Quelques pensées sur L’Ange ivre en hommage à Akira Kurosawa
Le 6 septembre 2023 marquait le 25e anniversaire de la mort d’Akira KUROSAWA (1910-1998), un des personnages les plus influents de l’histoire du cinéma. Réalisateur de maints chefs-d’œuvre, dont Rashomon (1950), Les Sept Samouraïs (1954), Le Garde du corps (1961) et Ran (1985), il a influencé des cinéastes contemporains tels Steven Spielberg, George Lucas et Clint Eastwood. En hommage au grand maître japonais, Journal du Japon se propose de se pencher sur l’un de ses premiers films : L’Ange ivre (Yoidore tenshi), sorti en 1948, un septième film dont le maître lui-même dit qu’il est « son film », celui qui lui a permis de se découvrir. En effet, L’Ange ivre permet de révéler quelques thèmes – éthiques et esthétiques – récurrents dans l’œuvre de Kurosawa et met en lumière sa fascination pour le mouvement.
Portrait du Japon de l’après-guerre
L’action de L’Ange ivre se déroule pendant l’après-guerre dans un quartier pauvre de Tokyo, ville largement détruite par les bombardements américains, notamment ceux du printemps 1945. Un des deux personnages principaux – le docteur Sanada (Takashi SHIMURA) – vit près d’un cratère de bombe rempli d’eau stagnante que les habitants du quartier utilisent comme décharge. Un soir, le yakuza Matsunaga (Toshirō MIFUNE) fait appel à lui. Il prétend s’être enfoncé un clou dans la main, mais Sanada en retire une balle. Pendant qu’il s’occupe de la blessure, les quintes de toux de son patient alarment le médecin qui craint que le jeune homme soit atteint de tuberculose.
Sanada mène une véritable lutte contre les maladies, auxquelles il a déclaré la guerre. La figure du médecin qui s’engage corps et âme pour ses patients se retrouve dans d’autres films de Kurosawa, notamment dans Le Duel silencieux (1949) et Barberousse (1965). Tout comme les protagonistes de ces deux films, Sanada est devenu médecin pour aider ses patients et non pour s’enrichir et l’altruisme qu’il incarne est une des valeurs constantes dans l’œuvre de Kurosawa qui se retrouve aussi bien dans Les Sept Samouraïs que dans Le Garde du corps.
Un autre point commun des trois films est la manière dont le cinéaste y fait usage de la maladie en tant que métaphore de la société et symptôme d’un malaise social. Le combat de Sanada et des autres médecins du cinéma de Kurosawa, allant au-delà du devoir de soigner, vise la société entière. Dans L’Ange ivre, Kurosawa brosse le portrait du Japon de l’après-guerre encore marqué par la violence de la guerre et le traumatisme de la défaite. Le corps du jeune yakuza rongé de tuberculose trouve son équivalent dans une société minée par la corruption et le crime. Les yakuza contrôlent le quartier autour du cloaque. Kurosawa se contente de quelques allusions afin de montrer le pouvoir des criminels sur les habitants. Ainsi, les marchands et passants se courbent quand Matsunaga, imbu de sa personne, se pavane dans les rues. Le fleuriste lui offre un œillet que le yakuza accroche au revers de sa veste. Il est clair qu’il s’agit d’un geste répété chaque jour.
Matsunaga incarne une jeunesse désorientée et en révolte dans une société qui, après la défaite en 1945, fait face à la rapidité de changement des valeurs. Se méfiant des bonnes intentions du médecin, le yakuza hésite à admettre sa maladie. La tuberculose n’a pas seulement fait ravage au Japon dans les années 1930 et 1940, elle est aussi considérée comme un stigmate, donc une atteinte à la virilité à laquelle aspire Matsunaga. Son apparence soignée, ses vêtements dernier cri et son allure exprimant sa vanité ne sont que des imitations d’un idéal de masculinité basé sur le machisme et la violence. Mais, comme Sanada le constate, ses vêtements lui vont mal, son corps frêle ne remplit pas le costume qui, pourtant, est censé faire l’homme. Le pouvoir du mâle japonais traumatisé par la défaite et par le fait de vivre sous l’occupation (l’occupation des alliés ne s’est terminée qu’en 1952) n’est que factice. Le personnage de Matsunaga, admirablement soutenu par le jeu de Mifune, révèle sa vulnérabilité et son manque de confiance en lui. La léthargie qu’il exprime dévoile le défaitisme d’une société face au chaos après la défaite. Ses explosions de colère masquent à peine ses angoisses et son incertitude. L’intensité du jeu de Mifune, oscillant entre passivité et rage, correspond à l’idée d’un personnage qui joue un rôle auquel il est mal préparé. Elle est parfaitement appropriée au portrait de ce jeune homme, mécontent de tout et sans aucune gratitude envers Sanada. Sa révolte est un masque derrière lequel se cache Matsunaga, refusant le rôle de la victime.
