La Pérégrination vers l’Ouest : un nouveau regard
Classique de la littérature chinoise, La Pérégrination vers l’Ouest fait peau neuve dans une toute nouvelle version grâce aux éditions 2024. Cette traduction condense toutes les aventures de Son Gokû et ses compagnons. De plus, elle permet de mieux apprécier ce très long récit grâce à ses multiples explications incluses. Journal du Japon vous propose aujourd’hui d’en apprendre plus sur l’histoire du Roi-Singe.
La Pérégrination vers l’Ouest : un livre venu de Chine…
La Pérégrination vers l’Ouest (Xiyouji dans sa version chinoise et Saiyûki au Japon) fait partie de ce que certains appellent les « quatre grands livres extraordinaires », des récits-fleuves chinois écrits en langue vernaculaire dès le 16e-17e siècle. Très populaires dès la période Edo, ils ont été le fer de lance du baihua xiaoshuo, la littérature chinoise de divertissement. Le maître-mot pour les décrire ? L’épique, le merveilleux, le voyage… Tout ce qui permet de s’évader loin des tracas du quotidien. C’est cela que nous proposent La Pérégrination vers l’Ouest et les autres textes (Au bord de l’eau, Le Roman des Trois Royaumes et Fleur en fiole d’or). Mais restons concentré sur l’histoire du Roi-Singe.
En ce qui concerne cette dernière, elle s’est très bien vendue et diffusée dans le temps et il existe de nombreuses versions, des traductions complètes et partielles, illustrées ou non. La Pérégrination vers l’Ouest c’est vraiment un best-seller incontournable, que cela soit en Chine ou ailleurs.
… aux multiples traductions
Concentrons nous sur celles de l’archipel japonais. Ainsi, lorsque l’on parle des versions du Japon, on ne parle pas d’une mais bien de plusieurs… Celle qui nous intéresse aujourd’hui a été produite entre 1806 et 1837 et nous est présentée en intégralité pour la toute première fois grâce aux éditions 2024. Pourtant, une version antérieure bien différente a existé. Très différente dans sa forme, elle ne comprenait alors que cinq gravures montrant rapidement les protagonistes ainsi que trois images pour illustrer la deuxième partie de l’œuvre. Cette traduction était certainement à destination des lettrés. Un parti pris qui n’est nullement celui de la version qui nous intéresse aujourd’hui.
Comme dit plus haut, une deuxième traduction entièrement illustrée a commencé à voir le jour dès 1806. Bakin KYOKUTEI, alors libraire à Osaka, a eu l’idée de cette nouvelle Pérégrination vers l’Ouest illustrée. Il a donc fait appel à un certain Gogaku GAKUTEI, un disciple de Hokusai et de Hekkei, pour en faire la traduction. Ensemble, ils ont supprimé l’ensemble des poèmes chinois et ont écrit le texte en hiragana pour simplifier la lecture et l’alléger par rapport à la version antérieure. Le but : faire lire ce roman au plus grand nombre.
Nouveau public = nouveaux visuels
Cette idée de rendre La Pérégrination vers l’Ouest accessible s’est poursuivie avec l’ajout d’illustrations. C’est ainsi qu’au texte on a ajouté non pas une dizaine d’images mais bien 250 ! Continuons avec les chiffres : on dénombre 229 doubles-pages, 21 frontispices (dont six en couleur) ainsi que deux illustrations couleurs sur deux couvertures. Pour créer autant d’illustrations, il a fallu le travail et le talent de trois artistes, tous aussi incroyables les uns que les autres.
100 planches doubles ont ainsi été conçues par un artiste d’ukiyo-e : Tôya Minsei ÔHARA. C’est lui qui a mis en image les 29 premier chapitres (sur les 100 que compte le roman) et a produit ainsi un très grand nombre de dessins inédits, notamment des scènes de combat mais pas que. Parmi elles, certaines comme « À sa grande surprise, Gokû découvre qu’il était resté dans la main du Bouddha » permettent de percevoir toute la puissance évocatrice des images du monde flottant.
Toyohiro UTAGAWA a lui donné naissance à 50 illustrations. On commence alors à voir une rupture graphique, ce qui se confirme avec les illustrations de Taito KATSUSHIKA. Très influencé par son maître Hokusai ainsi que par sa Manga à laquelle il a participé, Taito, s’est surtout différencié par sa composition très dynamique. Des cases de manga avant l’heure, pourrait-on dire !
