Le Grand magasin : au bonheur de l’animation
Apparus en Europe au milieu du XIXème siècle, les grands magasins sont des commerces réunissant de nombreux produits de différentes marques en un lieu. Des enseignes comme les Galeries Lafayette, ou bien le Printemps Haussmann à Paris sont sûrement familières à la plupart des français, mais saviez-vous que le Japon regorgeait également de ce genre de commerce ? Et qu’il en existe même un spécialement conçu pour satisfaire les envies des animaux, quelle que soit leur taille ? C’est en tout cas ce que présente le magnifique film Le Grand magasin – Au bonheur des animaux réalisé par Yoshimi ITAZU au sein du studio Production I.G et en salles à partir du 6 décembre.
Un manga primé et un film multi-primés
Akino a réalisé son rêve d’enfance : elle est devenue concierge du Grand Magasin du Hokkyoku. Un grand magasin pas comme les autres car il est exclusivement réservé aux animaux en toutes sortes, des petits rongeurs aux reptiles, sans oublier les oiseaux et autres mammifères de grandes tailles. Encore en apprentissage, Akino va devoir satisfaire les demandes des exigeants clients “V.I.A” (pour Very Important Animal), et apprendre le savoir-faire du métier pas comme les autres de concierge de grand magasin pour animaux.
Le Grand magasin : au bonheur des animaux est adapté du manga La concierge du grand magasin, dessiné par Tsuchika NISHIMURA et paru en un gros volume, réunissant les deux tomes japonais, chez le Lézard Noir l’année dernière. Publiée de 2017 à 2018 au Japon, la série a remporté en 2022 le 25ème prix d’excellence de la catégorie manga du Japan Media Arts Festival délivré par l’Agence pour les Affaires culturelles dépendant du gouvernement Japonais. Pour donner une indication quant à la renommée du prix, en 2022 Darwin’s Incident et Dead Dead Demon’s Dededededestruction l’ont également remporté.
Le film de Yoshimi ITAZU (entre autre réalisateur de la série Welcome to the Ballroom et character-designer sur Miss Hokusai de Keiichi HARA ou le projet inachevé de Satoshi KON Yume miru kikai) suit une trame similaire à celle du manga, bien qu’il soit obligé par son format de film (court avec ses 1h10) d’enlever ou bien de réduire certains épisodes de l’œuvre originale. Le film connaît également une trajectoire similaire à celle du manga dans la réception critique plus que positive des différents festivals auxquels il a été présenté avec notamment le prix du jury du festival Scotland loves anime et le grand prix du Festival international d’animation de Bucheon. Il était également diffusé lors de l’édition 2023 du Festival d’animation d’Annecy où les retours des spectateurs avaient été élogieux sur la qualité du long-métrage. Le Grand magasin : au bonheur des animaux méritait-t-il tant d’éloges ? Sans hésiter nous pouvons affirmer que oui, le film est à la hauteur de ses critiques.
Jeu d’échelle et dynamisme dans un grand magasin
Célèbres de nos jours comme symbole du luxe et de la consommation, notamment avec le roman de Émile Zola Au Bonheur des Dames dont tout le monde a lu ne serait-ce qu’une fois quelques lignes lors de sa scolarité, les grands magasins ne sont pas une exception française, et sont d’ailleurs aujourd’hui assez rares en dehors du boulevard Haussmann de Paris. C’est tout le
contraire au Japon, où les depâto (de l’anglais japonisé department store), aussi appelé hyakkaten, sont présents dans chaque grande ville dans des apparences similaires, bien que moins luxueuses, que les magasins français. Ce type de magasin est présent dans tout le territoire avec de nombreuses enseignes avec entre autres Matsuzakaya, Mitsukoshi ou bien Takashimaya, et il n’est donc pas étonnant de voir ce genre de sujet traité dans les œuvres de fictions japonaises. Le Grand magasin : au bonheur des animaux s’inspire cependant plus de l’esthétique des grands magasins français. Comment ne pas penser à la superbe coupole des Printemps de Haussmann face aux somptueux décors art nouveau du film de Yoshimi ITAZU.
Le directeur artistique, Ichirô TATSUTA et le Studio Fûga, spécialisé dans les décors d’animé, sont habitués aux collaborations avec le Studio I.G. Ichirô Tatsuta a notamment supervisé les décors de l’intégralité de la série de volley Haikyû, où les atmosphères des différents gymnases sont admirablement représentées. L’intégralité du Grand magasin : au bonheur des animaux se déroule à l’intérieur de ce dit-magasin, et il est par conséquent primordial de faire de ce lieu un endroit à la fois attrayant et crédible pour le spectateur. Le choix de Yoshimi ITAZU et de Ichirô TATSUTA pour représenter le standing du lieu a par exemple été de rendre chaque surface du sol réfléchissante : ici, même les tapis reflètent les silhouettes comme le ferait un sol en marbre de la plus luxueuse des boutiques. En arrière-plan, les étals des boutiques du Grand Magasin du Hokkyoku ne sont pas surchargés, une simple vitrine avec des objets réduits à une simple couleur servant à comprendre la variété des produits. On peut remarquer également un effort tout particulier apporté sur la verticalité du magasin, accentué par les longs draps décoratifs et l’omniprésence d’escalators et d’ascenseurs : rien de plus logique quand le film joue en permanence avec l’échelle de ses personnages.
