Non, les créateurs de Pokémon ne manquent pas d’imagination
La deuxième partie du contenu téléchargeable de Pokémon Écarlate & Violet nous a offert quelques créatures inédites, dont l’étrange Pondralugon. Ce dragon d’acier en forme de pont suspendu n’est autre que l’évolution de Duralugon, dont le design rendait déjà hommage à l’architecture contemporaine du gratte-ciel londonien The Shard. L’occasion une fois encore pour les détracteurs de cette licence trentenaire d’arguer que les développeurs, à force d’enrichir le Pokédex par centaines de monstres à chaque jeu, manqueraient de plus en plus d’inspiration. Plus particulièrement, ce sont les Pokémon objets qui ont le plus souvent subi les foudres des critiques. Ils ont pourtant beaucoup à nous dire sur le monde auquel ils appartiennent.
Trousselin, une première clef de compréhension
Depuis la sortie de Pokémon X & Y en 2013, Trousselin est devenu le symbole de ce mépris affiché par une partie de la communauté. Ce trousseau de clefs féérique a ainsi fait l’objet de nombreux mèmes et même d’articles entiers à son encontre. Screenrant, par exemple, fustige son design trop simple qui semble hors de propos vis-à-vis des codes de la licence ou, plus généralement, du jeu de rôle. Il ne serait rien d’autre qu’un trousseau vivant. Au premier abord, Junichi MASUDA, l’un des compositeurs et designers de la licence, paraît le confirmer en révélant que le concept de Trousselin était inspiré par les épais trousseaux de clefs que l’on peut trouver dans les vieilles maisons. Sa capacité signature, “verrou enchanté”, renforce même l’idée qu’il soit un gardien des clefs capable d’enfermer à double tour son adversaire sur le terrain. Donnerait-il ainsi raison aux critiques ? Faut-il piocher à gauche à droite des inspirations nouvelles pour créer sans cesse de nouveaux Pokémon ? Après tout, Pokémon Écarlate & Violet a permis au bestiaire de Game Freak de franchir le palier des mille créatures, la millième d’entre elles étant, ironiquement, un autre Pokémon objet : Gromago, l’amoncellement de pièces hanté.
Cependant, Trousselin n’est pas qu’un simple objet doué de vie. Il ne partage pas le type spectre de Gromago et d’autres Pokémon objets qui seront évoqués plus loin. Il est même inexact de considérer Trousselin comme un véritable trousseau. Voici ce que nous dit à son sujet le pokédex de Pokémon Épée :
« Ce Pokémon collectionne les clés. Si on lui en confie une particulièrement importante, il la protègera coûte que coûte. »
En réalité, seule la partie en forme de mousqueton constitue le corps de Trousselin. Les clefs qui y pendent ont été dérobées dans les maisons avoisinantes pour que le pokémon puisse en absorber les particules métalliques. Parfois, il les conserve par attrait esthétique. Ce comportement chapardeur pour les objets brillants a longtemps été attribué aux pies. Si de récentes études britanniques ont infirmé cette légende urbaine, elle reste néanmoins vivace, portée par des œuvres culturelles comme l’opéra La pie voleuse ou l’album de bande-dessinée Les bijoux de la Castafiore. Cependant, le vol existe bel et bien dans le monde animal : plusieurs espèces comme la mouette rieuse pillent les nids et le produit de la chasse d’autres prédateurs. En Asie du Sud, le macaque rhésus s’est même fait une spécialité de dérober les effets personnels des touristes pour leur extorquer ensuite de la nourriture. Trousselin, le pokémon kleptomane, possède quant à lui deux talents. Le premier, farceur, lui permet de ruser pour agir en premier, y compris contre les pokémon plus rapides que lui. Le deuxième, magicien, lui permet de dérober un objet en attaquant son adversaire. Certes, il n’était au départ qu’un épais trousseau de clefs à l’ancienne, mais c’est ce que les développeurs en ont ensuite fait, en lui choisissant des types, des compétences et en décrivant son comportement, qu’ils lui ont donné du sens. Ce petit trousseau farceur est ainsi partie prenante d’un vaste écosystème où humains et pokémon co-existent depuis toujours.
Un écosystème en constante évolution
Aux origines, ce sont les pokémon qui ont créé les différents aspects du monde : les océans et les continents, le passage du temps ou encore les phénomènes météorologiques. Au fil des épisodes, le joueur traverse des ruines antiques et des musées où il prend conscience de la relation millénaire qui lie l’humanité aux pokémon. Son pèlerinage en tant que dresseur lui permet notamment de prendre conscience des nombreuses interactions qui s’opèrent au sein de son environnement. Les hommes et les pokémon ne cessent de se transformer mutuellement.
