Interview avec Stéphane Duval, fondateur du Lézard Noir
Dans la lignée de nos interviews d’éditeurs de manga et à l’occasion du festival de bande dessinée indépendante de Colomiers le 17 novembre 2023, Journal du Japon a eu l’occasion de rencontrer Stéphane Duval, éditeur et fondateur de la maison d’édition Le Lézard Noir située à Poitiers. Celui-ci nous a parlé de la création de la maison d’édition, de ses coups de cœur et de la diversité des publications, que ce soit le format, le public visé ou le pays d’origine.
Genèse et développement de la maison d’édition
Journal du Japon : Bonjour Stéphane, tout d’abord je vous remercie d’avoir accepté de réaliser cet entretien pour le Journal du Japon. Dans un premier temps, pouvez-vous nous expliquer votre parcours ? Il me semble que vous aviez été disquaire un temps avant d’avoir créé la maison d’édition du Lézard Noir ? Comment cela s’est déroulé ?
Stéphane Duval : J’étais intrigué par un tableau de Suehiro MARUO sur une pochette de disque de John ZORN . et j’ai tiré un peu le fil d’Ariane jusqu’à ses mangas. De là, je me suis interessé à tout ce qui était Japon d’avant-garde. Au cours d’un voyage au Japon j’ai rencontré MARUO et je me suis dit : « tiens pourquoi je ne l’éditerai pas en France ?« . Cela s’est finalement fait un peu » par hasard »: j’avais envie de faire découvrir des artistes japonais qui me plaisaient comme Makoto AIDA ou encore Akino KONDOH et d’investiguer par la même occasion. La maison s’est construite au fil de mes pérégrinations japonaises et de mes rencontres, mais mon objéctif de départ n’était pas de publier des bandes dessinées mais plutôt des livres d’artistes.
Avant d’être éditeur, vous étiez probablement lecteur de mangas et de bandes dessinées, quelles sont les œuvres qui vous ont marquées et pourquoi ?
(rires) En fait, le seul que j’avais lu avant d’éditer des mangas c’était Akira… et les mangas de MARUO achetés au Japon et aux USA. Adolescent, je n’étais pas lecteur de mangas mais de bandes dessinées et plutôt ligne claire. Mon intérêt pour la BD est revenu en étant éditeur. J’ai une connaissance des bases historiques de la bande dessinée mais le manga je l’ai découvert tardivement.
Vous avez créé Le Lézard Noir en 2004, soit il y a presque 20 ans. Est-ce que c’était l’objectif au départ et quelle est la ligne éditoriale ?
Le premier slogan du Lézard Noir était « avant-garde et japonisme décadant » et ça définissait un peu la ligne éditoriale. Je cherchais avant tout à me faire plaisir. De fil en aiguilles, j’ai découvert la BD japonaise en allant régulièrement sur place, et j’ai eu envie de publier des livres en lien avec le Japon urbain et contemporain. Si j’avais imaginé que tout ceci durerait aussi longtemps, j’aurais probablement pensé le Lézard Noir différemment. Ça aurait été une collection au sein d’une maison d’édition plus vaste… Au final c’est une bonne chose : c’est la singularité du Lézard Noir qui se différencie ainsi de ce que font les collègues, d’autant plus que nous n’avons pas un nom japonais, quoique emprunté à un roman japonais: Le Lézard Noir de Edogawa RANPO ( pseudonyme de Hirai TARÔ).
Mangas, livres jeunesse, catalogues d’artistes…un catalogue varié
Justement, les titres au départ étaient plus alternatifs et n’étaient pas destinés au grand public. Aujourd’hui, votre maison d’édition comprend un catalogue pour tous âges, et plus accessible mais aussi de BD jeunesse dont Les Moomins de Tove JANSON et de livres d’art de différents pays en dehors du Japon.. Avez-vous eu cette idée de varier dès le début ? Plus globalement comment choisissez vous vos titres ?
Très rapidement je me suis senti à l’étroit dans cet univers de marge plutôt obscur. C’est là où je me suis dit que le nom était bien trouvé mais que ça aurait été plus logique d’être une collection au sein d’une maison d’édition généraliste. C’est la raison pour laquelle nous avons eu envie de faire aussi de la jeunesse, d’éditer Les Moomins… et là s’est posée la question: Comment faire cohabiter des mangas de MARUO avec les bandes dessinées de Tove JANSON, ou des livres jeunesses avec des livres d’art?
