L’Innocence de Hirokazu Kore-Eda : jeux interdits
Un an tout pile ou presque après Les Bonnes étoiles, KORE-EDA fait son grand retour dans nos salles obscures, mais pas que. L’Innocence, en salles à partir du 27 décembre, marque aussi son retour chez lui – il est son premier film tourné au Japon depuis Une Affaire de famille – ainsi qu’un retour à ses premières méthodes, puisqu’il y fait ce qu’il n’avait plus fait depuis Maboroshi en 1995 : adapter le scénario d’un autre. Un pari visiblement gagnant, le film étant reparti de Cannes en mai dernier avec la Queer Palm et le prix du scénario.
Sur le chemin de l’école …
Un scénario écrit par un autre – en l’occurrence Yuji SAKAMOTO, l’homme derrière We Made a beautiful bouquet au cinéma, et quelques succès télévisés tels que Life goes on ou Love with a case. Une structure faussement empruntée à Akira KUROSAWA et son Rashomon. Et surtout, enfin, une collaboration avec le regretté Ryuichi SAKAMOTO qui signe ici sa dernière composition pour le cinéma. Il y a du nouveau dans L’Innocence de Hirokazu KORE-EDA. Lui qui nous avait habitués aux récits linéaires laissant le spectateur libre d’imaginer l’avant et l’après des tranches de vie qu’il filmait, le voilà aux prises avec une narration discontinue et complexe, qui distille ses informations au compte goute, et, qui plus est, imaginée par un autre. Le voilà aussi travaillant différemment avec ses jeunes acteurs, Soya KUROKAWA et Hinata HIIRAGI, qu’il laisse lire et apprendre le script pour la première fois dans sa carrière – pour un résultat toujours aussi brillant puisque les deux garçons livrent des performances d’une finesse qui fait mouche. Et puis il y a le piano mélancolique de Ryuichi SAKAMOTO, qui sonne comme une évidence qui n’a que trop tardé à accompagner, enfin, le cinéma de KORE-EDA. Mais, pour toutes ces nouveautés, il y a aussi du familier : l’enfance, la famille, et leur confrontation brutale avec les institutions sociales, en l’occurrence, ici, l’école.
Car c’est bien le cadre de cette Innocence. Une école banale, dans une ville banale, dans laquelle se joue une histoire vieille comme le monde. Un enfant change d’attitude du jour au lendemain, et les adultes autour de lui, sa mère et son professeur, se mettent en quête de réponses. Harceleur ou harcelé ? Monstre ou victime ? C’est la question qui occupe le film et ses 126 minutes. Une question qui, cela dit, ne concerne pas que Minato (Soya KUROKAWA), ce jeune élève de CM2 dont la mère, Saori, suppose qu’il est brimé par son professeur, monsieur Hori. Non, et d’ailleurs, si le premier titre du film était Monster au singulier, les monstres y sont une affaire plurielle. Ainsi, c’est tout le film qui répond à cette logique : avec trois parties incarnant trois regards différents sur de mêmes évènements, L’Innocence est un film de variations, de multiplications, un peu à l’image de ces formules qui le constellent et qui changent de sens selon qui les dit. Un peu comme ces sortes de barrissements qui résonnent dans les trois segments du film et se chargent, à chaque fois, d’une signification de plus en plus précise et puissante.
Solitude d’un autre genre
Cela dit, nous sommes chez KORE-EDA, et cette polysémie, cette richesse de sens et de perspectives n’est pas une démonstration technique ampoulée. Non, un peu comme dans la musique de SAKAMOTO qui accompagne le film, la virtuosité du récit est mise au service de quelque chose d’éminemment simple et familier : une tendresse mêlée de colère. Un espoir triste, qui infuse tout le film et, peut-être même, tout le cinéma du réalisateur. Si dans ses deux premiers tiers L’Innocence flirte avec le thriller, sa dernière partie, racontée depuis le point de vue des enfants et laissant beaucoup moins de place au doute et à l’erreur que les précédentes, montre bien qu’il n’en est pas un. Bien sûr, le film joue habilement sur une sensation d’angoisse qui nait de l’impuissance d’une mère à enrayer le cycle de violence se mettant en place autour de son fils et que l’actrice Sakura Andô, qu’on avait déjà vue dans Une Affaire de famille, exprime avec une intensité renversante. Une performance marquante qui est d’ailleurs largement servie par le choix du réalisateur de filmer ses personnages plus près que d’habitude, en particulier lorsque Saori rencontre le personnel éducatif de l’école, bouchant les perspectives avec leurs corps pliés et faussement serviles. En outre, avec sa quête effrénée de coupable(s) et de réponse(s), le film entraine son spectateur dans un réseau des fausses pistes et de fausses conclusions qui rappelle le thriller et sa recherche de vérité dans la noirceur.
Mais pourtant, ici, le cœur du problème est ailleurs. En témoignent, sans aucun doute, deux scènes de l’ouverture du film. Dans la première un enfant marche seul dans la nuit, loin de la ville sur l’autre rive. Dans la seconde, entre une mère et son fils, il y a un incendie. Ils se partagent l’écran depuis la sécurité de leur balcon, mais, entre eux, le monde brûle, et les flammes les isolent dans le cadre. De fait, les enfants, dans L’Innocence, évoluent dans une dimension différente des adultes, séparés d’eux par un brasier qui sert de point de départ aux trois chapitres du film, comme si son histoire ne pouvait commencer que dans les flammes.
