Perfect Days : le goût des choses simples
En ouverture de la 17e édition du Festival du cinéma Japonais contemporain – Kinotayo, était projeté le dernier film du réalisateur allemand Wim Wenders : Perfect Days. Avec Koji YAKUSHO dans le rôle-titre et la passion sincère du réalisateur pour la culture japonaise, notamment le cinéma de Yasujiro OZU, le film avait dès le départ tous les arguments pour séduire. Mais derrière cette promesse de vanter les mérites d’une vie simple, la routine et les “jours parfaits” qu’elle implique, le film semble avoir beaucoup plus de choses à nous raconter.
Wim Wenders et le Japon, une longue histoire d’amour
Avec une trentaine de long-métrages, répartis sur une période de 50 ans, et de nombreuses récompenses prestigieuses (Berlinale, Oscar, César, Mostra de Venise, …), Wenders est sans nul doute un réalisateur prolifique qui a su laisser sa marque dans le paysage cinématographique. Figure emblématique du nouveau cinéma allemand émergeant au cours des années 1970 – ce courant se veut grandement influencé par la Nouvelle Vague française – plaçant au cœur de ses œuvres la critique sociale et politique, proche d’un certain “cinéma d’auteur”, au sens où il se place en opposition à un pur film de divertissement. Situant au cœur de ses films les relations humaines, tout en filmant dans un style assez lent et épuré, on comprend immédiatement sa filiation avec le cinéma d’Ozu. C’est d’ailleurs tout naturellement qu’il en viendra à réaliser un documentaire hommage en 1985, Tokyo-Ga, consacré au cinéma et à la carrière du réalisateur Yasujiro OZU. Il réalisera également quatre ans plus tard un autre documentaire sur un autre grand nom japonais : Yohji YAMAMOTO, célèbre couturier.
Habitué aux grands espaces, cinéaste aux mille vies et aux mille décors, on n’attendait pas forcément Wenders sur une ôde à la banalité du quotidien. En réalité, l’idée commence à germer quand la ville de Tokyo lui propose de réaliser une série de court-métrages documentaires sur un récent projet architectural autour des toilettes japonaises. Quinze architectes japonais de renom se sont vus confier l’invention de nouvelles formes de toilettes, pour illustrer l’évolution des villes vers une nouveau type de vie. Wenders en retour, et plutôt qu’une série de documentaires, propose un long métrage qui traiterait de plusieurs aspects de la culture japonaise, et plus seulement cet angle “passé/modernité”. Etant donc à la genèse du projet, on pourrait presque dire, pour faire une phrase un peu cliché que “au final, le vrai personnage principal de ce film, c’est les toilettes” (Mais ce serait faux, on sait tous que c’est Koji YAKUSHO qui livre ici une performance magistrale).
Wenders assure que la durée de tournage ne sera pas beaucoup plus longue, il a seulement besoin de 16 jours, et d’un acteur emblématique pour porter le film. Et le réalisateur avait déjà un nom en tête : Koji YAKUSHO, acteur émérite qui a tourné notamment dans plusieurs films de Takashi MIIKE et Kiyoshi KUROSAWA, il obtiendra d’ailleurs le prix d’interprétation à Cannes en 2023 pour Perfect Days. Il est accompagné pour l’écriture d’un co-scénariste : Takuma TAKASAKI, qui a permis de réellement faire le lien entre Yakusho et Wenders, au-delà de la simple fonction de traduction, nous racontait le réalisateur pendant la cérémonie d’ouverture.
Sa réelle passion pour le Japon, son cinéma et ses points communs avec le travail d’Ozu font de Wenders la personne idéale pour ce projet. Et pour achever de consacrer cette amitié germano-japonaise et récompenser l’ensemble de son œuvre, le réalisateur allemand s’est vu décerner ce soir-là le prix du Soleil d’Or par le festival Kinotayo.
Perfect Days : la beauté du quotidien
Perfect Days nous emmène dans le quotidien de Hirayama – en référence au personnage de Chishû RYÛ, acteur fétiche de Yasujiro OZU, dans Voyage à Tokyo – chargé de l’entretien des toilettes publiques à Tokyo. Nous allons alors suivre sa routine très structurée, entre travail minutieusement exécuté, entretien de ses plantes, bains publics, laverie, et dîner au restaurant local. Ce quotidien prévisible et bien rangé, lui permet de s’émerveiller face à chacune des petites oscillations qui viennent perturber sa routine et rendre chaque journée si spéciale. Autour de ce métronome humain qu’est Hirayama gravitent plusieurs personnages qui viendront tour à tour soit l’influencer, soit être impactés par ses actions. Très peu bavard, il semble impossible à cerner aux yeux des autres personnages, à commencer par son collègue de travail.