La Pérégrination vers l’Ouest 2.0
L’équipe des éditions 2024 a vraiment mis les moyens pour nous offrir un ouvrage de qualité. Outre le nombre de pages impressionnant – on avoisine les 850 quand même ! – les finitions ne sont pas en reste. Couverture cartonnée, tranche-fil, signet : bref, tout respire le beau livre ! Impression qui se répercute également dans le reste de l’ouvrage.
Ce travail éditorial d’une édition entièrement illustrée permet de (re)découvrir La Pérégrination vers l’Ouest et les aventures de Son Gokû et ses compagnons vers le Paradis terrestre du Bouddha, dans les meilleures conditions et avec des visuels inédits à couper le souffle. Ces illustrations de très haute qualité et historiques apportent un côté BD d’antan exquis.
Mais nous n’avons pas affaire qu’à une très belle édition. C’est aussi un ouvrage de recherche pour parfaire la lecture avec des analyses d’illustrations, le contexte historique, une analyse littéraire et plus encore. Mais laissons Christophe Marquet, historien de l’art de l’institut français de recherche sur l’Asie de l’Est, qui a dirigé cet ouvrage nous en apprendre encore davantage.
Interview avec Christophe Marquet
Journal du Japon : Bonjour Christophe Marquet et merci de prendre du temps pour répondre à ces quelques questions. Tout d’abord, parlons un peu de vous. Pouvez-vous nous présenter votre parcours et nous dire ce qui vous a donné envie de devenir historien de l’art japonais ?
Christophe Marquet : J’ai suivi des études de lettres et d’histoire de l’art occidental, avant d’étudier la langue et la civilisation japonaises aux Langues O’. Mes recherches ont d’abord porté sur la littérature, puis l’histoire de l’art, en particulier le 19e siècle, période de transition culturelle pour ce pays, particulièrement passionnante. J’ai pu en approfondir la connaissance grâce à un séjour d’étude à l’université de Tokyo, pendant mon doctorat.
Je vous remercie pour cette rapide présentation. Avec un ouvrage comme La Pérégrination vers l’Ouest, sorti le 17 novembre dernier aux éditions 2024, l’une des premières questions qui viennent en tête est la suivante : quel est votre rapport à la littérature asiatique ? Et quand l’avez-vous découverte ?
C’est une passion ancienne, qui remonte à l’adolescence, lorsque j’ai commencé à lire en traduction des romans chinois et japonais, modernes comme classiques. La question du style m’a d’emblée intéressé : ce fut plus tard le sujet de ma maîtrise aux Langues O’, sur un des grands écrivains japonais de la fin du 19e siècle, Shiki MASAOKA (1867-1902), encore peu connu en France, que mon maître Jean-Jacques Origas (1937-2003) m’avait fait découvrir. Puis mes recherches se sont orientées vers l’histoire du livre, à la croisée du texte et de l’image.
Avant que nous discutions davantage des différentes facettes du livre que vous avez coécrit et dirigé, pouvez-vous nous dire ce qui vous a donné envie d’écrire sur ce roman-fleuve ? Y a-t-il quelque chose qui le rend spécial à vos yeux ?
Ce roman de la fin du 16e siècle fait partie des œuvres d’imagination les plus extraordinaires de la Chine des Ming, par son inventivité narrative, ses rebondissements sans fin et son humour aussi. Le fait que son influence se soit étendue jusqu’au Japon dès le 18e siècle et se poursuive jusqu’à aujourd’hui est un phénomène fascinant et assez unique.
Nous avons ici un volume conséquent de recherche qui donne beaucoup de clés de compréhension pour bien apprécier le roman. Mais vous n’avez pas été seul à travailler dessus, cela n’a pas été trop difficile d’écrire à plusieurs mains sur un tel sujet ? Avez-vous eu des contacts réguliers avec vos collaborateurs ?
Ce travail a été conçu d’emblée de manière collective. J’ai entraîné dans cette aventure deux de mes anciennes étudiantes aux Langues O’ : Evelyne Lesigne-Audoly et Delphine Mulard, aujourd’hui maîtresses de conférences à l’université de Strasbourg, qui ont notamment rédigé les résumés des 100 chapitres et traduit les légendes des illustrations, afin que le lecteur puisse suivre la trame du roman et mieux comprendre ses images. D’autres collaborations sont intervenues ensuite : celle d’un collègue des Langues O’, Vincent Durand-Dastès, spécialiste de la littérature chinoise, et celle de Xavier Guilbert, qui a écrit sur la postérité de la Pérégrination vers l’Ouest dans les mangas.
