Angoulême 2024 : Rencontre et retour sur l’exposition de Hiroaki SAMURA
Vous n’avez sûrement pas manqué, en ville, les grandes affiches de l’édition 2024 du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Sur l’une d’entre elles, un visage et un corps familier des lecteurs de manga prend la pose : c’est bien lui, Manji l’immortel, personnage principal de l’Habitant de l’Infini.
Plus de dix années se sont écoulées depuis la fin du manga, et pourtant, son mangaka Hiroaki SAMURA était l’un des invités prestigieux de l’édition 2024 du festival d’Angoulême, et son manga de sabre phare était au centre de l‘exposition Corps et armes. Après avoir écrit un dossier sur cet artiste singulier il y a maintenant 8 ans, Journal du Japon a eu la chance de se rendre à l’exposition ainsi que de rencontrer le mangaka lors d’une conférence de presse à nombre réduit. Retour sur l’homme, son œuvre et son exposition.
Hiroaki SAMURA à l’honneur dans l’exposition Corps et Armes
Malgré ses nombreuses œuvres, c’est bien l’Habitant de l’infini qui compose entièrement (sauf quelques exceptions) la superbe exposition Corps et Armes. Ce choix n’est pas surprenant : édité dès 1995 en France, l’Habitant de l’infini, magnum opus de Hiroaki SAMURA, a marqué et marque toujours les lecteurs par son récit d’époque imprévisible mêlant sabre, violence et mutilation. Mais c’est aussi le trait de l’auteur, d’une précision et élégance rare, qui a su toucher le lecteur. Sur une publication d’environ 20 ans (de 1993 à 2012), il a aussi évolué suivant la prise en maturité et les intérêts du moment du mangaka.
En exposant les sublimes planches originales de l’auteur, Corps et Armes propose au public de découvrir l’œuvre de SAMURA en quatre temps : “Déraison et Sentiment”, “Pavillon Écarlate », “Manji : la Croix et sa Bannière” et ”Cinétique des Corps”. Des noms qui indiquent donc une exploration plus thématique que généalogique de l’œuvre : il n’est pas question d’apprendre le comment et pourquoi de la création de l’Habitant de l’infini, mais de plonger directement (trop directement peut-être pour les nouveaux venus) dans le style et les obsessions du mangaka.
Par exemple, “Cinétique des Corps” aborde ainsi la place cruciale du corps dans le manga, quant “Pavillon Écarlate” se concentre sur les illustrations en couleur de SAMURA et la place prégnante accordée à la couleur rouge : à la fois sang et passion. Comme son nom l’indique, “Manji : la croix et sa bannière” se focalise sur le personnage principal de l’œuvre. Moins évident, “Déraison et Sentiment” expose de son côté les moments de calme du manga où, avant et après la bataille, le mangaka donne à contempler au lecteur le monde entourant les personnages.
L’aspect thématique de l’exposition est à double tranchant. Elle permet au lecteur acclimaté de redécouvrir le manga sous un angle nouveau, mais peut perdre facilement ceux qui ne connaissent pas l’univers de l’auteur. Ainsi, il nous est arrivé de voir des personnes faire demi tour en entrant dans la première salle, surpris d’y voir une planche du dernier volume exposé près d’un dessin du premier. Mais cette approche thématique ne gâche pas selon nous la découverte du travail de SAMURA. Au contraire, le manque d’information quant au récit exact du manga, à la période traversée par l’histoire, ou bien à la généalogie de l’œuvre permet de se concentrer sur ce qui peut résonner aussi bien avec les lecteurs passionnés que passagers : le trait et l’esthétique du mangaka.
C’est en effet un véritable plaisir de parcourir l’exposition et de s’arrêter pour regarder plus en détail les planches en noir et blanc ou bien les illustrations en couleur qui nous touchent le plus. L’exposition de planches originales permet d’apprécier chaque coup d’encre, de voir les retouches, les traits qui dépassent des planches et donne une nouvelle dimension, encore plus vivante, aux planches déjà superbes du manga.
