Anatomie d’une catastrophe nucléaire : The days, une série Netflix
“Inspiré de faits réels”
Cette mention figure en ouverture de chacun des 8 épisodes de 55 minutes de la série diffusée depuis juin 2023 sur Netflix : The Days. The Days, ce sont 7 journées de mars 2011, les toutes premières journées de l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi, des journées disséquées heure par heure. Si la série ne se présente pas comme un documentaire, elle n’en est pas moins nourrie de sources nombreuses et précises. Découvrons-la ensemble.
Rappel des faits et de la chronologie
Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9 frappait la côte nord-est du Japon, provoquant un tsunami. La vague gigantesque, plus haute que les digues artificielles et les murs prévus pour protéger les installations de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, déferla sur le site, entraînant une perte de l’alimentation électrique nécessaire au refroidissement des réacteurs.
Les pompes, les batteries et les générateurs diesel d’urgence furent endommagés, les opérateurs plongés dans l’obscurité. Les instruments de mesure et de commande ne fonctionnaient plus. Environ 6 400 personnes se trouvaient alors sur le site de la centrale. Les employés qui n’étaient pas chargés de piloter les réacteurs et les sous-traitants encore sur place se réfugièrent dans le bâtiment antisismique, qui allait abriter la cellule de gestion de crise.
Le 12 mars à 15h36, sous l’effet d’une trop grande pression accumulée dans le réacteur, une explosion se produisit dans l’unité 1 de la centrale, libérant des substances radioactives dans un énorme nuage d’hydrogène. Les jours suivants ont vu des explosions similaires dans d’autres unités, aggravant la situation. Le 15 mars à 9h38, la quatrième et dernière explosion retentit dans le bâtiment réacteur 4.
Le 16 mars, une partie du staff et des travailleurs non-essentiels à la gestion de crise furent évacués en raison des niveaux élevés de radiation. En parallèle, des efforts avaient commencé pour refroidir les réacteurs avec de l’eau de mer. Le 21 mars, l’Agence internationale de l’énergie atomique a évalué l’événement au niveau 7, le classant comme un accident majeur, au même niveau que Tchernobyl.
Les jours suivants ont été marqués par des efforts pour contenir les fuites radioactives et évacuer les résidents des villes alentour. Les opérations de refroidissement ont continué, et le 20 décembre 2011, TEPCO a annoncé que les réacteurs étaient stables. La décontamination et la surveillance se poursuivirent.
Dévoiler ce qui n’avait jamais été montré
Certaines images ont tourné en boucle sur les télévisions et les réseaux sociaux du monde entier. Les caméras ont capté, à distance et en direct, les grands panaches blanc de vapeur d’hydrogène et de débris provoqués par les explosions. Elles ont suivi les hélicoptères larguant des tonnes d’eau de mer sur les réacteurs en fusion. Mais rien de ce qui se passait ni dans les cellules de crise et surtout ni dans les installations dans la centrale.
La série comble ce vide d’images. L’approche n’est pas hollywoodienne ou à grand spectacle, elle est à hauteur d’hommes. Le suspens est créé par le passage du temps et la menace constante d’une catastrophe à venir, qu’il faut à tout prix empêcher. On se concentre sur « les trois jours qui ont tout changé », comme le revendique une des accroches choisies par Netflix.
Il s’agit aussi de montrer le mélange de savoir-faire, de science et d’improvisation nécessaire pour résoudre la crise, au moins en partie, dans ce contexte de haute technologie. L’action se situe bien au Japon, donc on observe également les rapports hiérarchiques, le lien à l’ancienneté, l’honneur lié au travail, la retenue dans les sentiments même quand ils vous envahissent.
La série n’est pas un documentaire, mais la mise en scène détaillée constitue un témoignage précieux sur le déroulement d’un accident nucléaire de grande ampleur. Et elle réussit à nous tenir en haleine en révélant les combats, les peurs, les doutes, les sacrifices, les frustrations, les lourdes responsabilités et les actes héroïques des acteurs de ce drame.
Deux réalisateurs chevronnés aux commandes
Créée par le scénariste Jun MASUMOTO, la série The Days est réalisée par Masaki NISHIURA, qui a déjà tourné plus de 36 téléfilms ou séries pour la télévision japonaise, et par Hideo NAKATA, cinéaste bien connu pour son film d’horreur de 1998, Ring.