La première scène du film, animée d’un seul jet, est particulièrement éloquente quant à ce jeu d’ échelle. Enfant, Akino se trouve propulsée à l’entière du magasin, d’abord éblouie par la lumière du lieu, elle manque ensuite d’écraser une famille de rongeurs puis de se faire écraser à son tour par un
pachyderme de grande taille. Une scène dont le style reste à part dans le long-métrage mais qui présente aussi parfaitement le dynamisme apporté par la simplicité des character-designs dessinés par Chie MORITA (premier travail à ce poste !), qui est aussi à la supervision de l’animation du film. Pour rester sur les personnages humains, la silhouette d’Akino est caractéristique du travail de l’animatrice : comparées au manga, les formes d’Akino sont beaucoup plus anguleuses. Le foulard autour de son cou est par exemple devenu un simple carré, comme découpé dans du papier et collé sur Akino. Le caractère anguleux additionné à la simplicité des personnages (peu d’ombre et de détails sur les tissus par exemple) joue en la faveur du dynamisme et de l’exagération des poses, surtout dans le cas de Akino qui est toujours dans la surprise des événements qui se déroulent autour d’elle. Cette simplicité est parfois contrasté avec des gros plans sur des visages, notamment celui de Monsieur Tôdo, superviseur de Akino, qui rappelle le travail en duo de Ayumu WATANABE et Ken.ichi KONISHI sur les Enfants de la mer et La chance sourit à madame Nikuko.
Concernant les espaces, en plus des décors, le travail du son mérite lui aussi le détour. Même si l’endroit, le Grand Magasin du Hokkyoku, reste le même, les espaces où les personnages évoluent différent. Le passage où Akino se retrouve dans un ascenseur au côté de l’artiste éléphant Monsieur Wooly est saisissant dans la manière dont l’impression étroite et confinée de l’ascenseur est transmise aussi bien par les angles et les perspectives du dessin que par le calfeutrement des voix. Un lourd contraste face au hall du magasin où tous les sons résonnent et se rencontrent.
Les grands magasins : de la France au Japon, l’empire de la consommation
Au-delà de la représentation saisissante du grand magasin et du dynamisme des personnages, Le Grand magasin : au bonheur des animaux aborde des thèmes bien moins gais, mais paradoxalement étroitement liés au grand magasin : celui de la surconsommation et de son impact sur les vies animales. En effet, en faisant des animaux les consommateurs, le manga de Tsuchika NISHIMURA opère un renversement du bon sens et de la réalité historique où ce sont les hommes qui, à partir du
XIXème siècle et s’aggravant au fil du XXème et XIXème ont consommé et surconsommé au détriment de la survie de milliers d’espèces et d’écosystème. Et ce sont ces espèces les plus touchées, disparues ou sur le point de l’être qui deviennent dans le monde de Tsuchika NISHIMURA les V.I.A, dont Akino doit satisfaire les besoins.
Art House, distributeur du film en France, a d’ailleurs développé tout un dispositif pour accompagner cette problématique à destination des enfants. Des fiches pédagogiques sur les animaux qui apparaissent dans le film ainsi qu’un jeu des 7 familles basés sur les personnages principaux sont accessibles en ligne et décrivent le statut de conservation (espèce éteinte ou sur le point de l’être), et les raisons qui ont mené à ces situations. Un travail de sensibilisation bienvenu mais déprimant sur la situation actuelle.
L’animation est alors un moyen de ressusciter ces nombreuses espèces pour pouvoir les observer d’une manière inédite. Bien qu’ils conservent une anatomie inspirée de leur version réelle, tous les animaux une fois entrés dans le magasin portent vêtements et chapeaux et se déplacent, si possible sur leurs deux pattes arrière. Ce dispositif d’anthropomorphisation des animaux conserve tout de même les caractéristiques singulières de certaines espèces : Monsieur Elulu, grand pingouin et patron secret du magasin, regarde toujours son interlocuteur de profil, le couple de ninoxes rieuses, une espèce de chouette, ont pour vêtement une sorte de cape adaptée à leurs ailes, et le paon ne peut s’empêcher de courtiser sa bien aimé et présenter sa magnifique queue au détriment du confort des autres clients. Des touches comiques efficaces qui rappellent la beauté de ces animaux mais renvoient inévitablement à leur disparition tragique…
Le Grand Magasin du Hokkyoku, en invitant ces animaux maintenant disparus à goûter aux joies de la consommation rappelle au spectateur le tragique des conséquences de la consommation, mais met paradoxalement en avant les liens qui se créent grâce et à travers ce lieu du grand magasin, et la beauté du travail de concierge, en tant qu’agent aidant à réaliser les souhaits les plus chers des clients.
Le Grand magasin : au bonheur des animaux est un film d’animation magnifique à destination de tous les âges. Pour les férus d’animation, le cadre du grand magasin, inédit dans l’ampleur de sa représentation en animation, et l’animation des personnages, que ce soit la vivacité des mouvements ou le jeu sur l’anthropomorphisation des animaux, sauront combler les attentes des plus exigeants. Bien que déprimant face à la réalité du désastre, Le Grand magasin : au bonheur des animaux sensibilise sur la cause animale face à la consommation de masse et renvoie, par sa référence historique au grand magasin, à la source du problème, une source qui est paradoxalement à la base de beaucoup du bonheur de nos quotidiens.