Hiroaki SAMURA, retour sur l’homme
En plus de l’exposition, Journal du Japon a eu le plaisir de se rendre à une conférence de presse en petit comité organisée par la branche Sakka de l’éditeur Casterman, qui a été le premier a publié l’artiste en France avec l’Habitant de l’Infini, puis ses one-shot et séries courtes au fil des années 2000 et 2010 : Emerald, Halcyon Lunch, Snegurochka. Dans cette conférence, en réponse aux nombreuses questions qui lui ont été adressées, SAMURA est revenu sur son parcours, ses influences et ses méthodes. Des paroles précieuses d’un mangaka qui vient pour la première fois en Europe.
La génération “monstre” de l’Université d’art de Tama
Né en 1970, Hiroaki SAMURA débute la publication professionnelle de manga en 1993 alors qu’il est encore étudiant à l’université d’art de Tama. Une université à l’apparence tout à fait banale, mais qui en réalité accueillait à l’époque quelques étudiants devenus aujourd’hui de grands noms du manga. SAMURA évoque la mangaka Kei TÔME (Sing Yesterday for Me, Jinbôchô sisters prochainement chez Mangetsu) de un an son aînée, ainsi que Daisuke IGARASHI (Les Enfants de la Mer, Designs) qui a commencé comme lui dans le magazine Afternoon de la maison d’édition Kôdansha. D’ailleurs, la rencontre entre SAMURA et IGARASHI est révélatrice de l’assiduité de SAMURA en cours lors de sa période étudiante : ce n’est pas sur les bancs d’un amphithéâtre ou à la bibliothèque universitaire mais bien à une fête de fin d’année du magazine qu’ils réalisent tous les deux qu’ils étaient étudiants à la même université dans les mêmes années.
Parmi ses collègues d’Afternoon de la même génération, SAMURA cite aussi Hiroki ENDÔ (Eden), cette fois originaire d’une autre université, mais dont il apprécie particulièrement le travail qu’il trouve “carrément rebel”.
Entre tendance du lectorat…
Une entrée dans le monde du manga qui ne s’est pas toujours passée en douceur pour SAMURA. Il se dit lui-même “capricieux” et ne pense pas avoir réussi à maintenir un rythme de production satisfaisant au fil des presque 20 ans (1993-2012) de pré-publication de l’Habitant de l’Infini. Comme on le sait tous, le travail de mangaka est rude pour le corps et l’esprit, et SAMURA s’est trouvé particulièrement touché par ces conditions. Il explique que son rythme a toujours été fluctuant, impactant ainsi son nombre de pages rendues qui étaient parfois jugé trop bas par l’éditeur. Si bien qu’un jour, son tantô a assigné un des assistants de SAMURA qui partageait normalement son temps entre deux ateliers à rester constamment avec le mangaka pour surveiller l’avancée de son travail.
Bien que le rythme de parution mensuelle convienne à sa manière de travailler (il se dit lui-même incapable de tenir une cadence hebdomadaire et le travail collectif que cela implique), SAMURA se trouve tout de même plus à l’aise dans la conception d’histoires courtes que de séries longues. “Dans une série longue même s’il y a des échéances mensuelles, mais on est tellement pris par ça que l’on prend conscience des regrets sur ce que l’on aurait aimé faire que lorsqu’il est trop tard. C’est différent pour les récits courts : on sait si on est satisfait directement ou non, et on a même le temps de faire des corrections. »
Ce rythme fluctuant et ces envies de changements impactent également le cadre des manga de SAMURA. Les lecteurs attentifs de ses œuvres ont sûrement déjà remarqué le grand écart entre le style chambara de l’Habitant de l’Infini, la science-fiction absurde de Halcyon Lunch et le thriller soviétique Snegurochka. Il y a, selon l’auteur, deux raisons à ces changements. Premièrement, il “se lasse” quand il finit une série et veut donc voir de nouveaux horizons quand il en commence une nouvelle. Ensuite, et c’est en vérité la raison principale, SAMURA souhaite toucher une nouvelle cible de lecteur pour chacun de ses mangas. De cette manière, le mangaka a abordé l’Habitant de l’Infini avec un lectorat type en tête : les jeunes hommes aimant l’action. De ce choix de lectorat découle ensuite le cadre de la série : le choix de l’époque d’Edo et des combats de sabre par exemple n’est pas quelque chose qui le passionne, mais est calculé par SAMURA selon les intérêts et les modes de l’époque.
