La Comédie humaine de Fukada : à l’origine était l’absence
Un peu comme son dernier film dans lequel les années s’écoulaient à rebours, la filmographie de Fukada est un objet qui, chez nous en tout cas, se plie difficilement au passage du temps. Les sorties et ressorties y vont souvent de pair, et 2023 ne fait pas exception. Ainsi, quatre mois après le succès de Love Life, c’est le premier long-métrage du réalisateur qui est à découvrir ce mercredi 18 octobre : La Comédie humaine.
La naissance d’un regard
Réalisé en 2008 sous l’égide de la compagnie de théâtre Seinendan que le jeune Kôji FUKADA avait rejoint en 2005, La Comédie humaine est le premier long métrage de son réalisateur, mais surtout un film au format singulier, entre l’omnibus – c’est-à-dire la compilation de court-métrage – et le film long. Une œuvre que Fukada compare lui-même à des dango ou des yakitori : des boulettes de riz gluants ou des pièces de viande différentes mais reliées entre elles par un pic en bois. Et, toujours selon les mots du réalisateur, ce sont des citations de Nietzsche qui font office de brochettes. Quant aux dango, il s’agit bien sûr des trois histoires du film : « Chat blanc », « La Photographie » et « Bras droit ». Trois segments liés plus ou moins solidement par l’apparition de personnages récurrents, mais surtout par des thèmes transversaux.
Le premier segment raconte l’histoire de deux femmes se rencontrant par hasard et partageant une soirée. Le second quant à lui s’intéresse à une jeune photographe et à son amertume grandissante face à l’indifférence pour son travail. Enfin, le dernier plonge le spectateur dans le quotidien d’un couple dont la vie change drastiquement alors qu’il s’apprête à accueillir son premier enfant. Des histoires a priori indépendantes mais qui, comme dans La Comédie humaine de Balzac – une série de pas moins de quatre-vingt-dix livres – dont le film emprunte le nom, fonctionne en réalité dans une logique qui n’est ni vraiment sérielle, ni vraiment indépendante. Dans cet entre-deux, les personnages naviguent entre des histoires qui sont poreuses et dans lesquelles leur importance varie. Le personnage secondaire de l’une devient le principal d’une autre, et un nom évoqué au passage dans un segment peu très bien s’incarner physiquement dans un autre. Même le temps, entre ces trois parties, circule étrangement, reculant puis avançant brusquement d’un segment à l’autre. Le tout, comme chez Balzac, donne l’impression d’avoir à faire à – c’est une ambition revendiquée par Fukada – un « état des lieux de la société japonaise ». D’ailleurs, peu importe le segment, il n’y a presque jamais de gros plan dans le film. Il y a toujours une certaine distance entre la caméra de Fukada et son sujet, celle d’un observateur pudique qui se contente de constater et d’enregistrer la vie telle qu’elle passe sous ses yeux.
La tranche de vie comme fenêtre sur la solitude
C’est une méthode que Fukada n’a jamais cachée : c’est la tranche de vie qui l’intéresse. C’est ce gout pour les instants saisis au vol qui l’a poussé à rejoindre la troupe Seinendan, dont le théâtre contemporain vise à la mise en scène de pièces épurées et réalistes, ancrées dans le quotidien. C’est ce même goût, aussi, que traduit son attachement très fort à Rohmer et qui a bien sûr teinté toute sa filmographie. Il est alors intéressant de voir comment chaque image son premier film transpire déjà cette volonté. Bien sûr, La Comédie humaine n’est peut-être pas aussi visuellement abouti que le diptyque Suis-moi je te fuis et Fuis-moi je te suis. Il n’a pas non plus encore l’intensité qui caractérisera ensuite les films à combustion lente que seront L’Infirmière ou Harmonium. Mais le style de Fukuda y est déjà bien présent : cette façon quasi chirurgicale de scruter le quotidien et d’en faire jaillir quelque chose qui dépasse le banal qui se joue à l’écran.
De cela, la première scène du film est un exemple absolument éclatant. Un simple pivot de caméra d’abord assez proche du visage d’un homme en train de regarder quelque chose et qui se pose ensuite, sans coupe, sur ce qu’il regardait : le lit où une jeune femme se réveille. Dans les deux temps de ce plan liminaire, c’est le hors-champ qui compte : ce que le jeune homme regarde d’abord et que le spectateur ignore encore, puis, quand la caméra s’est portée sur la dormeuse se réveillant, les bruits qu’il fait en cherchant quelque chose à la périphérie du cadre. Dès cette première scène, ce que montre Fukada est enrichi par ce qu’il ne montre pas, et le quotidien qu’il capte déborde de non-dits, d’absences et de semi-présences que la caméra suspecte sans dévoiler.
Au fond, cela n’a rien d’une surprise pour les habitués de son cinéma. Comme les films qu’il précède, La Comédie humaine est une œuvre largement occupée par une question essentielle chez le réalisateur : la solitude inhérente à la condition humaine, et surtout son incommunicabilité. Un fil rouge entre les histoires du film qui sont avant tout les récits d’individus déçus, trompés et souvent blessés. Les personnages s’y fréquentent et croisent sans jamais réussir à pénétrer dans les mondes des autres et sont, à ce titre, de parfaites illustrations de la citation de Nietzsche qui ponctue le film. Hantant la périphérie des univers des « autres âmes » qu’ils fréquentent, il n’est pas surprenant qu’ils soient incapables de trouver les bons mots et que ce soient, par conséquent, ce qui est tu et dissimulé qui détienne les clefs du film.
Au cœur d’un maillage de douleurs
En outre, La Comédie humaine est aussi une œuvre étonnement cruelle. Là encore, rien de nouveau sous le soleil fukadien. Cette violence sourde allant crescendo d’un segment à l’autre prépare celle qui sera, ensuite, au cœur de son cinéma et de presque tous ses films qui suivront. Une cruauté qui, cela dit, n’est pas gratuite, mais plutôt déjà le produit d’une mécanique implacable. Nous le disions, La Comédie humaine est un film de non-dits, de trahison et d’absence qui file à merveille le motif des chimères et des fantômes. D’une jeune femme qui attend la réapparition d’un chat perdu enfant à un couple qui porte plus d’attention à ce qui a disparu et ce qui n’est pas encore apparu plutôt qu’à ce qu’ils ont sous les yeux. Le film est plein de personnages aveugles, empêtrés dans un faisceau de mensonges et de violence – physique ou non, réalisée ou non, contre soi ou contre les autres – qui n’est jamais plus serré et épais que dans le troisième segment.
Et c’est finalement pour cette toile que La Comédie humaine vaut le détour. Si sa réalisation accuse parfois le coup des années et si on sent que Fukada y tâtonne encore à la recherche de son style, la façon qu’il a de broder autour de la détresse et de la solitude de personnages qui se mutilent physiquement et émotionnellement parce qu’ils sont incapables de s’atteindre autrement n’a quant à elle pas pris une ride. Et de même, la dernière scène, conclusion relativement lumineuse qui donne à une illusion – ou serait-ce une fiction ? – le pouvoir de plier la réalité pour en atténuer la douleur, est une idée finale qui n’a rien perdu de sa grandeur.
En 2023, il est évident que Kôji Fukada est l’un des grands réalisateurs de sa génération. Plus froid et dur que certains de ses contemporains, il a construit une filmographie millimétrée et aussi rugueuse que juste. Une œuvre dont La Comédie humaine est la première pierre. Une pierre qui a parfois subi les outrages du temps, mais sans laquelle rien ne tient. Ce qui, bien sûr, suffit à faire du film un indispensable à ne pas rater.