Fenêtres sur le Japon : retour sur la deuxième édition du festival documentaire
Deux ans sont passés depuis la première édition de Fenêtres sur le Japon en décembre 2021. Était projetée une sélection de cinq films documentaires aux thèmes variés mais ayant tous un objet commun : le Japon. Aïnus, extrême-gauche terroriste japonaise, centre de rétention de migrants, révolte syndicale et conséquence de la catastrophe du 11 mars 2011, les thèmes ainsi que la sensibilité des différents réalisateurs étaient variées, et les documentaires suivies de discussions menées par des spécialistes en la matière, provenant notamment de l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) ou de l’université Paris cité, où avaient eu lieu les projection. Comme promis lors de cette première édition, le festival Fenêtres sur le Japon est au rendez-vous de nouveau deux ans plus tard, et Journal du Japon a pu voir (presque) tous les films.
Les deux gagnants : Tôkyô Double Bill
Comme lors de la première édition, le jury (composé de chercheurs en sciences sociales, de personnes du monde du cinéma ainsi que, nouveauté de cette année, un étudiant en études japonaises) prime non pas un mais deux films, qui ont alors le droit à de nouvelles projections à travers la France, ainsi qu’à des sous-titres en français. L’année dernière, l’exaltant An Ant Strikes Back ainsi que Listening To The Air sur l’après catastrophe ont mis d’accord le jury. Cette année, ce sont deux films se déroulant à Tôkyô qui ont emporté l’édition : Tôkyô Kurds et Tôkyô Uber Blues.
Tôkyô Uber Blues – à vélo sur la route de la misère
Taku AOYAGI, fraîchement diplômé d’une école de cinéma, se retrouve sans emploi suite aux bouleversements du Covid 19. Mais la dette qu’il a contracté pour son prêt étudiant, elle, ne peut attendre la fin de la pandémie pour être remboursée. Plus qu’une solution : Taku part avec le vélo familial sur la capitale et espère réunir assez d’argent en tant que livreur Uber Eats. Est-ce vraiment réalisable ?
Tourné comme un vlog long de 1h30, le documentaire de Taku AOYAGI, qui est son premier long-métrage, présente sans filtres le quotidien du réalisateur lors de sa période en tant que livreur à vélo s’étalant sur les premiers temps de la crise du Covid 19. A travers l’expérience du réalisateur, Tôkyô Uber Blues montre la misère de la condition de livreur Uber Eats qui, sous un verni d’individualisme et de mythe de self-made man (à vélo), se révèle en réalité être une exploitation cynique de personnes dans le besoin. Taku AOYAGI se retrouve par exemple à devoir dormir dans la rue faute de logement et ne récolte parfois moins d’une vingtaine d’euro pour des journées de travail de 8 heures. Son vélo, principal outil de travail, est aussi au centre de nombreux problèmes (chutes, pneus crevés, …) et son portable également n’est pas à l’abri de chute, annulant en quelques instants les efforts d’une semaine.
Le jury a ainsi souligné la nécessité d’une telle approche documentaire qui, ne se limitant pas au Japon, questionne les habitudes parfois inhumaines que nous fait adopter une société capitaliste où chaque désir doit être assouvi au plus vite. C’est aussi ce qu’a soutenu le sociologue Patrick Cingolani, spécialiste de la précarité, lors du débat d’après-séance. Une intervention d’un doctorant, étudiant les plateformes de livraison en Chine (différentes d’ Uber) où les livreurs seraient apparemment logés dans des dortoirs offrant une sorte de sécurité sociale, donne une vision de ce que les plateformes comme Uber Eats pourraient (ou devraient) fournir à leur travailleur.
