Japan Cantina : le carnet de voyage culinaire par Clémence Leleu
« La cuisine, c’est le meilleur moyen de comprendre un peuple, un pays ou une culture » dit Usa Teruyo dans l’introduction de Japan Cantina. Cette simple phrase résume la quête de Clémence Leleu dans son premier ouvrage sur le Japon. Elle nous emmène dans un voyage exploratoire à travers 5 régions à travers ce carnet de voyage unique en son genre. Beaucoup plus qu’un simple livre de recettes co-écrit avec la maraîchère Anna Shoji, c’est un questionnement profond sur une culture, un goût japonais et nos manières de consommer aujourd’hui, souvent au détriment d’un éco-système ou de populations locales.
Qu’est-ce qui différencie Okinawa des autres îles de l’archipel ? Comment le peuple aïnou s’est intégré aux Japonais ? Quels sont les impacts du réchauffement climatique sur l’umami ? Elle nous a répondu avec passion dans un entretien passionnant que nous vous livrons ici.
Journal Du Japon : Tout d’abord merci pour votre temps aujourd’hui.
Clémence Leleu : De rien, avec plaisir !
Pour commencer, pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Je suis Clémence Leleu, je suis journaliste spécialiste du Japon. Je travaille sur la thématique japonaise depuis 2014/2015. Je collabore très régulièrement avec le magazine Tempura. J’ai aussi écrit pour le magazine japonais Pen et je suis la co-autrice d’un livre qui s’appelle Japan Cantina avec Anna Shoji qui parle de la culture culinaire du Japon.
Votre travail est consacré au Japon, particulièrement autour des enjeux sociétaux et culturels. Comment est né cet intérêt pour le pays ?
C’est très banal, un peu loufoque même. J’y suis partie en vacances en 2014 et on a eu un problème de billets d’avion avec le garçon qui partageait ma vie à l’époque. Il s’était trompé dans la date, le billet a été pris avec un mois de retard sur la date initiale. J’ai donc proposé au média pour lequel je travaillais à l’époque de produire des articles et des vidéos sur le Japon, puisque c’était difficile de rentrer en France. Ils ont accepté. Je me suis rendue compte que j’étais capable de faire mon travail de journaliste dans un pays duquel je ne parlais pas la langue, qui m’était totalement étranger et j’ai beaucoup aimé cette sensation d’avoir l’impression que le Japon qu’on nous vendait dans certains médias, ou en tout cas dans des publications de voyage, était assez éloigné de celui que vivaient les Japonais au quotidien.
C’est comme ça que je me suis mise à m’intéresser davantage à ce pays dont je connais quand même pas mal de choses, mais il me reste énormément à apprendre sur le Japon.
Quel est le premier souvenir qui vous a marquée ou interloquée, la première fois que vous y êtes allée ?
C’est une bonne question…
On remarque souvent, quand on a une certaine expertise du Japon, que l’image change totalement. Si on se remémore les premières choses qui nous ont marqués, ça nous ramène très loin…
Moi, c’est sensoriel. C’est le calme. Dans mon imaginaire le Japon était très bruyant, Tokyo était très bruyante, c’est la plus grande mégalopole du monde, de comment j’allais être agressée par le bruit alors même que très souvent je suis surprise du silence qui peut y régner. Et pour moi c’est presque une métaphore sonore de ce qu’est ce pays. C’est-à-dire on en attend quelque chose, on nous en montre quelque chose. Alors bien évidemment il y a des artères ultra-bruyantes, des magasins avec de la musique à fond, pleins de petits bruits au quotidien dans les supermarchés, mais il y a un environnement sonore qui est parfois relativement calme et ça, ça m’avait beaucoup marquée.
Vous venez de sortir Japan Cantina, un carnet de voyage culinaire qui traverse le Japon du Nord au Sud, dans 5 régions bien spécifiques, et le livre est co-écrit comme vous l’avez dit tout à l’heure avec Anna Shoji qui a élaboré les recettes. Comment a germé l’idée de ce livre ?
Hachette m’a contacté parce qu’ils avaient comme projet un livre de recettes japonaises et ils voulaient que ça sorte un peu de ce qui se faisait déjà. J’ai un peu réfléchi et ce qui était important pour moi c’était que je fasse ce que je sache faire. Je suis journaliste, donc assez rapidement m’est venue l’idée d’un carnet de voyage culinaire qui emmènerait les personnes qui liraient ce livre au Japon, et découvrir que la nourriture ce n’est pas juste ce qu’il y a dans l’assiette. La nourriture dit plein de choses d’un pays, d’un système politique, d’un état de la planète. Cela dit aussi beaucoup des discriminations qui peuvent exister entre les gens.