La Pérégrination vers l’Ouest ayant déjà eu plusieurs traductions antérieures, faites-vous allusion à ces dernières dans cet ouvrage ?
En travaillant sur ce livre j’ai découvert que la première traduction (partielle) en français datait de 1839 ! Autant dire que la réception de ce roman est ancienne en France. Néanmoins, la première traduction complète à partir de l’original chinois ne date que de 1991. Publiée dans la bibliothèque de La Pléiade, elle est due à un des plus grands traducteurs de la littérature romanesque chinoise, André Lévy (1925-2017), à qui j’ai voulu rendre hommage. Il a été aussi un de mes prédécesseurs au centre de l’École française d’Extrême-Orient à Kyoto où je vis aujourd’hui. C’est cette traduction qui a été notre référence, afin que le lecteur de notre livre illustré puisse se référer s’il le souhaite au texte intégral.
Lorsque l’on tient La Pérégrination vers l’Ouest entre ses mains, on peut tout de suite voir qu’un énorme travail a été réalisé pour arriver à un tel résultat. Plus de 800 pages tout de même ! Un tel objet a-t-il été difficile à concevoir et à éditer ? Et combien de temps cela vous a-t-il pris ?
Le projet a été porté par les éditions 2024, spécialisées dans la BD. Olivier Bron et Simon Liberman, les cofondateurs de cette maison strasbourgeoise, avaient été fascinés par les illustrations de cette édition japonaise de la Pérégrination vers l’Ouest, qu’ils avaient découvertes il y a une dizaine d’années. Ils m’ont contacté en 2014 et c’est ainsi qu’est né le projet…
Rééditer en un seul volume les 250 illustrations gravées sur bois en double page, à la taille des originaux, a été une entreprise complexe et un défi pour cet éditeur qui réalise aussi des rééditions d’œuvres anciennes et oubliées dans une optique patrimoniale. Il faut ici saluer le superbe travail qui a été mené par le graphiste, Erwan Chouzenoux. Parallèlement, il a fallu conduire des recherches sur l’élaboration des traductions japonaises de ce roman chinois, leur édition et sur le contenu des illustrations. C’est donc le fruit de plusieurs années de réflexion et d’un travail collectif passionnant.
Avec La Pérégrination vers l’Ouest, nous sommes en présence d’une œuvre imprégnée de spiritualité. Pensez-vous que, sans cet aspect sur le bouddhisme, le livre aurait eu un si grand succès à l’époque de sa création ?
Ce roman est avant tout une œuvre d’imagination et la parodie y occupe une place centrale. Je ne dirais pas qu’il a une dimension « spirituelle ». Certes, il s’appuie sur un fait historique important pour la réception du bouddhisme en Chine : le voyage en Inde du moine Xuanzang, au début du 7e siècle, pour y recueillir des textes sacrés (soutras) et les traduire en chinois. Ce personnage extraordinaire — dont par un heureux hasard la monumentale biographie vient d’être traduite par Jean-Pierre Drège aux éditions Les Belles Lettres (Vie de Xuanzang, pélerin et traducteur) — sert de prétexte au récit, mais le bouddhisme n’est qu’un élément de fond du roman. La clé du succès de ce roman « picaresque » est plutôt sa fantaisie débridée.
L’une des choses les plus importantes à savoir, c’est que ce volume permet de découvrir pour la première fois en intégralité l’ensemble des estampes qui composaient La Pérégrination vers l’Ouest illustrée sortie au Japon au début du 19e siècle. Cela n’a pas été trop difficile de récupérer la totalité des œuvres nécessaires ?
L’idée était en effet de proposer une version intégrale de ces merveilleuses illustrations. Il a fallu pour cela que l’éditeur se procure les 40 volumes qui composent l’édition originale japonaise, publiée en quatre parties, entre 1806 et 1837. C’est un livre imprimé à l’origine à l’aide de planches de bois, comme les estampes ukiyo-e, dont les exemplaires qui subsistent — relativement rares — ont subi les outrages du temps, car ils ont été beaucoup lus ! La plupart étaient en effet destinés aux loueurs de livres et sont passés entre des centaines et des centaines de mains…
En parlant de ces estampes qui sont au centre du présent ouvrage, quel chapitre ou quel passage vous a le plus intrigué ? Et quel artiste parmi les trois qui ont contribué à ce roman vous a le plus impressionné par son art ?