Face au caractère inédit de l’événement, à l’urgence de trouver des solutions, au choc d’être confronté à un danger mortel, il est difficile d’exprimer avec des mots les sentiments qui traversent les personnages. C’est sans doute pour cette raison que les deux réalisateurs se sont concentrés sur les visages. La tension se lit dans les yeux et les expressions des acteurs.
On sent aussi l’influence de Hideo Nakata dans les scènes très oppressantes où les ingénieurs de la centrale arpentent dans l’obscurité les couloirs, échelles, escaliers, passerelles, tous plus inquiétants les uns que les autres, qui entourent le réacteur nucléaire. La menace rôde. Elle est invisible, fantomatique. Seuls des dosimètres permettent de la mesurer et de s’en protéger en évitant une exposition trop longue aux radiations.
Un scénario haletant inspiré par trois sources principales
Le livre cité par le scénariste de la série est On the Brink: The Inside Story of Fukushima Daiichi, traduction anglaise de Shi-no-fuchi-wo-mita-otoko, 死の淵を見た男, du journaliste japonais Ryûsho KADOTA. Dans cet ouvrage (non traduit en français), l’auteur retrace les événements à partir d’entretiens menés avec le personnel de la centrale présent lors de l’accident. Il aurait interviewé plus de 90 personnes, ce qui donne un éclairage très vivant, très proche des gens et au plus près de l’action.
La deuxième source s’appelle The Yoshida Testimony. Il s’agit de la retranscription des 28 heures de témoignage du directeur de la centrale, Masao YOSHIDA, dans le cadre du comité d’enquête gouvernemental mené sur l’accident. Celui-ci a interrogé au total 772 personnes. Ce témoignage de Yoshida, d’une valeur inestimable pour comprendre la crise, a été compilé au cours de ce processus. Une version française réunit l’essentiel de ce témoignage aux éditions PUF : Un récit de Fukushima.
La version intégrale est également disponible gratuitement en PDF, éditée par les Presses des Mines, introduite par Franck Guarnieri, qui dirige le Centre de recherche sur les Risques et les Crises de MINES ParisTech, et, par Aurélien Portelli, chercheur dans ce même centre de recherche.
Enfin, la troisième source principale qui a nourri le scénario est le rapport produit par l’entreprise TEPCO (Tokyo Electric Power Company), elle-même. TEPCO est la holding propriétaire de la centrale de Fukushima.
Avec une telle matière à leur disposition, on comprend pourquoi la série est si forte et si précise.
Un héros japonais : Masao YOSHIDA, un directeur de centrale dévoué, charismatique et profondément humain
Le célèbre acteur Kôji YAKUSHO a été couronné en mai 2023 par le Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes pour son interprétation magistrale d’un homme en retrait de la société, employé au service des toilettes publiques du quartier de Shibuya. Il porte presque seul le film Perfect Days de Wim Wenders.
Dans The Days, il vit des journées nettement moins parfaites et beaucoup plus difficiles ! Il occupe également le rôle principal mais son personnage est aux antipodes de celui du film de Wenders. Il incarne en effet à l’écran Masao YOSHIDA (1955-2013), ingénieur nucléaire et directeur de la centrale au moment de l’accident.
Dans la série, il donne l’image d’un chef charismatique, un vrai leader aimé de son personnel, apprécié par ses collègues, soucieux de ses employés et dévoué corps et âme à son travail. Mais il nous montre aussi un individu en proie aux doutes face à une situation totalement inédite. Il défit l’autorité de sa direction dans le groupe TEPCO, ainsi que celle du premier ministre de l’époque, Naoto KAN, qui avait mis en place une cellule de crise gouvernementale. En désobéissant aux ordres et en utilisant l’eau de mer disponible à profusion pour refroidir les réacteurs, il a probablement permis d’éviter une catastrophe bien plus terrible.
Naoto Kan, rebaptisé Azuma dans la série, est interprété par un autre grand acteur, Fumiyo KOHINATA. Ce dernier est l’antithèse du personnage du directeur de la centrale. Il campe un homme de pouvoir intransigeant et froid, un homme de décision éloigné des vrais gens, en l’occurrence de ces travailleurs qui luttent nuit et jour, au péril de leur santé, pour éviter un désastre encore plus important. L’une des grandes forces du récit est de mettre en scène cette opposition entre deux acteurs majeurs, deux leaders au style radicalement différents.