Je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de ne pas seulement rester dans les grandes villes : Tokyo, Kyoto ou Osaka, et d’aller voyager un peu dans d’autres régions parce qu’il y avait d’autres problématiques. Notamment Hokkaido, l’île de la pêche : comment le réchauffement climatique impacte les pêcheurs japonais, parler des Aïnous, aller aussi vers Okinawa et montrer qu’Okinawa ce ne sont pas que des eaux turquoises et un paradis tropical et des centenaires, c’est aussi une occupation militaire américaine qui a bouleversé le contenu des assiettes, et pas que. C’était ça mon idée, emmener avec moi les lecteurs en voyage et qu’à partir de mes articles ils puissent découvrir des recettes imaginées par Anna.
Et Kyushu ? Pourquoi Kyushu ?
Kyushu parce que pour moi c’est une île incroyable ! Elle est volcanique. J’y étais déjà allée à plusieurs reprises. Vivre aux côtés des volcans c’est quand même des expériences particulières : il y a la terre qui change, il y a aussi le rapport au temps qui change. À Kyushu, il y a les yatai de Fukuoka qui sont en voie de disparition… Pour moi, ce livre c’est faire parler les gens. Il était important que ce ne soit pas Clémence Leleu qui se balade et qui vous raconte ce qu’elle voit. Ça n’a que très peu d’intérêt. Tout le monde peut le faire. L’idée, c’était de donner la parole et d’aller trouver des gens qui pourraient raconter leur vie et qui pourraient raconter leur expérience avec la cuisine, avec la culture, faire parler des chercheurs… C’est laisser la parole à ceux qui maîtrisent leur sujet soit parce qu’ils le vivent, soit parce qu’ils l’étudient depuis des années.
Okinawa est étudié depuis des décennies à travers le monde pour sa concentration de centenaires notamment. On dit souvent qu’il y a un lien fort avec l’alimentation justement. Selon vous, qu’est-ce qui caractérise Okinawa par rapport au reste du Japon ?
Pour moi, Okinawa justement, c’est un peu deux facettes différentes. Elle est souvent montrée comme un archipel d’îles de sable blanc avec des eaux turquoises, une concentration de centenaires, mais les gens qui ont 100 ans aujourd’hui sont nés en 1920. Donc ils sont nés avant la guerre, ils avaient des habitudes alimentaires très ancrées, beaucoup de végétal. On voit aussi que la longévité des gens d’Okinawa ce n’est pas que la nourriture : c’est le lien interpersonnel ; c’est un rapport à la nature, un rapport au temps qui est différent.
Okinawa, ce n’est pas que ça. C’est aussi des bases américaines qui ont apporté leurs magasins, leur régime alimentaire qui a bouleversé pas mal les habitants de l’île… et donc aujourd’hui il y a énormément de problèmes sociaux d’inégalités, des problèmes de santé. Les centenaires d’Okinawa évidemment, ils existent. C’est une zone bleue. Mais à voir si dans 50 ans il y aura autant de centenaires. Je ne suis pas sûre, on verra…
Au niveau d’Hokkaido, est-ce que vous pouvez nous expliquer l’impact qu’a eu l’histoire sur cette région ? Notamment au niveau des Aïnous, de leur cuisine. Comment l’occupation japonaise par rapport au territoire Aïnou a pu influencer ?
À la base les Aïnous occupaient l’île du nord. Et à un moment donné les Japonais se sont dit : « nous cette île nous intéresse parce qu’elle a des côtes riches en poisson, parce qu’il y a pas mal choses intéressantes ». Donc les Aïnous ont été peu à peu repoussés vers le centre d’Hokkaido avec des régions beaucoup plus montagneuses. Ils ont des rituels autour de l’ours. Ils avaient énormément de rituels, de folklores qui leur ont été interdits. Ils ont dû apprendre le japonais, donc il y a tout un dialecte aussi qui s’efface, qui se gomme. Les Aïnous aujourd’hui sont grandement victimes de discriminations.
Pour moi c’était impossible de parler du Japon sans parler des Aïnous, et c’est pour ça que j’ai rencontré une Aïnou qui a un restaurant à Tokyo et qui essaie le plus possible de transmettre et de perpétuer sa culture à travers la cuisine. Elle retourne très régulièrement à Hokkaido voir sa famille. Dans mon article, c’est elle qui parle. Elle me raconte comment ces dernières années il y a eu un musée des Aïnous qui a été mis en place. Elle trouve ça bien parce qu’on en parle, mais elle trouve ça insuffisant. Concrètement les Aïnous sont encore discriminés : ils sont beaucoup plus pauvres que la plupart des Japonais. Ils ont été amputés d’une partie de leurs coutumes. Comment on fait pour intéresser les générations présentes à une culture qui s’est un peu dissoute ? Et puis comment on continue de parler des Aïnous ? Comment on politise tout ça ? La cuisine est une manière politique de parler des Aïnous et de les faire exister dans l’espace japonais.
Vous abordez également un autre aspect : l’épuisement des ressources halieutiques et l’impact du réchauffement climatique sur les cultures notamment. Quelles sont les conséquences et les adaptations actuelles qui se font dans l’archipel ?