Tôkyô Kurds – Japon et immigration, une nouvelle fois
Fumiari HYÛGA s’intéresse depuis maintenant plusieurs années à la question des réfugiés au Japon. En 2016, il réalise pour la télévision le documentaire Tonari no shiriyajin (Mon voisin syrien) sur une famille de réfugiés syriens résidant au Japon. Dans les mêmes questionnements, il diffuse en 2017 le court métrage Tôkyô Kurds qui, quatre ans plus tard en 2021 devient le long-métrage sélectionné par Fenêtres sur le Japon et primé par le jury. Le documentaire suit les trajectoires de Özhan et Ramazan, deux jeunes kurdes résidant au Japon, naviguant entre espoirs pour l’avenir et réalité désenchantée du traitement des étrangers au Japon. Nous n’avons pas pu assister à la projection du documentaire, mais un des spectateurs a accepté de nous livrer son ressenti sur le film :
Il est connu à l’international que le Japon n’est pas le pays le plus accueillant du monde en ce qui concerne sa politique migratoire. J’avais déjà été confronté à la problématique lors de mon visionnage de Ushiku au festival Fenêtres sur le Japon de 2021, et Tokyo Kurds était un excellent rappel après deux ans sans m’être davantage renseigné sur le sujet. Là où Ushiku traitait de la condition des migrants détenus au centre d’immigration Higashi Nihon, Tokyo Kurds nous plonge la vie de deux jeunes kurdes, Özhan et Ramazan, ayant émigré au Japon dans leur enfance suite aux conflits kurdes en Turquie, et nous conte les difficultés auxquelles ils font face dans le quotidien. Le film documentaire de Fumiari HYÛGA est très intéressant et nous délivre une vision plus globale de la problématique du traitement des demandeurs d’asiles au Japon, et je vous en conseille grandement le visionnage si vous en avez l’occasion.
(Yanis Ben Belaid)
Lors de la remise des prix, le jury a également souligné la beauté du lien qui se créait, au fur et à mesure du film, entre le réalisateur, Özhan et Ramazan.
Le reste de la sélection : Minorités et Nationalisme
My Story, The Buraku Story – Affronter la complexité du problème buraku
Au Japon, certains quartiers sont qualifiés de buraku. Leurs habitants, les buraku-min, souffrent aujourd’hui encore de discrimination dû à de nombreux facteurs : origine sociale remontant à l’époque d’Edo, origine ethnique, métiers considérés comme impurs, etc… Dans My Story, The Buraku Story, le réalisateur Yûsaku MITSUKAWA tente, en 3h40, de faire un tour complet de la question à travers de nombreux témoignages de personnes buraku mais aussi de non-buraku, mêlant à la fois récits personnels et explications historiques, sociales et culturelles.
My Story, The Buraku Story est un film long et construit de façon à répéter les mêmes questions et les mêmes problèmes mais par des personnes différentes. Ce format presque sans concession (on apprenait dans l’intervention que la version finale a été rallongée par rapport aux premières versions) rend le film peu accessible mais est nécessaire face à la complexité du problème buraku. Malgré ses longueurs, My Story, The Buraku Story parvient à transmettre avec brio et poésie les angoisses, les espoirs, les révoltes, les curiosités et parfois la violence des mots qui sont à la source d’une discrimination qualifiée de “culturelle”. Ce documentaire est également le récit du parcours du réalisateur qui dix ans plus tôt, s’est retrouvé au sein d’une polémique lors de la diffusion de son court-métrage documentaire Niku no hito (les gens de la viande), qui traitait lui aussi de la question buraku.
Selon Jean-Michel Butel, maître de conférence en ethnologie qui dirigeait le débat d’après-séance, ce documentaire fera date pour la compréhension de ce problème de société, et nous encourageons nous aussi le visionnage à tous ceux intéressés par cette problématique.
Education and Nationalism – Créer une fierté nationale chez les enfants japonais
Comment un État crée-t-il une identité ? Un pays pacifiste peut-il être fier de son passé militaire ? Faut-il apprendre aux enfants les fautes de son pays ? En se concentrant sur les changements et les polémiques autour des manuels d’histoire et de morale pour les écoles japonaises des gouvernements successifs du 1er ministre Shinzô ABE, la réalisatrice Hisayo SAIKA questionne le rôle de l’éducation dans la constitution d’une identité nationale japonaise.