Trois artistes se sont succédé sur une période de 30 ans pour réaliser les illustrations, et pas des moindres : Tôya ÔHARA, Toyohiro UTAGAWA — le maître de Hiroshige — et Taito KATSUSHIKA, le meilleur disciple de Hokusai. On remarque que ces artistes ont eu des rapports assez différents au texte, qui se reflètent dans leurs choix illustratifs. Le lecteur pourra découvrir aussi la diversité de leurs styles. C’est le dernier, Taito, qui a ma préférence : son trait est précis et ses mises en pages sont toujours dynamiques et, comme son maître Hokusai, il excelle dans les scènes de combats, particulièrement nombreuses dans ce roman. Regardez par exemple, au chapitre 86, la scène de l’incendie de la grotte des monstres, ou le combat contre le Lion-Fauve, au chapitre 89. Le dessin est d’une puissance incroyable et ravira les amateurs de mangas.
Lorsque l’on aborde La Pérégrination vers l’Ouest, la question des adaptations revient rapidement en tête. Y en a-t-il une dont vous recommanderiez la lecture ou le visionnage ?
En travaillant sur les adaptations du roman dans la seconde moitié du 19e siècle puis au début du 20e siècle, j’ai découvert deux œuvres particulièrement étonnantes : l’une est une version condensée publiée en 1910 par le peintre Misei KOSUGI, avec des illustrations de sa main, d’un modernisme incroyable, qui rappellent Félix Vallotton par exemple. L’autre est un très court film d’animation de 8 minutes produit en 1926 par Noburô ÔFUJI, pionnier de ce genre. Ce film qui date de près d’un siècle a été réalisé entièrement à l’aide de papiers découpés. Il a été restauré récemment et on peut le visionner sur le site du Kobe Planet Film Archive. Avis aux amateurs de raretés !
Quel a été le personnage qui vous a le plus marqué ?
Le héros du roman est évidemment le singe Sun Wukong (Son Gokû en japonais), qui apparaît dans presque toutes les illustrations et dont on suit les aventures rocambolesques et les épreuves, mais les personnages secondaires sont aussi très intéressants, comme Guanyin, une divinité bouddhique féminine, figure de la compassion, qui use de ses pouvoirs pour dénouer de nombreuses situations.
Si vous aviez la possibilité de réécrire sur un autre des roman-fleuve culte chinois, lequel serait-ce ?
Les écrivains japonais du 19e siècle ont produit une quantité inimaginable de romans illustrés par les plus grands artistes de leur temps. C’est un domaine pour ainsi dire inconnu en France, où nous avons été plus sensibles aux estampes ukiyo-e de la même période. Et parmi ces grands livres illustrés, certains sont issus de la littérature chinoise. Je citerai en particulier l’adaptation par Bakin KYOKUTEI et Ranzan TAKAI du roman Au Bord de l’eau — qui est avec La Pérégrination vers l’Ouest l’un des « quatre grands livres extraordinaires » des Ming —, illustrée par Hokusai entre 1805 et 1838. Elle ne comporte pas moins de 90 volumes et ce serait donc un nouveau défi intéressant !
Pour terminer, si vous ne deviez dire qu’une seule chose pour convaincre un néophyte de lire votre travail, qu’est-ce que ce serait ?
Il n’est pas besoin d’être spécialiste pour apprécier la puissance et l’inventivité des illustrations de ce roman. On peut le parcourir comme une BD, puis revenir ensuite sur les textes de chaque chapitre, et enfin, si on veut en savoir plus, sur les textes d’accompagnement, et se plonger dans les deux mille pages de la traduction intégrale… Nous avons voulu faire une édition accessible et plaisante, tout en étant scientifiquement rigoureuse.
Merci pour votre temps !
Cette nouvelle Pérégrination vers l’Ouest nous transporte au cœur d’illustrations passionnantes qui permettent aux amoureux de littérature chinoise comme aux néophytes de replonger dans ce voyage intemporel. Fan de Saiyuki et de Son Gokû ou non, une chose est sûre, elle ne laissera point indifférent !
Remerciements à Christophe Marquet pour son temps et aux éditions 2024 pour la mise en place de cette interview.