinois au pouvoir en 1947, le Kuomintang. Le Massacre 228 marque le début de la Terreur Blanche le 28 février de cette même année.
La Terreur blanche désigne la recherche, l’arrestation, la répression et l’exécution systématique des dissidents politiques par l’État, avec des attaques violentes contre notamment les idées communistes et les idéologies de gauche en général.
A l’occasion de son passage en France et de la commémoration de l’Incident 228, Journal du Japon vous propose une interview de l’autrice Pei-Yun Yu et de son œuvre Le Fils de Taïwan.
Journal du Japon : Madame Yu, bonjour et merci de nous accorder cette entrevue, en ce jour symbolique. Pour commencer, je vous propose de présenter votre parcours professionnel à nos lecteurs. Comment êtes-vous devenue autrice de manhua ? Et quelles sont vos motivations derrière ce choix ?
Pei-Yun YU : Merci à vous pour cet interview.
Après l’Université de Taïwan, je suis partie étudier au Japon, où j’y ai obtenu un master et un doctorat. Ma recherche concernait la littérature jeunesse durant l’occupation japonaise à Taïwan. Par la suite, j’ai enseigné à l’Université de Taïwan pendant une vingtaine d’années, produisant également des livres d’illustration japonais et effectuant des recherches sur les dessins animés de Miyazaki. Dans le milieu éditorial, je m’occupais d’accompagner les maisons d’édition dans la construction et le développement de leur collection.
A Taïwan, une grande partie de la littérature jeunesse est destinée aux adolescents et issus de traductions. Pourtant, la richesse de notre histoire et de notre culture regorge de matière à raconter des histoires. Je souhaitais que la jeunesse ait accès à davantage de contenu qui leur appartiennent et dans lesquels s’identifier.
Justement, parlez-nous un peu de la genèse du projet Le fils de Taïwan. Notamment avec l’ouverture du musée national des droits de l’homme.
En 1950, Taïwan capturait de nombreux prisonniers politiques sous couverture de chercher des espions communistes. A l’époque, les procès étaient régis par la loi martiale et n’étaient pas tels que nous les connaissons aujourd’hui. Des gens étaient condamnés à mort, notamment des prisonniers politiques. Un papier leur était tendu afin qu’ils y écrivent leur testament. Dans les années 2000, ces testaments ont été découverts dans les archives du gouvernement. Pour approuver la sentence de peine de mort, Tchang Kaï-Chek devait y apposer son tampon. Une jeune fille qui n’avait jamais rencontré son arrière-grand-père, a vu au cours d’une exposition son nom tamponné. Par la suite, la jeune fille a pu se rendre aux archives du gouvernement et demander des informations. Elle a eu la surprise de découvrir que son arrière-grand-père maternel avait écrit à l’époque, une lettre pour sa fille, alors encore dans le ventre de sa mère et ses descendants qui n’étaient pas encore de ce monde. Les anciens membres de sa famille n’avaient pas le droit de mentionner le nom de cet homme et étaient restés dans le silence durant toutes ces années. Pour la mère de la jeune fille, cela a été une réelle surprise. Elle n’aurait jamais imaginé que son père se souvenait d’elle et qu’il lui avait écrit une lettre. Après cet évènement, des recherches et une enquête ont été ouvertes pour toutes ces personnes condamnées à mort entre 1947 et 1950 environ. Tous les testaments n’avaient pas été délivrés à leur famille.
L’exposition Amours Tardives : lettres d’adieu des victimes de la persécution politique durant la Terreur blanche avait été confiée au centre de recherche sur la littérature jeunesse de l’Université Taitung dans laquelle j’enseignais. Cette mission nous avait été confiée par le bureau de planification pour l’ouverture du Musée National des Droits de l’Homme. L’exposition présentait au public une douzaine de testaments, à l’image de cet arrière-grand-père. D’un côté se trouvait une copie du testament et un portrait du condamné, et de l’autre, un casque était mis à disposition, dans lequel les visiteurs pouvaient écouter la famille de l’ancienne victime décrire leur prédécesseur. C’est à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de cette exposition, en 2016, que j’ai rencontré pour la première fois, celui qui sera le personnage principal de mon manhua, monsieur Tsai.
