Keiko Okami et les pionnières de la médecine occidentale au Japon
Il y a de cela quelques mois, la faculté de médecine de Drexel exposait à la lumière du monde une photographie exclusive de 1885 mettant en scène « les trois premières femmes diplômées d’une université de médecine occidentale ». Venues d’Inde, du Kurdistan et du Japon, ces pionnières ont étudié à la Woman’s Medical College of Pennsylvania, soit la première école de médecine pour femmes.
Keiko OKAMI est l’une de ces diplômées. Tout au long de sa carrière, elle a fait face à de nombreux défis en tant que femme dans un domaine dominé par les hommes. Elle a dû lutter contre les attentes de la société selon lesquelles les femmes ne devraient pas travailler à l’extérieur du foyer, et encore moins devenir médecins. Mais elle a persévéré, et son exemple a inspiré beaucoup d’autres femmes à poursuivre une carrière en médecine.
Quel est le parcours d’une femme docteure en médecine occidentale au Japon du 21e siècle ?
Le commencement
Keiko Okami est née le 11 septembre 1859 dans le département d’Aomori au Japon, sous le nom de Keiko NISHIDA. Pendant son enfance, le Japon traverse une période de changement intense, de nombreuses ères se succèdent : Ansei, Man’en, Bunkyû, Genji, Keiô qui marque la fin de l’époque Edo, pour finalement laisser place à l’ère Meiji (1868-1912). Instituée par la Restauration de Meiji, cette ère symbolise la fin de la politique d’isolement volontaire Sakoku et marque le début d’une politique de modernisation du Japon. C’est le basculement d’un système féodal vers une société industrialisée à l’occidentale. Cela entraîne le développement des échanges commerciaux et de l’industrie, de l’économie et de l’agriculture.
Jeune fille, Keiko s’est toujours tenue bien informée et profondément motivée pour s’instruire. Elle fréquente une école pour filles, dirigée par la missionnaire américaine Sarah Prudden, où elle apprend l’anglais. En 1878, Keiko est diplômée de la Sakurai Girls’ School et y devient professeur d’anglais. Elle y rencontre le professeur d’art Senkichiro OKAMI (de son nom occidental Franck OKAMI). Keiko a une vingtaine d’années quand elle épouse Senkichiro. Les deux époux décident de s’installer aux États-Unis dans les années 80.
La poursuite d’un rêve
Cette nouvelle vie américaine ne l’empêche pas de poursuivre son rêve : Keiko se destine à la médecine. Elle postule au Woman’s Medical College of Pennsylvania, qui fusionne plus tard avec d’autres écoles pour devenir l’Université Drexel. Elle est finalement admise et peut financer son éducation grâce à la Woman’s Foreign Missionary Society of the Presbyterian Church. Fondée en 1872, cette organisation a pour but d’aider et de soutenir les missionnaires presbytériennes dans leur travail à l’étranger. Keiko étudie durement et excelle dans ses cours. En 1885, Keiko Okami pose en compagnie de Anandibai Joshi et Sabat Islambouli, elles aussi élèves de la Woman’s Medical College of Pennsylvania, offrant la célèbre photographie que l’on connaît aujourd’hui.
Anandibai Joshi (1865-1887) commence sa formation à l’âge de 19 ans et obtient son diplôme en 1886. C’est l’une des premières femmes indiennes devenues docteures en médecine occidentale.
Sabat Islambouli (1867-1941) obtient son diplôme de docteure en médecine en 1890. Elle est la première femme juive kurde à avoir étudiée la médecine aux États-Unis et probablement la première certifiée en médecine occidentale.
De gauche à droite : Anandibai Joshi, Keiko Okami, Sabat Islambouli posent dans leur habits traditionnels.