Ça un peu perturbé mon distributeur au début. Pour la partie jeunesse, nous avons eu l’idée de faire Le petit Lézard. Par contre, pour les livres d’art ou d’architecture, mon distributeur ne comprenait pas trop quelle était la logique… En fait c’était vraiment à mon image ; c’était plutôt une exploration du Japon contemporain et le catalogue s’est construit au fur et à mesure de mes envies.
Pouvez-vous nous en dire plus sur Le Petit Lézard, c’est une collection à part, donc ?
Oui. Nous y avons fait des livres bilingues franco-japonais mais qui n’étaient pas publiés au Japon, mais que nous voulions explorer là-bas. Nous avons édité Les Moomins qui sont scandinaves et nous avons une série française, Les aventures fantastiques de Sacré Cœur d’Amélie SARN et Laurent AUDOUIN qui va être adaptée en dessin animé par Ankama l’année prochaine.
Nous sortons très peu de livres mais ça fait partie de l’ADN de la maison. Après avoir été disquaire, j’ai été directeur de la Maison de l’Architecture de Poitou-Charentes à Poitiers, un espace d’exposition et de médiation sur l’architecture contemporaine. Cela a aussi orienté mes choix éditoriaux vers une bande dessinée plus urbaine. Lors de la publication de notre premier catalogue d’architecture, « Mangapolis », nous nous sommes posés la question decomment faire entrer des livres d’architecture dans une maison d’édition qui a des livres de MARUO. Au début ça paraissait saugrenu, mais aujourd’hui ça cohabite bien.
Vous êtes passionné du Japon et partagez régulièrement vos voyages sur les réseaux sociaux. J’imagine que ces voyages ont une influence sur les titres à éditer ?
Je vais au Japon en repérage au moins quatre semaines par an. Ça me laisse le temps de m’immerger dans la société japonaise. Je cherche tous les jours des livres : quand je suis à Tokyo, je cherche en librairie, à Osaka dans des librairies ou des supérettes, des galeries… je fais des photos quotidiennement et quand j’ai pris plusieurs fois la même photo du même titre c’est qu’il m’a vraiment interpellé. Après je les montre à ma femme et collaboratrice Asako, et nous décidons plus ou moins ensemble des offres à faire.
Au début, le choix des titres se faisait sur les ressentis visuels en feuilletant les ouvrages. C’est pour ça que voyager au Japon est primordial. Les livres ne sont pas présentés de la même manière selon les librairies et les villes. Un libraire de Kobe n’a pas forcément le même coup de cœur qu’un libraire de Tokyo. Je ne travaille donc pas à partir des grandes foires internationales.
La grande majorité des mangas sont publiés en grand format, notamment La cantine de minuit de Yarô ABE qui comprend plus de 290 pages. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
J’avais un autre distributeur à l’époque qui était plutôt accès littérature, beaux livres… nous étions plutôt bien diffusés en librairies généralistes et littéraires. La cantine de minuit était un livre que nous avons repéré dès sa sortie, et nous nous étions dits que le présenter sous la forme roman graphique permettrait de trouver un public plus large.
Nous avons choisi une couverture différente pour cette série car nous avions déjà fait ça pour Le vagabond de Tokyo et nous étions plus sur de l’humain.
Pourtant, Le vendeur du magasin de vélos a été édité en petit format. Pourquoi ?
Nous avions fait le choix de changer de diffuseur/ distributeur au début de l’année nous sommes passés chez la Diff qui appartient au groupe Hachette, justement pour tenter les petits formats et renforcer notre présence sur le marché. Ce titre s’adresse à un lectorat plus jeune qui n’a peut-être jamais acheté de livres du Lézard noir. Le Vendeur fonctionne bienmais dans la même collection, Golden gold de Horio SEITA et Le roi des limbes d’Ai TANAKA moins. Le vendeur magasin de vélo était aussi un pari parce que le style graphique ne ressemble pas forcément à ce qui se fait en manga et ça m’intéresse de défricher les nouveaux courants de la BD japonaise et les formes de dessin émergentes.
En juillet 2023, vous avez tenu pour la première fois un stand à la Japan Expo à Paris. Vous qui êtes habitué au Festival International de la Bande Dessinée et de l’Image à Angoulême et à des festivals de bande dessinée indépendante (comme celui de Colomiers). Pourquoi avez-vous tenté l’aventure Japan Expo? Quel accueil avez-vous reçu?