Observer les pokémon permet par exemple de mieux comprendre le fonctionnement du monde : la lignée de Magnéti et le phénomène d’électromagnétisme, les ultrasons grâce auxquels Nosferapti s’oriente dans le noir, Wailord et la plongée sous-marine… D’ailleurs, les premiers sous-marins et la technologie du sonar doivent beaucoup à l’observation animale, de la même façon que l’étude des oiseaux a accompagné le développement de l’aéronautique ou que la forme du martin-pêcheur a inspiré le design aérodynamique de certains trains japonais. Détail amusant : si la famille évolutive de Cliticlic rappelle des mécanismes d’horlogerie, c’est en réalité la forme du pokémon qui a inspiré aux hommes la conception des premiers engrenages.
A l’inverse, le développement des sociétés humaines a également eu un impact sur l’écosystème. On l’observe dès les premières civilisations avec des pokémon comme Kaorine ou Archéodong, des artéfacts anciens ayant autrefois pris vie et portant en eux l’épitaphe de populations disparues depuis plusieurs siècles. Les pokémon évoquant la gastronomie ou des monuments architecturaux constituent également, à travers les époques et les régions du monde, autant de témoignages culturels, en même temps qu’ils rendent hommage aux pays d’inspiration choisis par Game Freak. Dolman, le pokémon “Stonehenge” et Duralugon symbolisent chacun deux époques très distinctes de l’histoire de Galar, une région d’inspiration britannique. Qui sait si ces espèces existeraient sous leur forme actuelle si l’humanité avait évolué autrement ? Peut-on imaginer une forme alternative de Trousselin fouillant des gisements métallifères pour couvrir son corps de pépites et de pierres précieuses, à la manière d’un bernard l’hermite changeant régulièrement de coquille ?
Néanmoins, l’influence de l’homme sur la nature n’est pas toujours positive. L’origine de Voltorbe et Electrode n’est pas précisément connue, mais leur apparition sur les lieux de production des premières pokéballs et leur énergie instable laisse supposer qu’ils sont le fruit d’expérimentations ratées, ce qui les conduit régulièrement à exploser. Certaines espèces biologiques, comme les Tadmorv ou les Rattata d’Alola, mettent en lumière les dérives du développement trop important des sociétés humaines comme la pollution ou l’introduction d’espèces nocives dans un écosystème étranger. Bien que les pokémon aient créé le monde, les hommes sont désormais en mesure de le détruire. Cependant, la nature peut encore répliquer.
L’âme des pokémon spectre
On dénombre un grand nombre de spectres parmi les pokémon objets : des poupées abandonnées, rapiécées, comme la famille de Branette ou Mimiqui, la lignée de Lugulabre dont les bougies émettent de sinistres feux follets, les restes de thé ou de matcha donnant naissance à Polthégeist ou Théffroyable, ou encore les différents stades d’évolution d’Exagide, tel un arsenal d’épées habitées par l’âme de leurs victimes. A première vue, ces pokémon partagent une caractéristique commune : ce sont des objets hantés, d’où leur type en commun. Pourtant, si l’on plonge dans les racines mythologiques de ces créatures, on distingue d’importantes nuances. Dans son article intitulé “Animating Objects: Tsukumogami ki and the Medieval Illustration of Shingon Truth”, la chercheuse Noriko T. Reider classe les objets animés en deux catégories : ceux qui le sont parce qu’ils sont hantés par un démon ou un défunt, et ceux qui ont développé une âme qui leur est propre.
La première catégorie était très populaire dans les histoires folkloriques de l’ère Heian (794-1185). L’article cite par exemple celle d’une jeune fille malade qui fut tuée par un pot d’huile contrôlé par un démon. Selon les descriptions du pokédex, Exagide appartient à cette catégorie. Sa première forme, Monorpale, est une épée manipulée par l’âme de celui dont elle a pris la vie. Progressivement, cette âme damnée développe son pouvoir de possession en prenant le contrôle d’une deuxième épée sous sa forme de Dimoclès, et enfin d’un bouclier lorsqu’il devient Exagide. Sous cette forme finale, non seulement il se nourrit de l’énergie vitale de ceux qui l’entourent, mais il est capable de perpétrer sa vengeance à une échelle encore plus importante. Le pokédex de Pokémon Bouclier nous dit ceci :
Grâce à ses puissants pouvoirs spirituels, il a contrôlé des humains et des Pokémon pour créer un pays conforme à ses idéaux.
Dans le cas d’Exagide, l’objet est volontairement possédé par l’entité maléfique qui le contrôle. Au contraire, il arrive que la créature y soit piégée, comme les 108 esprits qui constituent le pokémon Spiritomb et qui ont été emprisonnés dans une clef de pierre dont ils seront à jamais les gardiens. Le nombre de 108 n’est pas anodin : il se réfère au nombre de fois que la cloche est sonnée lors des rites bouddhistes de la nouvelle année.