La méfiance constante de ce jeune rebelle est celle d’une génération sacrifiée, trahie par le pouvoir – celui des militaires durant la guerre et celui du gouvernement lui ayant succédé, soutenu par les forces d’occupation. Matsunaga est relégué au second plan quand Okada (Reisaburō YAMAMOTO), de retour de prison, reprend sa place dans la hiérarchie des yakuzas. Sa première apparition annonce le changement dans la structure du pouvoir. Quand l’ombre d’Okada tombe sur Matsunaga – ô quelle image parlante ! –, rien ne reste du jeune homme prétentieux qui jette l’œillet dans la boue du cloaque et s’approche de manière servile du yakuza plus âgé. Le gros plan de la fleur dans la mare dégoûtante est l’ultime signe de défaite de Matsunaga.
L’eau stagnante de la mare remplie de saletés tout comme les poumons rongés de Matsunaga symbolisent la misère et l’instabilité de la société japonaise de l’immédiat après-guerre. Kurosawa brosse le portrait d’une nation en perte d’identité qui fait face à ses crimes (de guerre) et subit un autre ébranlement de ses valeurs par l’américanisation, notamment la culture de consommation des occupants américains.
Kurosawa subvertit subtilement l’interdit de mentionner la présence des Américains au Japon. Dans la longue séquence située dans un bar, la célèbre chanteuse Shizuko KASAGI interprète le « Boogie de la jungle » (« Janguru bugi »), les paroles de la chanson étant écrites par Kurosawa, la musique par Ryōichi HATTORI. La chanson évoque les îles exotiques, ces îles occupées par l’Armée impériale japonaise durant la guerre qui étaient le sujet de maints films et chansons de cette époque. Pourtant, le jazz – la plupart des pièces musicales étant composées par Fumio HAYASAKA – est associé aux yakuza, faisant des affaires florissantes au marché noir. La prostituée Nanae (Michiyo KOGURE) qui quitte le malade Matsunaga pour Okada pourrait bien être cette panthère au grand appétit sexuel de la chanson de Kasagi. Plus encore, la séquence dans le bar, contrastant avec la misère du quotidien, livre une vision critique de l’occupation pointant vers la déchéance et la corruption dont la mare dégoûtante est la puissante métaphore visuelle. Le fait de relier le jazz, musique importée des États-Unis, et le crime organisé, maintenant les anciennes structures de pouvoir, suggère que rien n’a véritablement changé dans la société japonaise.
La relation maître / disciple
Contrairement au jeune yakuza, Sanada, portant une blouse froissée, ne s’intéresse ni à son apparence ni à une masculinité conventionnelle, donc forte. C’est un homme au bord de l’autodestruction, un alcoolique qui, faute de moyens, boit l’alcool pur, destiné à ses patients, dilué avec de l’eau. Le médecin grincheux développe une attitude paternelle envers Matsunaga qu’il veut guérir de la tuberculose et sauver du cloaque fait de violence et de crime dans lequel il risque de s’engouffrer. La révolte du fils contre son substitut de père débouche sur la mise en question de l’autorité paternelle, un sujet qui évoque le changement de valeurs dans la société japonaise de l’après-guerre et renvoie également à la perte de pouvoir de l’empereur japonais, considéré avant la défaite comme le père de la nation. Sans être un modèle de conduite, Sanada incite Matsunaga à abandonner le monde du crime. La relation maître / disciple est déjà explorée dans La Légende du grand judo (1943), le premier film de Kurosawa, et se retrouve dans maints de ses films tels que Chien enragé (1949), Les Sept Samouraïs et Barberousse. Elle trouve son pendant en dehors de l’écran dans l’étroite collaboration du jeune Kurosawa avec son mentor, le cinéaste Kajirō YAMAMOTO dont il a été l’assistant pendant plusieurs années, et dans sa relation avec son acteur fétiche Toshirō Mifune, L’Ange ivre étant le premier de seize films que les deux hommes ont tournés ensemble.