Présentée avant la séance par les organisateurs de Fenêtres sur le Japon, Hisayo SAIKA a fait ses armes dans le documentaire télévisuel, et Education and Nationalism peine à s’émanciper de cette forme. En effet, malgré son sujet passionnant, et les nombreux témoignages présentés par la réalisatrice, le documentaire n’élargit que très peu les perspectives, et reste très direct dans sa manière de présenter le problème du nationalisme dans l’éducation japonaise. Le manque de portée historique (l’absence de l’affaire des manuels de Saburô IENAGA par exemple) et le focus trop porté sur les manuels en eux-même (parler des polémiques autour du manga Gen d’Hiroshima dans les CDI des écoles japonaises aurait été une bonne ouverture) empêchent par exemple Education and Nationalism d’atteindre une portée plus large. Ce manque de contexte général a été récupéré par l’intervention en fin de séance de Constance Sereni, maîtresse de conférence en histoire moderne du Japon à l’université de Genève, qui a précisé le rôle fédérateur de l’histoire comme base d’une identité nationale pour tout Etat, et les liens entre Shinzô ABE et le Nippon Kaigi.
Soupe et idéologie – Faire face aux traumatismes familiaux
Habitant Ôsaka, la famille de Yong-Hi YANG n’est pas comme les autres : ce sont des zainichi, nom donné aux coréens résidant au Japon après la Seconde Guerre mondiale. Le problème des zainichi n’est en réalité pas qu’une question de population immigrée, il renvoie au passé colonialiste du Japon de la première moitié du XXème siècle qui encourageait parfois le mouvement de population de ses colonies vers l’archipel japonais. La Corée était alors colonie de l’empire du Grand Japon, et les coréens, sujets de l’empereur du Grand Japon Hirohito. La défaite du Japon et l’occupation américaine met fin à cette période colonialiste, mais en découle un nouveau problème : que faire des coréens venus au Japon avant et pendant la guerre ? La division idéologique et territoriale de la Corée suite à la Guerre de Corée ne va pas aider à résoudre ce dilemme.
A travers une trilogie de film débutée en 2005, la réalisatrice Yong-Hi YANG explore les liens qu’entretient sa famille avec la Corée : son père est un membre important d’une organisation de rapatriement des coréens du Japon, et ses trois frères aînés ont été envoyés en Corée du nord. Dernier en date de la trilogie, Soupe et idéologie se concentre sur la mère de Yong-Hi YANG, rescapée du massacre du 3 avril 1948 de l’île de Jeju en Corée du Sud, dont les souvenirs commencent à s’échapper à cause d’Alzheimer.
Soupe et idéologie a remporté en 2022 le grand prix de la 16ème édition du festival Kinotayo, et le visionnage frappe en effet à la fois par la portée mémorielle de l’œuvre mais aussi par la puissance des émotions qu’il dégage. La réalisatrice filme l’intime de sa vie avec sa mère, des moments de joies (la rencontre de sa mère avec son gendre) aux moments les plus durs (les pertes de mémoires de sa mère). Le contexte historique est, pour une grande partie du public français, inconnu, et Yong-Hi YANG choisit de ne pas livrer les éléments d’un seul cou mais de découvrir peu à peu les zones de floues de l’histoire de sa mère et du massacre de Jeju, comme si l’on se souvenait nous aussi d’évènements et d’émotions que nous n’avons jamais vécu.
Le Jury de Fenêtres sur le Japon a gardé quelques mots pour ce magnifique documentaire, qu’il décide de ne pas récompenser car déjà lauréat du grand prix Kinotayo et seul documentaire de la sélection diffusé avec des sous-titres en français.
Une deuxième édition réussie pour Fenêtres sur le Japon, et dont le public a été bien plus présent qu’il y a deux ans. Le format film + débat d’après-séance mené par des spécialistes prouve encore une fois qu’il est le réel atout du festival, arrivant ainsi réellement à “faire dialoguer cinéma documentaire et sciences sociales”, comme l’ambitionnait Nicolas Pinet et Dimitri Ianni, ses deux organisateurs. Ce dialogue touche aussi le public qui ressort de chaque projection mieux informé et sensibilisé aux diverses situations présentées comme japonaises mais se partageant en réalité entre les pays.