Anna SHOJI : quand les légumes japonais poussent en terre française
Installée en Touraine depuis 2015, Anna SHOJI cultive ses légumes japonais au rythme des saisons françaises. Plongée depuis toute jeune dans la culture française, c’est naturellement qu’elle a choisi de s’y installer pour faire connaître le goût du travail bien fait et de légumes de qualité supérieure à un peuple français réceptif à la « bonne bouffe ».
Actuellement sur tous les fronts avec un projet de livre de recettes co-écrit avec Clémence Leleu, Japan Cantina, et un écovillage en île-de-France Mura, elle nous transmet le meilleur du Japon. Rencontre avec une maraîchère unique en son genre.
La plus française des Japonaises
Journal du Japon : Bonjour Anna. Je vous remercie pour votre temps aujourd’hui. Pourriez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Anna SHOJI : Je suis Anna SHOJI, je suis maraîchère. Je cultive des légumes japonais depuis 7 ans en Indre-et-Loire, en Touraine. Je fournis des restaurants et je fais aussi des paniers de légumes pour les particuliers avec des fiches recettes. Nous avons fait récemment un livre avec une soixantaine de recettes et des reportages de la journaliste Clémence Leleu. Le livre s’appelle Japan Cantina avec de très belles illustrations d’Adrien Martin. Je suis aussi co-fondatrice de l’éco-village japonais Mura qui fédère autour de la culture culinaire japonaise traditionnelle et naturelle, et se trouve à une heure de Paris en Seine-et-Marne. On a commencé avec 3 autres amies japonaises depuis 2 ans maintenant. L’idée est née il y a 4 ou 5 ans. Il y a 2 ans, cela a enfin pris forme. Et là, on commence à accueillir des personnes sur place pour faire des ateliers, des matsuri, des évènements, des spectacles…
J’allais justement vous parler du village Mura. C’est déjà complètement actif ?
Pour le moment, ce n’est ouvert que pendant les jours d’activités et les événements car c’est un lieu privé. À terme, on aimerait accueillir des personnes pour des séjours ou des week-ends détente avec des kôsoburo (NDLR : un exemple ici), des bains de son de riz fermenté et des relaxations où l’on mange sainement comme dans un retreat. Ou alors des séjours actifs où on participe au travail de la terre, à la découverte de la cuisine. Le thème, c’est vraiment le fait main, avec des ingrédients que l’on trouve sur place, que la nature nous offre. Par exemple, faire notre poterie, nos bols nous-mêmes, faire nos baguettes en bambou. On a déjà commencé à faire des ateliers.
On a fait un atelier pose-baguettes et baguettes avec des étuis baguettes pour fabriquer les baguettes nous-mêmes, et pour pouvoir les transporter dans son sac. Au Japon, on mange souvent des bento, mais même dans les restaurants c’est beaucoup de baguettes en bois ou bambou jetables, et avoir les siennes avec soi éviterait ce gaspillage. De plus en plus les Japonais ont leur paire de baguettes dans leur sac pour les réutiliser. L’idée est d’avoir nos propres baguettes même en France, je pense que ça peut marcher. Quand on les fait nous-mêmes c’est un peu comme des enfants, on a l’impression que ce sont les meilleures au monde même si elles ne sont pas parfaites, on est trop contents ! (Rires)
On essaie de petit à petit de faire en sorte que la vie de tous les jours devienne un peu plus verte, et à réfléchir un peu plus à comment consommer, à comment jeter les choses. Si ça peut avoir un impact sur la vie de tous les jours ce serait bien !
Je voudrais revenir sur votre parcours. À la base, vous n’étiez pas destinée à devenir maraîchère, n’est-ce pas ?
Non ! Je suis née à Tokyo, vraiment à côté de Shibuya, où il y a tous les écrans et les passages piétons. J’allais dans une école française. Mes parents sont un peu fous et très européanisés. Mon père tenait des restaurants italiens et ma mère a une école de dessin sur porcelaine. C’est danois, je ne sais pas si vous voyez un peu le style ? Avec des fleurs dorées, des anges, des papillons… un peu Sèvres, Royal Copenhagen. C’est très européen. Ils aimaient aller en Europe, en Italie, en France… On a vécu 2 ans au Danemark. Mes parents ne parlent pas français. Ils savent juste dire « merci » et « bonjour », mais ils aiment beaucoup la France et ils nous ont mis moi et mon frère dans une école française à Tokyo. On a vécu dans une double-culture car il n’y avait que des Français ou des francophones. Souvent c’était des enfants d’expatriés. C’était très international. On aimait beaucoup. L’été, on allait passer deux mois au Nord-Pas-de-Calais dans une famille pour apprendre le français, pour passer un peu de temps en France chez les Ch’tis. On parlait comme eux ! Et on aidait à récolter des épis de maïs.