De son côté, le spectateur a la chance de suivre sa routine, à travers laquelle il pourra tenter de cerner cet énigmatique personnage. Il semble tout d’abord aimer la musique, tous les matins il commence par mettre une vieille cassette dans son autoradio pour partir au travail. Thématique récurrente dans la filmographie de Wenders, les personnages sont toujours accompagnés de musique, The Kinks dans l’Ami Américain, Lou Reed dans Si Loin Si Proche. Et c’est cette passion pour le Garage Rock qui ressort notamment dans ce Perfect Days, avec House of The Rising Sun (The Animals) pour ouvrir la première journée, puis plusieurs titres du chanteur du groupe (Lou Reed), dont notamment la fameuse chanson Perfect Days qui donne son nom au film. La “petite amie”/hôtesse du collègue finira même par lui faire décrocher un sourire en jouant une chanson de Patti Smith.
Cette galerie de personnages est aussi l’occasion pour Wenders de dérouler quelques thématiques sociales qui le rapprochent du néoréalisme d’Ozu. On voit à travers son jeune collègue trop bavard, un fragment de jeunesse tokyoïte désœuvrée, esseulée, blâmant le manque de moyens “sans argent pas d’amour, hein”, et tire-au-flanc dans le travail. Ce qui contraste avec notre héros, la soixantaine, incarnation de cette génération qui avait encore le souci du travail bien fait. Plus tard, nous retrouverons notre héros accoudé dans un Snack Bar, pour cette fois-ci avoir un aperçu du quotidien des vieux célibataires de la capitale. Ce lieu typiquement japonais se présente comme un restaurant à l’allure simple, où la gérante, “mama-san”, femme d’âge mûre, prépare la cuisine, fait la conversation et divertit les hommes assis au comptoir. Dans le cas présent, poussée par l’enthousiasme des habitués, elle entonne une reprise en japonais de House of The Rising Sun, en réponse à la cassette écoutée au début du film par Hirayama seul dans sa voiture.
Plus tard, sa tournée quotidienne mettra sur sa route un enfant perdu. Alors qu’il prend le temps de l’aider, et accepte immédiatement cette variation que le hasard met sur son chemin, la mère viendra l’arracher à Hirayama, sans un merci et s’empressant de nettoyer la main de l’enfant, qui était encore dans celle du vieil homme en bleu de travail, une minute avant. Témoignage du stigmate encore bien réel autour de cette fonction. De la même manière, plus tard dans le film, sa sœur arrivant dans une magnifique voiture de luxe et lui demandant “alors, tu… nettoies vraiment des toilettes ?”, nous fait deviner un probable déclassement volontaire.
Et pour la pause déjeuner, toujours le même rituel, deux sandwich triangles, une brique de lait, et une photo sous l’arbre du parc. Tout comme Campino (Rendez vous à Palerme) et Rüdiger Vogler (Alice dans les villes) avant lui – et Wim Wenders lui-même – Hirayama aime la photographie. Au même titre que la musique, c’est un moyen d’expression et de communication avec le monde qui l’entoure, et notamment avec sa nièce qui partage cette passion. Cette même photo capturant “la lumière du soleil qui brille à travers les arbres” permet d’illustrer un concept japonais “Komorebi” (木漏れ日). Ce dernier rejoint le propos global du film quant à l’importance accordée à la beauté éphémère des choses. Il permet également d’amorcer le propos sur l’esthétique de l’ombre et de la lumière qui traverse tout le film.
Suite à la projection, le réalisateur nous a confié s’être inspiré de l’essai l’Eloge de l’Ombre de l’écrivain Jun’ichirō TANIZAKI pour la manière de traiter les intérieurs dans le film. En effet, dans ce livre, classique de la littérature japonaise, Tanizaki y défend une esthétique de la pénombre et du dénuement face au faste et décorum à l’occidental. Hormis sa bibliothèque et sa collection de cassettes, l’appartement de Hirayama se rapproche de ce qu’on appellerait maintenant du minimalisme. Un chapitre est même consacré aux toilettes japonaises à l’ancienne. Cet équilibre adroit en clair-obscur se retrouve à la fois dans les 15 créations des architectes japonais qui ont participé au projet et dans le calme qu’appelle la pénombre de l’appartement, reflet également de l’équilibre intérieur du héros.
De Wim Wenders à Yasujiro Ozu
Nous l’évoquions en introduction, Wim Wenders a sûrement grandement été influencé par Ozu au cours de sa carrière, mais c’est certainement dans Perfect Days que l’on retrouve le plus de similitudes avec le réalisateur de Voyage à Tokyo.