Le fils de Taïwan est un manhua documentaire et biographique. Quel a été votre processus de réflexion, dans la mise en place d’un scénario qui se veut fidèle à la vie de Kunlin Tsai et à l’évolution de Taïwan en son temps ? Expliquez-nous votre démarche dans la création de cette fresque en 4 tomes, qui se veut authentique, tout en se basant sur les souvenirs de monsieur Tsai…
Avant d’écrire ce manhua, j’avais une compréhension assez limitée de l’Incident 228 et de la Terreur blanche. C’est une chose pour laquelle j’ai été amené à effectuer énormément de recherches grâce à ce projet de bande dessinée, et dans le but de mieux comprendre certains évènements. Afin de mieux aborder tout le contexte de cette période, j’ai effectué énormément de recherches documentaires, notamment en lisant et écoutant des témoignages de prisonniers de l’époque. Mais il y a eu des lectures extrêmement difficiles à lire : je pense aux périodes d’emprisonnement sur l’île verte, qui étaient pour moi vraiment très pesantes. Une histoire complexe comme celle-ci inclut toujours de nombreuses personnes et de nombreux points de vue. Je me suis donc appliquée à coller autant que possible au point de vue de Kunlin Tsai, le héros de cette histoire. Pour autant, je voulais aussi comprendre tout le contexte général et réussir à exprimer une vue d’ensemble qui puisse être suffisamment juste et donner plusieurs facettes d’une même vérité.
Comment offrir un espace de réflexion pour le lecteur, tout en restant accessible à un lectorat étranger ou jeune ?
Il est très important pour les jeunes lecteurs notamment, de vraiment comprendre le contexte historique dans lequel se déroule l’histoire. C’est pourquoi tout au long du récit, entre deux pages, il peut se trouver une petite note pédagogique. Par exemple, le lecteur va comprendre, toujours dans le contexte de l’époque, ce que signifie avoir une pensée trop à gauche, trop communiste, pourquoi telle personne a été capturée pour telle lecture, etc. J’ai trouvé important d’insérer quelques petites notes afin de comprendre certains éléments clés.
A la fin des volumes, il y a également des frises chronologiques, autant pour les épisodes marquants qui se déroulent, que pour la vie de Kunlin Tsai. Les personnes intéressées peuvent relier le contexte aux évènements, et cela, au fil de l’histoire. Je suis moi-même passé par les questionnements du lecteur, n’étant pas à l’origine une experte ou une spécialiste de cette période. Je pouvais donc me mettre dans la peau d’une personne ayant peu de connaissances sur cette facette de l’histoire, et me demander ensuite en tant qu’autrice, quels éléments fournir, quels éléments donnés pour comprendre ces événements.
Parfois, Kunlin Tsai pouvait avoir une réaction très véhémente ou davantage portée par l’émotion, en rapport avec certains épisodes du passé. A ce moment-là, je devais prendre un peu de recul et essayer de trouver un moyen d’exprimer ce sentiment, cette idée-là, en évitant des mots trop violents ou trop directs.
Une petite question à présent concernant votre collaboration avec Jian-Xin Zhou. Le fils de Taïwan, rappelons-le, marque son premier manhua. Comment s’est déroulé votre processus créatif avec l’illustrateur ?
Tout d’abord, j’ai réalisé une année d’interview avec monsieur Tsai, auquel l’illustrateur Jian-Xin Zhou n’a pas participé. Mais il avait évidemment déjà eu l’occasion de le rencontrer. Comme ce projet allait se dérouler sur un temps très long [NDLR : 2016 – 2020], j’ai commencé par découper mon scénario en plusieurs chapitres. Sur chacun de ces chapitres, je lui indiquais le nombre de pages, de quoi il était question, le thème principal et les idées, sentiments à véhiculer. Par exemple, le premier chapitre a pour thème le tremblement de terre. Kunlin Tsai y est présenté comme un jeune garçon très généreux et très gentil. Enfin, ce premier chapitre est utilisé comme une scène d’exposition de tous les membres de la famille. De mon côté, je cherchais également des références photographiques que je fournissais ensuite à Jian-Xin Zhou. C’est le cas d’une documentation visuelle que je lui ai fournie, sur la ville après le séisme. Mais aussi des photographies de la famille de Kunlin Tsai. C’est ainsi que la représentation des personnages peut être fidèle à la réalité.
Jian-Xin Zhou dessinait les premiers croquis, les premières ébauches d’après le scénario. Avec l’éditrice qui était à l’étranger [NDLR : Pei-Yun Yu habite à Taitung et Jian-Xin Zhou à Tainan], nous communiquions tous les trois en distanciel. Nos fichiers étaient partagés en ligne et ainsi nous pouvions discuter des planches ensemble. Parfois, d’après les croquis, je pouvais voir que tel ou tel élément n’avait pas été intégré, alors je lui disais simplement de le rajouter. Après des corrections éventuelles, il se lançait sur les planches définitives. De temps en temps, il nous arrivait aussi de discuter des péripéties qui se déroulaient dans l’histoire. Jian-Xin Zhou est un spécialiste. L’image fait partie de son métier et je lui faisais entièrement confiance pour s’exprimer à sa manière.