Ça explique pourquoi vous avez choisi la France !
Oui ! Parce qu’après mon parcours était très français. J’ai été jusqu’au lycée en français au Japon. Après, j’ai fait mes études en France, mais rien à voir avec l’agriculture. J’étais dans le commerce international. Je suis ensuite partie en Algérie pour une mission d’interprétariat. Je n’avais jamais touché la terre. Mes parents sont tous à Tokyo. Je ne savais pas qu’un radis ça poussait par terre ou que le concombre ça poussait sur un arbre ! Je ne savais rien, et là je vois des Japonais qui commençaient à cultiver un bout de terrain pour avoir des légumes japonais. Je goûte les premiers concombres qui viennent d’être cueillis et je trouve ça tellement bon ! J’adorais mon travail, je n’avais aucun souci mais j’avais envie de proposer ces bons légumes en France. Donc je suis revenue après 5 ans et j’ai commencé à chercher un terrain. J’ai été me former dans une école au Japon et je suis revenue en 2015 à Ligueil.
Au plus près de la terre et de l’essentiel
Actuellement, quels légumes cultivez-vous ?
Ce sont les légumes japonais que j’aime : des navets, des concombres, des aubergines, des variétés japonaises souvent qui se consomment soient crues, soient juste un peu sautées. Ce sont des légumes qui ont beaucoup de goût, de consistances très intéressantes à l’état naturel. Je pense qu’au Japon on mange plus de légumes moins cuits ou très peu cuits et on est peut-être plus exigeants de la qualité au naturel.
Oui c’est vrai. Moi-même, j’ai appris à manger et apprécier les légumes au Japon !
Ah oui ?! Non mais c’est vrai ! Il faut apprendre comment les faire. En France, c’est souvent soit une salade, soit une ratatouille. Il n’y a pas d’entre-deux. Au Japon, sans être végétarien, on peut faire un super bon repas entier sans avoir de produits d’origine animale. On cuisine beaucoup de sortes de légumes et de beaucoup de façons différentes. Je pense que c’est intéressant de partager ça avec les Français, qui aiment aussi manger et savourer de bonnes choses.
Est-ce que vous avez rencontré ou vous rencontrez des difficultés à cultiver certains légumes japonais sur le sol français ?
Non pas vraiment, à part les épinards où je n’y arrive pas très bien. Sinon tous les autres légumes se cultivent assez bien. Après, comme je vous disais, ça reste les mêmes familles, par exemple les navets, les radis, les brocolis, les choux. Ce sont des légumes qui sont déjà cultivés ici, sauf que ce ne sont pas les mêmes variétés ou les mêmes manières de les cultiver. Mais ils s’adaptent bien. J’ai choisi la Touraine justement pour son climat doux et sa terre non calcaire, très proche de la terre japonaise que moi j’ai connu à l’école.
Mais cela a quand même dû vous prendre du temps de trouver la bonne terre, non ?
En France; il y a beaucoup de bons légumes. Au début, j’avais commencé à chercher dans le sud parce que j’aimais beaucoup le sud. J’avais fait une partie de mes études là-bas et je connaissais du monde. Je me suis dit il y a le soleil, la mer… mais en fait la terre est très calcaire, il y a beaucoup de vent donc c’est très sec. Je trouvais que ce n’était pas proche de ce que j’avais connu à l’école. Il y a de très bons maraîchers, mais je n’avais pas la technique, j’étais presque novice. Il me fallait une terre facile à cultiver donc on m’a parlé du jardin de la France où la terre était riche et le climat doux, qui est la Touraine. C’est donc là-bas que j’ai commencé à chercher.
Au Japon, on a plein de micro-champs, de micro-fermes qui ne font même pas 1 hectare. En France à l’époque, c’était très difficile de trouver un champ de 1 ou 2 hectares. C’était toujours 60 hectares, 20 hectares… mais moi ce n’était pas du tout ce que je voulais faire donc c’était plutôt les dimensions qui étaient difficiles à trouver. Soit je trouvais des petits terrains de 1 hectare ou moins, mais il fallait monter les serres, creuser un puits, tout faire moi-même, et à l’époque j’étais toute seule. Je ne me sentais pas de tout faire de A à Z. En Touraine, j’ai pu trouver une ferme qui avait été commencée par un Monsieur qui avait monté toutes les serres, qui avait fait tout le système d’irrigation et d’électricité. Il y avait même tous les outils et tout ce dont j’avais besoin pour démarrer. C’était une chance !