Sans surprise donc, c’est dans cette idée que réside le cœur du film, et, peut-être même, le cœur du cinéma de KORE-EDA. Au côté de Minato, il y a son camarade de classe, Yori (Hinata HIIragi) et la relation qu’ils entretiennent échappe à tous ceux qui les entourent. Un fait tout simple, que le dernier tiers du film donne à voir dans toute son évidence. Ce qui effraye les adultes n’est rien d’autre que la vie secrète qu’ils partagent, au cœur d’une forêt séparée du monde séculaire par un tunnel, doubles symboles en eux même – la forêt et le tunnel – redoublés par le lieu où les deux enfants s’y retrouvent. Un vieux train abimé, qui n’en reste pas moins une promesse de voyage et de liberté. Leurs innocents jeux d’enfants sont les angoisses coupables des adultes, le mantra de leur jeu de devinettes « C’est qui le monstre ? » devenant la question morale que se posent professeurs et parents. Quant à leur refuge, il faut voir la façon dont KORE-EDA le film du point de vue des adultes : un monde presque horrifique, obscur, terrifiant et boueux.
L’incendie queer
En ce sens et dans la plus pure tradition kore-edienne, L’Innocence est un film sur l’incapacité du système à cerner ceux qu’il enveloppe. Face à l’inquiétude de la mère, l’école ne fournit qu’un discours creux et déconnecté. Face aux risques que la situation engendre dans la vie privée de M. Hori, la direction de l’école a trop vite fait de le sacrifier pour sauver les apparences. Et face aux enfants, l’école – et les adultes – projette un récit qui n’a pas grand-chose, pour ne pas dire rien, à voir avec la réalité. Tout le monde se trompe, tout le monde fait fausse route, parce que l’institution censée guider et protéger ce beau petit monde échoue à le faire. Un constat amer qui était déjà au cœur d’une Affaire de famille ou des Bonnes étoiles, mais qui se teinte ici d’une nouvelle couleur, et pour cause.
Les deux jeunes protagonistes sont obsédés par la réincarnation et le film ne cesse de tromper le spectateur quant à leur destin sur le sujet. Et si le thème les obsède, ce n’est pas parce que Yori et Minato sont deux moines en devenir, mais au contraire parce qu’il y a, dans leurs vies, une différence fondamentale dont ils espèrent qu’elle disparaitra dans la prochaine. Une différence qui a valu au film de recevoir à Cannes, en plus du prix du scénario, la « Queer palm », qui récompense, chaque année, un film qui excelle dans la représentation des thématiques LGBTQ+. Une récompense à l’évidence limpide tant L’Innocence, saisit avec douceur et justesse une certaine expérience queer de la vie. Il y a bien sûr la façon dont le père de Yori décrit son fils « malade », et celle dont se dernier, fait face – et accepte – à une violente discrimination dans son quotidien. Mais il y a surtout le reste, plus subtil : le mélange, dans la tête d’un enfant de onze ans, de ce qu’il pense et de ce qu’on pense de lui. La réalisation infra-langagière d’une différence et de la distance qu’elle implique ou peut impliquer. Puis sa métamorphose en violence plus ou moins intériorisée ; en un incendie qui consume tout. Enfin, parce que l’expérience queer n’est pas que douloureuse, il y a la lumière et la douceur : celle d’un refuge qui permet d’être soi, et d’une course libératrice et euphorique.
La vérité, à la lueur de la tendresse
Autant d’idées dont KORE-EDA n’a jamais vraiment été étranger. S’il utilisait à l’époque le prisme des inégalités de classe et non celui de l’orientation sexuelle, c’était peu ou prou la même chose que disait par exemple Une Affaire de famille : la métamorphose de la différence en rancœur, et la quête d’un refuge. À l’échelle même du film, d’ailleurs, le constat est identique : si les deux enfants souffrent des attentes hétéronormées qui les étouffent, les adultes qui les entourent ne sont pas en reste non plus, victime d’un système qui les écrase eux aussi. Ainsi, si L’Innocence est queer, ce n’est pas que parce que ses personnages le sont ou pourraient l’être. C’est, avant tout, parce qu’il est tendre. Tendre avec les individus, même les plus détestables – à l’image de cette directrice que KORE-EDA se refuse à peindre en monstre sans-cœur, et à laquelle il accorde même la grâce de ce qui est peut-être la plus belle scène du film. Tendre avec les individus donc, mais intraitable avec un système si rigide qu’il écarte la vérité d’un revers de la main : « Ce qui s’est réellement passé n’a aucune importance. »
Une vérité qui semble échapper encore et encore à la caméra du réalisateur, jusqu’à ce que, dans son dernier tiers, le regard de deux enfants permette son surgissement. Le courage d’enfants qui apprennent à aimer, la violence d’un incendie et celle, plus extrême encore, d’un typhon. Voilà ce qu’il faut, chez KORE-EDA, pour se débarrasser des faux semblants institutionnels. Ça, et des efforts répétés, à l’image d’une autre sublime scène du film, qui montre deux personnages nettoyants encore et encore la boue qui obstrue une fenêtre. Ça, et la mise à bas d’un monde ancien, qui, dans sa chute, ouvre sur un jour nouveau et un final lumineux dont on laissera au spectateur la discrétion de décider s’il est merveilleusement beau ou merveilleusement triste.
Après ses escapades françaises avec La Vérité et coréennes avec Les Bonnes étoiles, on aurait pu craindre que, de retour chez lui, KORE-EDA se soit émoussé. Il n’en est rien. L’Innocence est d’une acuité, d’une tendresse et d’une justesse déconcertantes. Digne et doux, à l’image du sublime piano de SAKAMOTO qui l’accompagne, c’est un grand film, qui dépasse largement la somme de ses thèmes et continue à faire de KORE-EDA un cinéaste universel. Un grand réalisateur, à l’engagement aussi subtil que nécessaire. Comme ses films en somme.
Merci pour cette belle analyse de ce très beau film !