Des vies broyées qu’il ne faut pas oublier
Un autre grand attrait de la série réside dans le fait de s’intéresser, de l’autre côté de la chaîne de commandement, à deux personnages marginalisés, des oubliés de la catastrophe. Il s’agit de deux des plus jeunes recrues de la centrale, deux jeunes hommes qui ont à peine plus de vingt ans.
C’est d’autant plus frappant que dans cet univers très masculin (on ne voit en effet quasiment pas de femme à l’écran), l’âge moyen semble avoir largement dépassé les 40 ans et plus. Ces deux jeunes, donc, ont été envoyés en inspection d’un réacteur juste après le séisme. Ils sont malheureusement emportés par la vague déferlante du tsunami ou plutôt recouverts par l’eau qui s’engouffre dans le bâtiment.
Oji SUZUKA joue l’un de ces deux jeunes : Kiko KIRIHARA. Tout au long de la série, on va suivre sa famille qui vit dans l’angoisse, n’ayant pas de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Cette attention portée aux victimes “secondaires”, que les médias et l’histoire officielle ont largement négligées, nous force à ouvrir les yeux sur tous les destins brisés par la catastrophe. Des vies broyées qu’il faut absolument prendre en considération, si l’on ne souhaite pas constamment répéter les mêmes erreurs.
Quand les procédures ne servent plus à rien : la genèse du chaos
On est parfois proche du huis clos mais l’action ne se passe pas dans un lieu unique. Claustrophobes s’abstenir ! Les événements filmés se déroulent en effet à 90% soit dans la cellule de crise du bâtiment antisismique de la centrale, soit dans le centre de contrôle d’un des réacteurs, soit dans la cellule de crise du gouvernement ou encore dans les coulisses, coursives et escaliers labyrinthiques des réacteurs. Les rares extérieurs témoignent du cataclysme avec des amas de matériels qu’il faut au plus vite dégager pour pouvoir rejoindre les différents bâtiments et installations de la centrale.
Tout de suite, nous sommes au côté du personnel de la centrale, confrontée à une situation non prévue, totalement inédite. La gestion de la crise va dépendre de l’engagement d’êtres humains et de leur capacité à improviser lorsqu’un évènement désastreux rend inapplicables les procédures. Il n’y a pas de process, de procédure prévus dans les manuels face à cette situation. Privés de leurs outils de contrôle, les opérateurs avancent dans le brouillard, ils naviguent à vue, mais sans voir grand-chose. Rien ne marche. Rien ne va plus. Il va falloir improviser, tester, imaginer des solutions nouvelles.
En plus, tout manque. À commencer par les combinaisons pour se protéger des radiations. Tout comme manquent les dosimètres, les bouteilles d’oxygène ou les batteries. Un peu comme lors de la crise Covid, on se rend compte de la fragilité de nos systèmes et l’organisation de nos sociétés face à l’abîme.
Une interrogation profonde sur l’histoire récente du Japon
“Est-ce là l’avenir radieux du Japon ?”
Voici la question posée sur l’affiche japonaise de la série et qui fait directement allusion au fameux slogan “L’énergie nucléaire, l’énergie pour un avenir radieux”, qui, inscrit sur une grande arche de bienvenue, marquait l’entrée dans la petite ville de Futaba, ville la plus proche de la centrale de Fukushima Daiichi.
Yûji ÔNUMA avait 12 ans quand son slogan a été choisi lors d’un concours organisé dans les écoles primaires de la ville. La majorité des habitants travaillaient dans le nucléaire. Dans la série, on voit à deux reprises cette arche : une première fois debout, fièrement dressée à l’entrée de la ville ; puis une seconde fois, chancelante, en partie détruite par le tsunami.
Comme le rappellent Franck Guarnieri et Aurélien Portelli dans l’introduction au témoignage Yoshida précédemment cité :
À la veille du séisme du Tôhoku, le parc nucléaire du Japon se compose de cinquante-quatre réacteurs nucléaires répartis dans dix-huit centrales. Celles-ci fournissent le tiers de l’électricité du pays, plaçant le Japon au troisième rang mondial en matière de production d’énergie électronucléaire – derrière les États-Unis (cent-quatre réacteurs) et la France (cinquante-huit réacteurs). Ces centrales sont exploitées par neuf compagnies différentes, dont la Tôkyô Electric Power Company (TEPCO), fondée en 1951.