Vous venez de lancer votre boutique en ligne. Pourriez-vous nous en détailler le fonctionnement ?
Ce sont principalement des paniers de légumes que je vends. Soit un panier quand vous voulez, ou aussi par lot de 4 paniers qui peuvent être retirés n’importe quand entre les mois de mai et décembre. L’idée, c’est plutôt de faire découvrir les 4 saisons. Les clients les prennent quand ils veulent mais idéalement un au printemps, en automne, hiver. Comme ça, ils auront une année de tous les types de légumes.
J’ai aussi un lot de 8 paniers. On peut en manger tous les mois entre mai et décembre. Je sélectionne les meilleurs légumes du moment, je mets une fiche de recettes et pour les 8 paniers je mets aussi des petits cadeaux comme le miso au shiso, du sirop de shiso, des choses comme ça.
Depuis 3 ans, on fait aussi des ventes de plants sur Paris et sur Tours au mois de mai. Ce sont des plantes en pot d’herbes aromatiques et légumes japonais. On a beaucoup de personnes, surtout des Parisiens, qui veulent du shiso, des mizuna, des negi, des nira des choses comme ça. Des mioga aussi. On fait les plants et sur le site on peut déjà réserver les plants car je n’en ai jamais assez, ou j’ai trop de concombres mais pas assez d’aubergines. Si je sais ce que je dois prendre ça me permet d’avoir ce que les gens veulent vraiment. Depuis 2 ans, je prends les commandes sur internet.
C’est réservé et il faut venir les chercher ? Ou c’est envoyé ?
Les frais d’envoi commencent à être vraiment chers donc pour les personnes qui veulent vraiment et qui ont commandé des légumes je peux mettre des plants, mais je n’ai jamais vraiment fait d’envoi uniquement de plants. Donc oui c’est possible, mais les frais sont chers.
Transmettre le meilleur du Japon à travers les légumes
D’accord. Et quels sont les légumes japonais les plus appréciés des Français, d’après ce que vous avez constaté ?
Les navets qui ont le goût presque de pomme ou de poire, ils se mangent comme ça. Ma fille de 6 ans les croque avec la peau. Beaucoup de Français me disent « ah je n’aime pas les navets ! » mais quand je leur fais goûter des navets japonais, ils disent « oh mais c’est trop bon !« . On peut les manger en salade, ou en tsukemono (NDLR : salsifis japonais), juste un peu sautés ou dorés, on peut en faire des steaks de navets c’est vraiment trop bon !
Après les épinards de malabar, les lotus et étonnamment le mioga qui sont des fleurs de gingembre japonais. Ça c’est assez subtil, au Japon en été, on en met pratiquement partout : sur les nouilles, les sushi un peu comme le shiso. Les shiso et le mioga, ça plaît beaucoup. La dernière fois, j’ai enroulé du fromage de chèvre dans les feuilles de shiso et ça a beaucoup plu. Ça se marie bien avec la cuisine française. C’est vrai que le Japon a une très bonne image, et ça n’est pas grâce à moi du coup, merci les ancêtres (rires). Dès que je dis que je fais des légumes japonais souvent on me dit « ah mais ça doit être tellement bon ! » et c’est vrai que déjà l’image est bonne. Et les aubergines aussi, ils aiment beaucoup ! Les aubergines dites d’eau ou aubergine-fruit qui se mangent avec la peau, elles se croquent. C’est plein d’eau, c’est doux, c’est frais, c’est très très bon !
Vous cultivez des légumes sans pesticides mais vous n’avez pas de label bio. Et c’est un choix chez vous ? Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
J’ai encore le label pour certains produits, mais ce n’est pas vraiment un choix. Je n’ai pas de grande philosophie là-dessus. Pour avoir le label bio, il faut des graines bio ou il faut des dérogations, et c’est très difficile. Quand on veut le label bio, il faut cultiver les mêmes légumes que tout les autres producteurs bio. Et je me suis rendue compte que j’étais très limitée en variétés. Dès qu’il y a une graine bio qui existe, il faut aller les chercher chez tel vendeur de graines. C’était très compliqué. Je me suis rendue compte que je passais plus de temps devant mon ordinateur qu’aux champs, à demander des dérogations, à être sûre qu’il n’y a pas d’autres personnes qui vendent en bio pour pouvoir les acheter en non bio.