Une des plus grandes conséquences, et peut-être la plus risquée en un sens, les eaux se réchauffent. Typiquement, il y a donc des nouveaux poissons qui arrivent et deviennent des prédateurs d’autres poissons. Il y a des poissons comme la bonite qui a des prédateurs, beaucoup plus qu’auparavant, et qui devient plus grasse à cause du réchauffement climatique. La bonite non seulement menace de disparaître, et surtout son goût change (puisque le poisson est plus gras). Et la bonite c’est le poisson qui sert de base au bouillon dashi qui est la base de la base de la cuisine japonaise.
Certains disent qu’il y a un goût du Japon, d’autres non. Ceux qui estiment qu’il y a un goût du Japon disent que le bouillon dashi qui est composé de bonite, de champignons shiitake séchés… ce goût-là est en train de changer. Donc est-ce que le goût du Japon va changer à cause du réchauffement climatique ? C’est possible. C’est le truc pour moi le plus marquant : une des bases de la cuisine japonaise, le goût de base pourrait changer…
Il y a aussi tout un tas d’autres choses. Il y a des chefs qui ont monté une association qui s’appelle Chefs for the blue qui sensibilise aux changements climatiques, au dérèglement climatique en essayant de sensibiliser les pêcheurs, en essayant de travailler de manière plus vertueuse avec eux. Et aussi de cuisiner davantage dans les assiettes des pièces ou des parties de poisson qui étaient moins utilisées, de sensibiliser les consommateurs et de montrer qu’en fait tous les maillons de la chaîne sont importants pour enrayer ça. Il se passe pleins de choses, il y a beaucoup de Japonais qui se mobilisent pour ça et j’en parle dans le livre. C’était important de faire un état des lieux, de dire que les océans se réchauffent, qu’il y a de moins en moins d’algues, les poissons aussi mais qu’il y a des gens qui cherchent des solutions.
Je sais qu’il est difficile de choisir un plat. Mais j’aimerais avoir le top 3 de vos plats japonais préférés ? Et est-ce que vous avez découvert de nouveaux plats lors de votre périple pour écrire le livre ?
Mon plat favori numéro 1 (mais c’est un peu de la triche), c’est le ramen parce qu’on peut mettre ce qu’on veut dedans. Si je ne devais manger plus qu’un seul plat jusqu’à la fin de mes jours ce serait ça. Ensuite, j’aime beaucoup les aubergines au miso. Il y a une très bonne recette de Anna dans le livre. Et j’aime aussi le tonkatsu. Quand la panure est bien faite, c’est vraiment savoureux. Voici mon top 3.
Et est-ce que j’ai découvert un plat pendant mon voyage pour le livre ? Hé bien ça va être très décevant mais ce sera non… parce qu’en fait je n’ai pas arrêté de courir partout pour aller faire mes reportages, et donc généralement je me nourrissais de choses rapides à manger. Ça n’a pas été un séjour placé sous le signe de la découverte culinaire ou gastronomique. C’était un séjour de travail intense mais je suis allée justement sur mes plats réconfortants. J’ai mangé beaucoup de ramen et de tonkatsu…
Pour la dernière question, je vous laisse le mot de la fin. Est-ce que vous souhaitez ajouter quelque chose qu’on n’aurait pas abordé ?
Pour moi, Japan Cantina est un ouvrage avant tout humain. Tous les gens que j’ai rencontré pour mes reportages m’ont accordé une confiance ultime. Je suis allée passer des après-midi avec des agriculteurs, avec des cultivateurs. J’ai partagé un repas avec cette cheffe aïnoue. J’ai discuté longuement avec Ryoko Sekiguchi qui a une acuité sur son pays qui à chaque fois me bouleverse ! Et qui m’ouvre des fenêtres sur le Japon comme personne. Pour moi, Japan Cantina est un livre de recettes, grâce aux recettes d’Anna. Et c’est aussi un livre très humain. On rencontre des humains, et ça c’était important pour moi.
Et puis, Japan Cantina, ce n’est pas que mon livre. C’est le livre d’Anna aussi, et c’est le livre d’Adrien Martin qui est l’illustrateur. Moi je signe les photos du livre, lui a complété mes photos avec des dessins. Le livre ne serait pas aussi beau qu’il ne l’est sans ses illustrations qui sont très riches. C’est un travail commun. Ce n’est pas uniquement celle qui écrit ou qui prend les photos. Pour moi, c’est un livre collectif, et c’est ça qui est beau. C’est un livre qu’on peut picorer dans la cuisine. C’était important que ce soit un livre profondément humain.
C’est le mot de la fin parfait.
Nous remercions infiniment Clémence Leleu pour son temps et sa passion dans le partage.
Japan Cantina est la recherche d’un goût japonais à travers l’humain, la rencontre des artisans et d’un peuple qui font vivre et évoluer leurs identités. C’est le partage à travers la cuisine avec 60 recettes par Anna Shoji. Et au-delà du partage, c’est une compréhension profonde de ce qui anime le Japon et les Japonais dans sa pluralité.
Pensez vous qu’il existe un goût du Japon ? Quel est votre top 3 des plats japonais ? Japan Cantina est disponible aux éditions Hachette.
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