La Japan Expo nous a permis de revoir des gens qui nous connaissaient et qui n’allaient pas forcément au Festival d’Angoulême où nous sommes présents depuis le début. Nous y avons aussi vu beaucoup de lecteurs qui ne nous connaissaient pas. Le but que je m’étais fixé en créant Le Lézard Noir était de sortir de cette image de carte postale du Japon et de montrer un Japon réel, assez éloigné du japon rêvé, qui est parfois véhiculé lors de festivals japonisants ou de pop culture.
En 2012, vous avez édité le catalogue d’exposition « Mangapolis » organisée par la Maison de l’architecture du Poitou-Charentes (MDAPC), la Maison de l’architecture et de la ville du Nord-Pas de Calais et la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?
En tant que directeur de la Maison de l’Architecture, mon objectif était d’amener les jeunes à réfléchir à leur cadre de vie. J’ai donc mélangé à la fois ma connaissance du milieu du manga et de l’architecture pour monter avec Xavier GUILBERT, critique de bandes dessinées et rédacteur en chef du site du9 – l’autre bande dessinée et qui a également vécu cinq ans au Japon, une exposition sur cette thématique. Nous avons proposé des ateliers où les enfants devaient repérer les éléments du décor urbain d’une rue japonaise et les repositionner dans une rue française… pour ouvrir un peu plus les yeux sur leur environnement.
L’idée étant que plus tôt nous sensibilisons les jeunes à l’architecture, à l’urbanisme et au cadre de vie, plus ils seront exigeants quand ils seront en âge de décider. Nous avons fait l’exposiion l’archipel de la maison sur les maisons japonaises dont nous avons publié le catalogue, et une sur la Maison des Super Héros avec Stéphane BEAUJEAN. Quand je vais au Japon, je m’intéresse beaucoup à l’urbanisme et l’architecture. Je fais aussi en partie mes voyages par rapport à l’architecture. Je suis allé l’été dernier à Hakone dans un hôtel d’un des plus grands architectes du Japon, Togo MURANO, architecte catholique qui a fait plusieurs bâtiments un peu connus comme une église, une mairie ou un monastère près de Takarazuka qui apparaissent dans le manga Gamma Draconis d’Eldo YOSHIMISU et Benoist SIMMAT.
Nous trouvons dans le catalogue beaucoup de mangakas qui sont connus pour leurs tranches de vie à destination d’un public adulte comme Keigo SHINZO ou encore Akiko HIGASHIMURA, dont certains titres ont eu droit à des coffrets et packs intégraux. Avez-vous prévu leur succès ?
HIGASHIMURA (que vous pouvez (re) découvrir dans ce portrait) n’a pas attendu pour être réputée mais elle n’était pas si représentée en France. Mais quand j’ai découvert Keigo SHINZÔ ( dont le Journal du Japon a eu l’occasion d’interviewer lors de sa venue à Angoulême en 2018), je me suis dit qu’il fera un jour une série emblématique, ça me paraissait évident. Je ne sais pas à partir de quand nous pouvons parler de succès. Hirayasumi a été proposé à Angoulême en avant-première et il y avait énormément de gens qui sont venus pour chercher ce nouveau tome. Le fait de l’avoir invité à Angoulême il y a quelques années a joué également. Pour les coffrets, c’est une proposition de notre diffuseur afin de relancer les séries et trouver un nouveau lectorat.
D’ailleurs quels sont vos best-sellers et à combien d’exemplaires se sont-ils vendus ?
Le premier volume de La cantine de minuit s’est écoulé à 50 et 60 000 exemplaires. Sur toute la série nous ne sommes peut-être pas très loin des 200 000. Le premier Chiisakobé de Minetaro MOCHIZUKI dans les 35 000. Hirayasumi démarre bien puisque nous sommes déjà à 12 000 exemplaires sur le premier tome.
En moyenne, combien d’exemplaires publiez-vous par an désormais ?
Environ 35. L’idéal serait de ne pas dépasser les 40 même si nous avons déjà plus de 50 volumes prévus en 2024…
Entre 2020 et 2022 le marché français du manga a explosé en termes de vente mais nous avons compris que globalement, ce sont les gros hits qui en ont surtout profité. Est-ce que cette période a donc changé quelque chose pour vous ?
Ce qui a changé, c’est que des nouveaux acteurs sont arrivés sur le marché, nous avons tous bien vendus… mais avec l’inflation il y a eu un retour de bâton. Le succès des ventes durant cette période a poussé les éditeurs à acheter énormément de droits, mais avec l’inflation nous voyons le contrecoup. Il y a un tassement des ventes et une difficulté à lancer de nouvelles séries.