En grand passionné de la route et des voitures, Wim Wenders affuble son personnage principal d’une camionnette bleue qui l’emmène chaque jour au travail. Mais cette fois-ci, pas de road trip démentiel à travers l’Amérique sur les freeways gigantesques ; seulement les allers-retours quotidiens sur le périph’ de Tokyo. Pour Gilles Deleuze, dans « l’Image-Temps », cette “forme-bal(l)ade” permet d’appréhender la banalité quotidienne, comme dans Voyage à Tokyo par exemple, avec les allers-retours des grands-parents entre la ville et la province. “[L’image-action] disparaît au profit de l’image purement visuelle de ce qu’est un personnage, et de l’image sonore de ce qu’il dit, nature et conversation tout à fait banales constituant l’essentiel du scénario (c’est pourquoi seuls comptent le choix des acteurs d’après leur apparence physique et morale, et la détermination d’un dialogue quelconque apparemment sans sujet précis)”. On retrouve dans Perfect Days ce montage épuré accompagné de conversation banales portées par une performance d’acteur tout en retenue et en sensibilité.
Même lorsque le personnage sort de cette monotonie pour se laisser aller à une crise de larmes, elle n’est pas appuyée comme un acte fort qui irait en opposition aux actes de faibles du quotidien, non elle en est la continuité. Que ce soit les larmes d’un père dans Fin d’automne (Ozu, 1960) qui se met à pleurer silencieusement après le mariage de sa fille ou ; Hirayama au volant de sa voiture, pleurant en écoutant “Feeling Good” de Nina Simone : “it’s a new day, it’s a new life for me”, mais c’est aussi irrémédiablement la continuité de la vie et du quotidien qu’il a mené jusqu’ ici.
Une précision toutefois, la continuité ici ne doit pas être confondue avec immuabilité. L’ambition du film est de rompre avec le caractère péjoratif accolé à la routine, pour mettre en avant les variations qui rendent le quotidien si banalement passionnant. C’est également l’occasion pour Wenders de s’attarder sur un autre concept typiquement japonais l’impermanence ou “Mujo” (無常). C’est l’attention qu’il porte aux détails et aux gens qui l’entourent, tout en sachant que cela ne durera pas qui permet à Hirayama d’apprécier pleinement son quotidien. On remarque toutefois une différence formelle avec Ozu pour caractériser ce passage du temps. Là où ce dernier articule sa mise en scène autour de l’opposition entre le vide et ses “natures mortes”, témoins des états changeants ; le cinéma de Wenders est rempli de vie. Les arbres du parc, les plantes dans la chambre d’Hirayama, les autres usagers des bains publics, les clients du restaurant…
Même si Perfect Days a commencé comme un film de commande, il finit par se placer facilement parmi les meilleurs films de Wim Wenders. À la fois hommage formel au cinéma de Yasujiro OZU, mais également très ancré dans le traitement des relations humaines. Wim Wenders part de cette formule pour se l’approprier et la réactualiser par rapport aux enjeux actuels. Pour lui, les Japonais ressortent de la pandémie avec une attention renouvelée envers autrui et les biens communs qu’ils partagent, à l’instar des toilettes dans ce film. Tout cela porté par une magnifique prestation d’acteur, récompensée, tout comme son réalisateur.
Cet article sur Perfect Days est très intéressant.
Le titre du film est-il inspiré par le proverbe bouddhiste
Nichi nichi kore kou jitsu?
Bonjour Janet, merci pour votre commentaire !
Et oui, je pense que ce fameux proverbe résume bien le message du film ! On le retrouve d’ailleurs dans un autre film qu’on avait déjà chroniqué dans nos colonnes : https://www.journaldujapon.com/2020/08/26/dans-un-jardin-quon-dirait-eternel-introduction-a-la-ceremonie-du-the/
Bonjour
Je n’ai pas retenu le nom de l’auteur japonais évoqué dans le film par la libraire. Il me semble qu’il est question d’arbre. Si quelqu’un peut m’aider.
Pouvez-vous me rappeler la phrase écrite en fin de générique ? merci
Komorebi » la lumière qui filtre à travers les feuilles des arbres »
Bonjour,
Peut on retrouver la chanson en japonais sur « yhe house of the rising sun’ interprétée par la patronne du bar ?
Merci
Bonjour Patrick,
La scène existe sur Youtube : https://youtu.be/wLYrwRqVu4o?si=yPbjbXqPUs1JmAKS
Et pour voir (ou revoir) le film il est dispo en VOD sur de nombreuses plateformes (Orange, UniversCiné, FILMO,…) : https://www.allocine.fr/film/fichefilm-314885/telecharger-vod/