En 1889, après quatre années d’études, Keiko Okami obtient son diplôme et devient ainsi la première femme japonaise diplômée en médecine occidentale d’une université occidentale. Cette année-là, Keiko est qualifiée au côté de Susan La Flesche Picotte qui termine major de promotion. Susan La Flesche Picotte (1865-1915) est une médecin et réformatrice amérindienne et membre de la tribu d’Omaha. Elle est largement reconnue comme la première femme autochtone à obtenir un diplôme de médecine occidentale. Elle a fait campagne pour la santé publique et pour l’attribution officielle de terres aux membres de la tribu d’Omaha.
Le retour au pays
Suite à l’obtention de son diplôme, Keiko retourne au Japon. Sur invitation de Kanehiro TAKAKI (1849-1920), médecin naval japonais qui a beaucoup travaillé sur la maladie du béribéri, elle se met à travailler à l’hôpital Jikei qui désigne aujourd’hui l’école universitaire de médecine de Tokyo. Elle ouvre ensuite son propre cabinet dans le quartier d’Akasaka à Tokyo, également son lieu de domiciliation. Keiko Okami se spécialise en gynécologie, dans le traitement des femmes et des enfants. Elle gère également des patients atteints de tuberculose. Son cabinet est très populaire et largement respecté pour son expertise médicale et son dévouement envers ses patients. Toutefois, Keiko finit par fermer son cabinet et décide de retourner sur le chemin de l’école afin d’enseigner à nouveau. Elle devient la directrice adjointe de l’école pour filles Shoei, fondée par son beau-frère.
En 1897, Keiko et son amie Madame True ouvrent une clinique pour femmes dans un hôpital de Tokyo. Elles y établissent une école d’infirmières et Keiko, en tant que cheffe de clinique s’engage dans la formation des infirmières et leur enseigne l’anatomie. Malheureusement, au bout de neuf années, c’est la fermeture de l’hôpital par manque de patients, la plupart préférant se limiter et se confier à des prédicatrices étrangères. Atteinte d’un cancer du sein, elle prend sa retraite et termine sa vie dans la foi chrétienne et le jardinage. Keiko Okami décède le 2 septembre 1941. Son héritage, cependant, perdure.
Les Pionnières
Bien que Keiko Okami soit la première Japonaise à avoir obtenu un diplôme de médecine dans une université occidentale, plusieurs autres femmes médecins japonaises exerçaient à l’époque dans leur pays et ont ouvert la voie aux générations futures en tant que pionnières.
Ginko OGINO
Née le 4 avril 1851 dans la province de Musashi, actuellement Kumagaya, dans le département de Saitama, Ginko OGINO est la première femme médecin diplômée au Japon. Elle a grandement contribué à la position des femmes dans la société. C’est ainsi que l’astéroïde 10526 a été nommé Ginkogino en son honneur.
Durant sa jeunesse, tout juste âgée de 19 ans, son mari lui transmet une infection sexuellement transmissible, probablement la gonorrhée, une maladie infectieuse qui touche principalement les organes génitaux et urinaires. Cet épisode va marquer sa vie. En effet, à l’époque, cette maladie considérée « honteuse » n’est pas suffisamment bien traitée. Ginko passe un temps considérable à l’hôpital où elle est consultée par des médecins, exclusivement des hommes, qui traitent les patientes sans respect pour leur pudeur. Sur place, elle réalise que de nombreuses femmes préfèrent taire leur maladie. Suite à cela, elle décide de devenir médecin pour aider les femmes vivant des situations similaires à la sienne.