L’histoire d’Exagide s’inspire vraisemblablement de la légende des lames de Muramasa, un forgeron de la fin du XVIème siècle. D’aucuns prétendaient que ses sabres étaient avides de sang dès lors qu’elles étaient dégainées, au point de s’en prendre à leur propriétaire s’il n’avait pas combattu et de le conduire au trépas. Toutefois, les katanas de Muramasa n’étaient pas possédés par l’âme d’un mort : ils avaient développé leurs propres sentiments, leur propre soif de sang. En cela, ils se rapprochent davantage de la seconde catégorie d’objets animés sur laquelle se concentrent l’article de Noriko Reider : les Tsukumogami. On les retrouve davantage dans des histoires de l’ère Muromachi (1336-1573), certaines étant donc contemporaines de Muramasa. Reider analyse un texte de cette époque, le Tsukumogami ki ou “registre des outils fantomatiques”, qui détaille la manière dont apparaissent ces objets vivants et citent quelques-uns d’entre eux.
Les outils fantomatiques
Ce sont des objets du quotidien qui, après un siècle de service, ont développé une âme qui leur est propre. Cette idée de la longévité comme éveil de la puissance se retrouve dans d’autres mythes japonais, comme le Konjaku monogatari shû qui raconte l’histoire d’une vieille femme se transformant en démon oni. On retrouve ce procédé dans la culture populaire, à l’instar des Zuijû dans l’extension Stormblood de Final Fantasy XIV, des animaux vieux de cent ans qui ont acquis la parole et de grands pouvoirs. Cependant, ces objets vivants ont été abandonnés par leurs propriétaires et ont fini par développer un esprit frappeur, un Tsukumogami, qui cherche vengeance. C’est par exemple le cas de Branette, dont le pokédex de Pokémon Violet nous dit :
Un très violent sentiment de haine a transformé une poupée en Branette. Si ce Pokémon ouvre la bouche, une énergie maudite s’en échappe.
Cependant, le Tsukumogami ki n’est pas seulement folklorique : c’est un texte religieux. Le caractère “ki” présent dans le titre laisse penser, selon Reider, que ces êtres sont comme des récipients recevant une nouvelle âme d’un dieu créateur, grâce à laquelle ils peuvent développer leurs propres émotions. Les plantes et les minéraux font d’ailleurs partie des “objets non sentients” capables d’évoluer en Tsukumogami. Plus qu’un simple désir de vengeance, ces objets souhaitent l’honorer en lui faisant des offrandes, d’où leur appétit pour l’énergie vitale de leur victime. Théffroi, par exemple, absorbe la force de ceux qui tentent de le boire. Cette piété permet également aux Tsukumogami de s’élever au-dessus des objets qui ne sont pas éveillés. C’est peut-être pour cette raison que ce pokémon thé tente d’élire domicile dans les théières les plus raffinées. Malgré leur nature farceuse voire dangereuse, le Tsukumogami ki affirme que ces objets animés peuvent être guidés vers l’élévation bouddhique, tout comme ces pokémon spectre peuvent abandonner leur nature violente pour accompagner le voyage initiatique du dresseur.
Pour Reider, le Tsukumogami ki avait non seulement pour but d’inciter les japonais à recourir régulièrement aux services des prêtres pour purifier leurs objets anciens, mais également de rappeler ce message aux croyants : si les objets peuvent s’élever, cela est d’autant plus simple pour les hommes. Selon l’auteur Tatsuhiko SHIBUSAWA, il faut également y lire le récit des fétiches dans lesquels l’homme place sa foi, des objets dont la nature diffère avec l’évolution du scepticisme et de la technologie. Désormais, la conscience ne s’éveille plus dans la nature-même, mais dans les nouveaux objets du quotidien, ce que confirme le pokémon Motisma, qui élit domicile dans des appareils électroménagers comme un réfrigérateur, un four ou une tondeuse. C’est le cas plus généralement de l’ensemble des pokémon objets : leur forme et leurs inspirations se modernisent, mais ils restent habités par cette même volonté de connecter le joueur au monde qu’il explore.
Lorsque Palworld tente de copier la formule de Pokémon en se concentrant uniquement sur leurs concepts graphiques, il fait en réalité un terrible contre-sens. Malgré les combats de dresseurs, les pokémon ne sont ni de la chair à canon, ni les esclaves d’une surproduction effrénée. Pokémon rejette régulièrement les dérives d’un monde où les ressources et les êtres vivants sont mis au service du profit constant : la pollution, le braconnage ou encore le mal-être animal. Même les pokémon objets ne sont pas de simples outils servant les intérêts du joueur : ils sont des compagnons de voyage et une leçon sur notre rapport écologique et affectif aux choses que nous possédons. De la nature la plus immense jusqu’à un infime trousseau de clefs, il revient aux hommes de se montrer plus soucieux du monde qui les entoure.