Au tout début de notre discussion, vous disiez avoir étudié au Japon. Cette expérience a-t-elle eu une influence sur votre récit ? Par ailleurs, quels sont les rapports entre Taïwan et le Japon, la vision de l’un et l’autre, selon votre ressenti dans les deux pays ?
Alors effectivement j’ai étudié au Japon, et de ce fait, je parle couramment japonais. Kunlin Tsai lui-même, jusqu’à ses 15 ans, a reçu une éducation japonaise. Son enfance, il l’a vécu sous l’occupation. Dans sa vie professionnelle, notamment le milieu de l’édition, il a eu très souvent recours au japonais. Le japonais faisait donc partie de sa vie aussi. D’ailleurs, lors de nos interviews, le japonais lui venait parfois naturellement. Comme nous parlions tous les deux les mêmes langues, nos échanges étaient souvent un mélange croisé de chinois mandarin, japonais…
Comme dans le livre finalement ?
Tout à fait, et cela permettait à monsieur Tsai de s’exprimer naturellement et librement, sans passer par un processus de traduction qui aurait pu le brider dans son récit. Le fait d’avoir étudié au Japon et d’avoir effectué des recherches sur l’occupation japonaise, m’a beaucoup aidé dans mes interviews avec lui.
Les sentiments vis-à-vis du Japon à Taïwan sont extrêmement complexes. Pour beaucoup qui ont subi l’occupation japonaise, qui a duré une cinquantaine d’années, ce fut ensuite le retour à la Chine continentale. Malheureusement, cela a été une période extrêmement difficile aussi, si bien qu’une partie de la population pensait à l’époque, que la période d’occupation japonaise n’était « pas si mal » en comparaison… En revanche, ceux qui étaient directement en guerre contre le Japon, haïssaient les Japonais. A Taïwan, nous avons plusieurs populations venant de pleins d’endroits différents. De plus, associé au cours de l’histoire, il est extrêmement difficile de donner une opinion générale d’une population entière, sur un autre pays.
Du côté de la jeune génération, c’est assez différent (rire). Depuis les années 90, il y a eu une énorme importation de dramas, de musiques, de pop culture japonaise, qui est extrêmement populaire auprès de la jeune génération. Aujourd’hui encore, le premier choix de voyage à l’étranger pour les Taïwanais est le Japon. Nos deux cultures lisant les kanji, cela facilite également les échanges. Mais attention, en termes de pop culture, ces dernières années, les fans de Corée ont déjà dépassé les fans du Japon ! (Rires) Pour la plupart des Japonais, je pense qu’ils ressentent que Taïwan les aime beaucoup, qu’ils sont très intéressés par leur culture et je pense que c’est effectivement la vérité. Par exemple, après le tremblement de terre du 11 mars 2011, les dons de Taïwan pour venir en aide aux sinistrés japonais ont dépassé ceux de tous les autres pays du monde. Alors que nous ne sommes que 20 millions. Même cette année, après le tremblement de terre en janvier, énormément de Taïwanais sont venus en aide aux Japonais.
En raison de l’éducation qui a été enseignée après l’occupation japonaise, au moment de l’après-guerre, la population japonaise n’a pas eu une connaissance très approfondie de la Terreur blanche et des événements qui y sont mêlés. Beaucoup de Japonais se rendent compte après avoir lu des livres, qu’ils n’en savaient rien, et que c’est la première fois qu’ils réalisent que de tels évènements se sont produits.
Très souvent entre pays, nous avons des stéréotypes, des images toutes faites qui nous viennent à l’esprit. Pour Taïwan, il y a les petits pains bao à la vapeur, les bubble tea, la mangue… Mais si on veut comprendre de manière un peu plus approfondie la culture d’un pays, outre la lecture de livres d’histoire, la manière la plus facile et peut-être la plus accessible est justement la bande dessinée en passant par la vie d’un personnage pour vraiment comprendre la culture d’un pays. Par l’histoire, par la narration, raconter la vie de quelqu’un qui a réellement existé, c’est comme donner l’opportunité au lecteur de le rencontrer. Cela permet de mieux comprendre un lieu, un endroit et en définitive, un pays.
Vous évoquez la pop culture et le fait de révéler un pays à travers un personnage. Alors justement, quel accueil a reçu votre ouvrage à Taïwan ?