Le dernier épisode de la série contextualise cette croissance rapide du nucléaire au Japon en rappelant le boom économique de la reconstruction d’après-guerre, le manque de ressources locales, etc.
L’impuissance des humains face à des forces qui les dépassent
Grâce à cette série, nous sommes spectateurs de forces plus grandes que nous. Forces de la nature, d’abord, avec le séisme et le tsunami. Forces de l’atome, ensuite, avec l’énergie nucléaire que l’on croit maîtriser parfaitement…jusqu’au moment où l’on ne maîtrise plus rien du tout.
La tension, qui parcourt la série et qui s’incarne dans le personnage central du directeur, se situe sur la ligne de crête entre le souci de protéger tous les travailleurs de la centrale, et, la quête d’une solution pour empêcher une explosion majeure et la débâcle qui s’en suivrait dans tout le pays. Pour réaliser ce dernier objectif, il faut mettre en danger les salariés.
Il nous est effectivement rappelé qu’en cas de fusion totale d’un seul des réacteurs de la centrale, la réaction en chaîne serait terrible, les explosions bien plus dangereuses. La ville de Tokyo, située à seulement 250 km de la centrale, serait touchée. Des dizaines de millions de Japonais devraient déménager, des milliers d’entreprises aussi. Ce serait la fin du Japon. Le scénario catastrophe.
La succession improbable, ou en tout cas inattendue, d’un séisme, d’un tsunami et d’une crise nucléaire détient toutes les caractéristiques d’un “Cygne Noir”. On s’attend toujours à ce qu’un cygne soit blanc, jusqu’au jour où… Les Cygnes Noirs, théorisés par Nassim Nicholas Taleb, sont des événements aléatoires, hautement improbables, et qui pourtant ont un impact énorme. Ils sont presque impossibles à prévoir. Mais, une fois qu’ils ont bel et bien eu lieu, nous essayons toujours de leur trouver une explication rationnelle. Ces expériences devraient selon l’auteur nous encourager à ne pas toujours tenir compte des propos de certains experts. Ils nous montrent comment cesser de tout prévoir ou comment tirer parti de l’incertitude. Les experts qui entourent le Premier Ministre dans la série illustrent bien ce propos. Éloignés de la centrale, sans prise directe avec l’information, ils sont comme paralysés.
Aujourd’hui en 2024, l’accident n’est toujours pas entièrement résolu et le démantèlement continue. À l’été 2023, 1,3 million de tonnes d’eau contaminée aux particules radioactives ont été progressivement rejetées dans l’océan Pacifique. C’est cette eau, stockée dans des milliers de réservoirs, qui a servi à refroidir les trois cœurs fondus de la centrale après l’accident de 2011.
Pour conclure, nous aimerions citer un extrait du livre de l’écrivaine et poétesse japonaise, Ryoko SEKIGUCHI : Ce n’est pas un hasard, paru chez P.O.L. en octobre 2011. Cet ouvrage compile en effet sa chronique tenue entre le 10 mars (veille du désastre) et le 30 avril 2011. Il ne s’agit pas d’un compte-rendu technique, loin de là. Ce sont des réactions sur le vif aux événements comme ils se présentent aux opinions japonaises et internationales par le biais des médias, mais aussi comme ils surgissent dans les commentaires de la famille et des amis de l’autrice.
Le 15 mars 2011, elle écrivait :
Pourquoi ce hasard se produit-il ? Et d’ailleurs, s’agit-il vraiment de hasard ? Je ne veux pas dire que les poètes peuvent prédire les catastrophes, bien au contraire. Il n’y a pas de lien de cause à effet. Seulement, les catastrophes, innombrables, naturelles ou humaines, viennent à se produire dans le monde, et en ce sens, si l’on n’est pas après une catastrophe, c’est qu’on est avant une autre catastrophe.
Des liens pour aller plus loin :
- La série Netflix : The Days
- Un documentaire : Fukushima voyage au coeur de la centrale
- Le livre en anglais : On the Brink: The Inside Story of Fukushima Daiichi
- Le livre aux éditions PUF : Un récit de Fukushima. Le directeur parle
- Le livre aux Presses des Mines : Masao Yoshida, directeur de Fukushima Témoignage. Édition intégrale et augmentée
- Le livre de Ryoko SEKIGUCHI chez P.O.L. : Ce n’est pas un hasard