Donc là j’ai le label bio uniquement pour des légumes qui n’utilisent pas de graines donc mes yuzu, mes mioga qui se développent en rhizome, les racines de lotus qui se développent par elles-mêmes mais j’ai arrêté de faire des légumes en label bio. Pourtant je n’utilise même pas des produits utilisables en bio donc je dis toujours que je fais mieux que AB. J’en vends aux particuliers, mais 95% de mes légumes je les vends aux restaurants et en général, ils sont tous venus aux champs au moins une fois voir comment je travaille, et ce n’est pas le label qui change les choses.
Quel est votre plat japonais de légumes préféré et pourquoi ?
Il y a beaucoup de recettes que j’aime ! (rire) J’aime bien le sésame : je trouve qu’il se marie très bien avec les légumes. Tout ce qui est kinpira, les légumes sautés à l’huile de sésame ou goma-ae (NDLR: goma signifie sésame et ae signifie sauce) : les épinards mélangés à du sésame broyé, un peu sucré-salé, je trouve ça très bon. J’en mangerais un bol entier ! J’aime bien les légumes fermentés, les tsukemono, les nukazuke (NDLR : sorte de conserve japonaise, fabriquée par fermentation de légumes dans du son de riz), les concombres, les carottes. Il faut en choisir un ?
Pas obligé ! C’est une bonne sélection déjà ! (rires) Il y a énormément de recettes qui sont bonnes au Japon.
Oui c’est vrai et puis quand les légumes sont bons. Le chou très tendre et doux juste râpé avec un peu de ponzu, c’est très bon aussi. Moi j’aime bien les légumes presque pas cuits. Et c’est d’ailleurs pour ça que je me force à faire de bons légumes pour que j’ai le moins à les cuisiner. Je dis que je donne des fiches recette mais peut-être que ça déçoit les gens parce que souvent c’est « faites sauter un peu avec de l’huile d’olive, juste blanchi« …
Je voulais revenir sur Japan Cantina. Vous avez élaboré toutes les recettes. Comment est née la collaboration avec Clémence Leleu ?
Elle m’a contacté pour faire des recettes. Au début, je ne la connaissais pas. Comme j’avais été interviewée pour Tempura et qu’elle y travaille, elle m’a connu comme ça. Donc quand elle a voulu faire le livre, elle a pensé à moi. Au début, je pensais que c’était vraiment des recettes avec des légumes, mais pas que. C’est sympa qu’elle ait pensé à moi.
Pour la dernière question, je vous laisse la parole. Si vous souhaitez ajouter quelque chose que l’on n’aurait pas abordé…
Mon but, ce n’est pas de faire des radis toute ma vie mais vraiment de pouvoir partager des façons de cultiver, de manger, de conserver et de fermenter et tout le cycle de la nature qui va avec, l’importance de manger des légumes de saison dans leur état le plus naturel possible, essayer de manger les légumes entier avec la peau, les racines, les feuilles. C’est tout l’aspect de bien manger qui m’intéresse et je suis très contente car souvent les Français sont très attentifs, ils sont très réceptifs sur le bien-être, l’environnement et le bien manger.
C’est ce que vous développez aussi avec Mura…
Oui aussi ! C’est dans la continuité de ce que je voulais faire. Quand j’étais interprète ou quand je faisais du management de projets internationaux, ma démarche était toujours de montrer les bonnes choses du Japon soit en Europe, soit aux États-Unis. Soit j’aide des entreprises de construction, ou des constructeurs automobiles… là ça passe par des légumes ! Tout ça c’est apprécié par les Français et ça fait plaisir !
Anna Shoji est une passionnée qui n’a de cesse de transmettre, à travers ses différents projets, son amour pour les bonnes choses saines et au plus proche de la nature et de l’environnement. Elle est poussée par une envie d’éveiller les consciences sur le mieux consommer, le bien manger dans le respect du cycle des saisons.
Si vous souhaitez en savoir plus sur le travail d’Anna Shoji et sur les paniers de légumes japonais, vous pouvez visiter son site internet : yasai.fr
Le site du projet Mura, l’éco-village japonais: muraecovillage.com
Ou sur sa page Instagram: @yasai.fr
Remerciements à Anna SHOJI pour son temps et sa bonne humeur