Cela reste un sujet assez sérieux, donc évidemment il n’a pas la capacité d’atteindre la même popularité que One Piece (rire). Mais il a quand même reçu des prix à Taïwan. Cela reste une histoire qui a pour objectif un devoir de mémoire, de garder une trace, une empreinte de l’histoire qui pourra perdurer dans le temps. Le petit-fils de Kunlin Tsai lui-même, avait déjà entendu l’histoire de son grand-père. Toutefois, encore étudiant, il n’arrivait pas à concevoir visuellement comment c’était à l’époque. Après la sortie de ce manhua, monsieur Tsai est parti tout excité montrer cette bande dessinée à son petit-fils. Celui-ci a même écrit un rapport, une fiche de lecture avec son ressenti. En lisant ce manhua, il a enfin pu comprendre ce que son grand-père a vécu. Donc effectivement, des jeunes s’intéressent à cette période, et grâce à ce manhua, ils en viennent à mieux la comprendre, à être davantage éclairés sur cette fresque historique de Taïwan.
En parlant de l’histoire de Taïwan, est-ce un sujet que vous souhaitez creuser davantage dans de prochains projets ou sur lequel vous travaillez d’ores et déjà ?
Ce qui m’intéresse énormément en ce moment, cela concerne les zones rurales à Taïwan. Dans les campagnes, des médecins se rendent directement aux domiciles des patients. La plupart des personnes aujourd’hui finissent leur vie à l’hôpital. En France sans doute, comme à Taïwan, la population est de plus en plus âgée. J’habite à Taitung, une zone rurale. Ces zones parfois vraiment isolées, il faut se rendre très loin pour avoir accès à une consultation médicale. Ces médecins se rendent toutes les semaines dans les zones reculées, afin de rendre visite aux personnes âgées et organiser des réunions. C’est ainsi que l’on se retrouve avec énormément de petites histoires intéressantes à raconter ! Des histoires émouvantes.
Des histoires émouvantes… A l’image de feu Kunlin Tsai. Que pouvez-vous nous dire de vos échanges avec lui, votre ressenti face à cet homme au lourd passé ?
En effet, monsieur Tsai est décédé l’année dernière, en septembre 2023. Il a étudié le français à la fac ! S’il était encore parmi nous, et qu’il savait que j’étais en France, il serait sans doute très heureux pour moi. Monsieur Tsai est la seule personne à ma connaissance, qui malgré son grand âge était incapable de rester assis et de se reposer. Tant qu’il pouvait marcher, tous les ans, pendant les vacances d’été, il se rendait à l’île verte pour mener des visites guidées, expliquer à des étudiants, des élèves, ce qui s’était passé sur l’île.
Le fils de Taïwan est actuellement traduit en 7 langues. Je me dis que s’il a été traduit dans autant de langues, c’est que monsieur Tsai a vraiment fait de son mieux. Il a tellement voulu transmettre cette histoire au plus grand nombre.
Enfin, souhaitez-vous adresser quelques paroles à nos lecteurs, qui sont au départ des amoureux du Japon et sans doute moins informés sur la vie de monsieur Tsai, Taiwan et cette période ?
Le fils de Taïwan est une très bonne manière d’apprendre l’histoire d’un pays à travers un personnage. J’espère que tous les lecteurs pourront considérer Kunlin Tsai comme l’un de leurs amis. S’il était parmi nous aujourd’hui, il serait sans doute encore bénévole, et alors appuyé sur sa canne, il ferait la visite et emmènerait le lecteur venu au Musée des Droits de l’Homme, un peu partout.
Une partie que j’affectionne beaucoup dans cette histoire, c’est l’amour et l’affection qui en ressort. Kunlin Tsai aimait profondément sa famille et était très bon envers elle. Depuis ses 5 ans, il a porté beaucoup de tendresse à sa femme. Cette histoire est également une très belle histoire d’amour. D’autre part, durant sa vie, il y a eu beaucoup de moments de doute où il a pu songer à mettre fin à ses jours. Mais il a persisté et a été suffisamment résilient pour passer outre. Il a pu devenir une personne âgée, que de nombreuses personnes adorent et respectent énormément. Dans cette histoire, le lecteur peut apprendre de lui, comme d’un modèle.
Journal du Japon remercie Yu Pei-Yun pour son énergie positive et son investissement tout au long de l’interview. Un grand merci également à l’interprète Daphné Huang qui a grandement facilité cet échange et à Oscar Deveughele des éditions Kana, pour cette opportunité.
Chers lecteurs, lectrices, il ne tient qu’à vous désormais, de découvrir ce fragment d’histoire de Taïwan, à travers le personnage de Kunlin Tsai.
Cet interview me donne effectivement envie de découvrir l’histoire de Taïwan. Des situations politiques oh combien complexes avec la Chine et le Japon. Toujours très instructif d’avoir aussi le ressenti de ceux qui ont vécu ces périodes difficiles et la vison de chaque camp. Si la BD, les mangas peuvent contribuer à faire connaître un peu mieux ces histoires via des supports « ludiques » , plus accessibles pour tous et pour notre jeunesse : objectif atteint.