Tout d’abord, elle parvient à intégrer l’école normale des femmes de Tokyo, l’actuelle Université Ochanomizu, qui était à l’époque une école privée de médecine. Elle rejoint ensuite l’école de médecine privée de Kojuin. Elle y est la seule femme à étudier et doit faire face aux pressions de son entourage, familial et scolaire, visant à lui faire abandonner ses études. En 1882, après beaucoup de difficultés, elle obtient son diplôme. Après de nombreuses pétitions, elle est finalement autorisée à exercer en 1885 et devient la première docteure au Japon. Fidèle à son souhait de venir en aide aux femmes, elle ouvre l’hôpital Ogino à Yushima, spécialisé en obstétrique et gynécologie. En 1890, elle épouse le protestant Shikata YUKIYOSHI et se convertit à la foie chrétienne. Tous deux déménagent à Hokkaido en 1894 où elle dirige un cabinet médical. Elle retourne finalement à Tokyo suite à la mort de son mari en 1908 et reprend la direction d’un hôpital. Rejoignant des cercles chrétiens féminins, elle s’engage dans des causes sociales et milite pour les droits des femmes, dont celui d’exercer la médecine. Elle participe à la publication d’une pétition contre l’interdiction faite aux femmes d’assister à des assemblées parlementaires et, est également active dans la Woman’s Christian Temperance Union.
Ginko OGINO meurt d’athérosclérose en 1913, à l’âge de 62 ans.
Ine KUSUMOTO
Née le 10 mai 1827 à Dejima dans le port de Nagasaki, aussi connue sous le nom Oine, elle est l’une des premières femmes médecins praticiennes de la médecine occidentale au Japon. Ine KUSUMOTO est la fille du médecin allemand Philipp Franz von Siebold.
Oine a 2 ans quand son père est considéré comme une menace après avoir été pris au fait comme contrebandier. Il est condamné à l’exil du Japon le 22 octobre 1829 et quitte le pays. Tout en grandissant elle reste en contact avec son père qui lui fait parvenir des médicaments occidentaux. C’est à l’âge de 14 ans que Oine, sous les instructions des élèves de son père restés à Dejima, entame une formation en médecine occidentale. Elle ouvre une clinique de gynécologie à Nagasaki. Forte de son succès, elle est finalement appelée à jouer le rôle de médecin personnelle de l’Impératrice.
Elle revoit son père une dernière fois en 1862 avant que celui-ci ne soit de nouveau contraint à l’exil. Ine Kusumoto décède le 27 août 1903.
Le 21e siècle
Il serait facile de penser qu’une centaine d’années plus tard les choses ont réellement changé. Devenir une femme médecin au Japon reste encore aujourd’hui le parcours d’une combattante. Mentalement, il faut se préparer à affronter une concurrence favorisée, comme partir au front avec une épine dans le pied, sans même avoir commencé à marcher. Physiquement, il faut pouvoir encaisser une vie de famille, si celle-ci est souhaitée, tout en menant sa carrière d’une main de fer.
Si des progrès sont enregistrés ces dernières années, notamment grâce à la mise en lumière de scandales (dans les universités de médecine de Tokyo, Juntendo par exemple) qui ont entraîné des vagues d’indignation dans l’archipel, il reste encore du chemin à parcourir. Tant sur la question de l’égalité des genres dans le métier, que dans la mise en place d’un environnement qui favorise la poursuite d’une carrière pour une femme, plutôt que son abandon. Il est également intéressant de relever la disparité hommes/femmes selon les spécialités médicales, avec une hausse de femmes en dermatologie, obstétrique et gynécologie mais une remarquable absence de ces dernières dans des domaines chirurgicaux. Spécificité que l’on retrouvait au temps de KUSUMOTO, OGINO et OKAMI en réponse aux problématiques de l’époque.
Un grand merci à ces femmes du 19e siècle, ces médecins qui ont défié les normes de genre de leur époque, révolutionnant la profession de santé dans chacun de leurs pays respectifs. Il est important de se souvenir de Keiko Okami, des innombrables autres femmes qui ont apporté une contribution importante à la société et qui, des centaines d’années après, représentent des modèles pour les générations actuelles et à venir.
Bibliographie :
Nihon Jinmei Daijiten (Japanese Biographical Dictionary) (Kodansha)
Nihon Josei Jinmei Jiten (Japanese Women’s Biographical Dictionary) (Nihon Tosho Center)