Maintenant que cette explosion des ventes s’est calmée, comment voyez-vous les années à venir pour le marché du manga français ?
Il ne peut qu’augmenter. Avant il y avait une appréhension des parents à faire lire des mangas, mais les nouveaux parents ont grandi avec. Tout dépendra également de la part du numérique. Si le prix du papier augmente encore peut-être que plus de monde passera au numérique. Pour ma part, je reste attaché au papier.
2024: 20 ans du Lézard Noir, bilan et perspectives
Qu’est-ce que Lézard Noir nous prépare pour 2024 ?
Nous aurons en mars le nouveau manga de Minetaro MOCHIZUKI : No manga no life ( Nocomic no life en japonais) où il parle de ses inquiétudes, ses interrogations sur son métier. Puis La main gauche de dieu la main gauche du diable de Kazuo UMEZU, série très gore dans l’esprit de Poltergeist ou Amytiville, où les enfants vomissent des crânes et des torrents boue.
Deux séries d’Aï TANAKA sont prévues (dont nous avons publié LIMBO THE KING ou Le roi des limbes en français). Nous sortirons La résidence où les gens meurent en silence de Nazuna SAITÔ où l’autrice raconte la vie des personnes agées dans les danchi, les HLM japonais. En gekiga nous aurons une anthologie de Kazuhiko MIYAYA, Sexapocalypse dans l’esprit des grandes anthologies que nous avons fait comme Sex and fury de Bonten TARÔ. Ce qui est l’ADN du Lézard Noir restera présent, à savoir le gekiga de marge. En même temps nous allons continuer à explorer l’œuvre de Keigo SHINZÔ avec la sortie de sa première série de science-fiction : La planète verte, et une autre de ses anthologies. Nous aurons aussi une série romance josei qui se passe à Kyoto après la guerre dans le milieu des restaurants, en petit format.
Si le Lézard noir a été créé en 2004 cela signifie que votre maison d’édition approche des 20 ans… quel bilan pouvez-vous en tirer ?
A titre personnel, plutôt positif, il m’a déjà permis de ne plus être salarié, de découvrir des auteurs, et de me lancer des challenges. Je pense que le catalogue est singulier, que la proposition éditoriale et artistique tient la route, je suis donc plutôt satisfait.
Si certains de nos lecteurs vous découvraient aujourd’hui, pouvez-vous nous donner 2 ou 3 titres du Lézard noir qui sont les plus caractéristiques de votre catalogue ?
C’est difficile de faire un choix, mais je dirais Le vagabond de Tokyo : c’est un des personnages que l’on pourrait voir attablé au restaurant de La cantine de minuit. Le manga est drôle, le personnage est attachant. Dans les derniers titres que nous avions fait, j’aime beaucoup Hoshi dans le jardin des filles de Yama WAYAMA qui peine un peu en France alors que c’est un gros carton au Japon. Probablement à cause de son humour décalé.
Au bout de 20 ans on doit avoir acquis une certaine expérience du métier d’éditeur, mais qu’est-ce qui reste encore difficile pour vous ?
Trouver le million seller ( rires)
Nous ne pouvons pas savoir quel titre va marcher ou non, ce qui est difficile c’est le gaspillage lié à la surproduction. On se pose toujours la question de savoir si le livre que nous souhaitons sortir va apporter quelque chose ou pas. Le relationnel avec les éditeurs japonais n’est pas toujours facile, l’explosion des coûts des matières premières comme le papier. Peut-être devons nous faire moins et consacrer plus de temps à la promotion ? L’édition, entre l’achat de droit et la sortie, est un temps long, mais quand le livre est sorti tout va trop vite. Le marché ne laisse pas de seconde chance et les ouvrages doivent vite laisser place à d’autres.
Et, pour finir, qu’est-ce qui vous plait le plus, qui vous donne envie de continuer ?
Je ne suis pas artiste donc ça me plait de contribuer à la création. Je continuerai tant que j’y prendrai du plaisir, que ça me fera découvrir des artistes intéressants.
Pourvu que ça dure alors ! Merci.
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Un grand merci à l’équipe du Festival BD Colomiers pour son accueil chaleureux, ainsi qu’à Stéphane Duval d’avoir accepté cette interview et d’avoir pris le temps de répondre aux questions.