Pour SAMURA, les changements drastiques de ton entre ses différentes séries font qu’il ne peut pas y avoir de lecteurs fans de l’intégralité de son travail. Sa venue à Angoulême et l’engouement autour de son exposition laisse pourtant penser le contraire…
… Et obsessions personnelles
Suivre les modes de l’époque ne veut cependant pas dire ne rien faire de nouveau pour SAMURA. Il avoue être très influencé, dès le lycée et durant l’université, par le travail de Katsuhiro ÔTOMO (Akira) mais porte une vision nuancée de l’impact de cette influence sur son travail et celui des autres mangaka en général. En effet, selon lui, les artistes sont traversés par “toutes sortes de choses qui forment une sorte de chaos” et ne restituent donc jamais tel quel une influence, “peu importe à quel point il se sent marqué par elle”. De cette manière, en choisissant le cadre du récit de sabre et en l’exploitant d’une manière unique, SAMURA pense avoir suivi l’influence d’ÔTOMO en apportant un “vent de nouveauté” sur le genre, qui sera suivi par Kenshin Le Vagabond chez un lectorat plus jeune.
Mais c’est pourtant bien cette tendance, à réfléchir en premier lieu à ce que souhaite le lecteur, qui a entraîné le mangaka sur la voie du dessin des corps blessés et mutilés pour lesquels il est désormais célèbre. Ce n’est qu’ensuite qu’il commencera à éprouver un intérêt pour ces corps mutilés qu’il dessine “sans pour autant que leur handicap ne les rende faible”. Le mangaka avoue tout de même avoir beaucoup de plaisir à dessiner des personnages faibles et persécutés qui se retournent face à leur agresseur et prennent leur revanche, un archétype bien incarné par Makie dans l’Habitant de l’Infini. Des obsessions qui rencontrent donc parfaitement des choix que l’on peut juger plus “marketing” de l’auteur.
SAMURA, mais par les autres
Terminé depuis 2012, l’Habitant de l’Infini semble pourtant, comme son personnage principal Manji, être maintenu en vie. En dehors de la réédition de Sakka en cours depuis cette année, le manga connaît une vie post-mortem florissante au Japon : un film réalisé par Takashi MIIKE en 2017, un anime en 24 épisodes diffusé sur Amazon Prime entre fin 2019 et 2020, et un manga suite l’Habitant de l’Infini – Bakumatsu en cours depuis 2019 et publié également en France. Des projets sur lesquels SAMURA n’est que très peu engagé. Par exemple, pour le manga l’Habitant de l’Infini – Bakumatsu dessiné par Ryû SUENOBU et scénarisé par Kenji TAKIGAWA, il avoue lui-même que bien qu’il soit crédité en tant que superviseur, il “les laisse faire le travail comme ils l’entendent”.
SAMURA suit quand même les développements de la suite de son manga et prend du plaisir à découvrir les “points de divergences” de ce nouvel opus. Concernant les médias audiovisuels, SAMURA reste aussi attentif à ce qu’il se fait et admet même s’en inspirer sur certains aspects. Le mangaka explique que quand il travaille sur ses mangas, il ne lui arrive jamais de réfléchir aux couleurs de ses personnages. Ce n’est que lorsque qu’il est obligé de les dessiner, pour les couvertures ou des illustrations promotionnelles par exemple, qu’il doit les décider. Dans ce cas, il lui est arrivé de reprendre les choix artistiques des équipes de productions des versions dessin animé.
Pour reprendre la conclusion de notre précédent dossier sur l’auteur, Hiroaki SAMURA est sans conteste un auteur « Complexe, imprévisible, cultivé, délirant » mais aussi modeste et critique de son propre travail. Les éléments introspectifs que ce mangaka à l’œuvre singulière nous livre sur son métier permettent de contempler son œuvre d’une manière nouvelle, plus proche des préoccupations au jour le jour de l’artiste. En contraste, l’exposition Corps et Armes fige le travail de l’auteur et sublime son talent de dessinateur : le réalisme et la vivacité de ses personnages semblent, encore aujourd’hui, être au sommet de ce qui a été fait jusqu’ici dans le manga.