Motifs récurrents du cinéma de Kurosawa
La relation entre Sanada et Matsunaga est, dès le début, contradictoire, marquée par la méfiance aussi bien que par l’amour, par le mépris autant que par le respect. Elle révèle la dépendance mutuelle des deux personnages. Sanada se reconnaît dans le jeune homme qui est aussi solitaire que lui-même et qu’il appelle une « âme perdue ». La figure du double, largement inspirée des romans de Fiodor DOSTOÏEVSKI, dont Kurosawa a porté l’un d’eux à l’écran – L’Idiot (1951) –, est un motif fréquemment utilisé dans son œuvre. Il apparaît déjà dans La Légende du grand judo et se retrouve entre autres dans Le Duel silencieux, Chien enragé et Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to jigoku, 1963). De même, il est au centre de Kagemusha, l’ombre du guerrier (Kagemusha,1980), film sur un voleur qui devient le double d’un seigneur mort et dont nous vous parlions récemment. Il figure aussi dans Ginrei no hate (1947) de Senkichi TANIGUCHI, les débuts à l’écran de Mifune et pour lequel Kurosawa a co-écrit le scénario.
La confrontation avec son double, signifiant celle avec la mort, est mise en image dans la scène du cauchemar de Matsunaga. Le jeune yakuza, enfin prêt à abandonner son style de vie criminel, est chassé par son ancien moi. Cette folle poursuite au bord de la mer visualise la lutte de Matsunaga avec ses démons intérieurs, une idée encore plus soulignée par l’usage de fondus enchaînés. Dans un plan, les deux figures humaines se superposent donnant l’impression que l’ancien moi surgit du corps du nouveau Matsunaga.
L’usage du fondu enchaîné, un moyen stylistique que Kurosawa n’a pas très souvent utilisé, renforce le caractère hallucinatoire de la scène tout en lui accordant une grande vivacité. Cependant, chez Kurosawa, non seulement les moyens techniques de la mise en scène et du montage créent le mouvement mais aussi les éléments météorologiques. La chaleur fait couler la sueur et oblige les personnages à faire des mouvements afin de s’essuyer la sueur du front ou de se protéger en agitant leurs éventails. La forte pluie ajoute du mouvement aux plans statiques. Dans L’Ange ivre, la chaleur torride renforce l’intensité du récit tandis que le passage des saisons – de l’été vers l’automne – évoque l’aggravation de la maladie de Matsunaga.
L’emploi complexe et subtil de la musique – diégétique et non diégétique – revêt à son tour une fonction dramatique. L’exemple le plus célèbre en est l’utilisation de la joyeuse « Valse du Coucou », mise en contraste avec l’image de Matsunaga, perturbé par la trahison du chef de yakuza qui soutient Okada. La mélodie légère accentue sa défaite et son désespoir.
Un cinéaste de l’humanisme
Si Kurosawa a appelé L’Ange ivre son premier film personnel, il rend hommage dans le même entretien à Mifune qui l’aurait largement inspiré. Au départ, l’histoire tournait autour de la figure du médecin. C’est l’arrivée de Mifune qui a transformé le scénario de manière décisive. Il incarne à merveille la colère et le désespoir de Matsunaga, son énergie et son flegme. Passant avec une rapidité incroyable d’une émotion à une autre, le jeune acteur révèle les tourments d’un personnage mal dans sa peau par la moindre expression faciale et le moindre geste.
En mettant l’accent sur la vulnérabilité de Matsunaga, le yakuza présente une masculinité plus ambiguë que celle de Sanshirō Sugata, essentiellement basée sur la force physique. Pour sauver Miyo (Chieko NAKAKITA), l’ancienne maîtresse d’Okada qui vit et travaille maintenant avec Sanada et dont ce dernier s’est épris, il se sacrifie dans un combat avec Okada. Matsunaga reste non seulement fidèle au code d’honneur des yakuza qui semble dépassé en 1948 mais agit aussi comme individu responsable.
L’Ange ivre se termine sur les images de Sanada, accompagné d’une écolière (Yoshiko KUGA), une patiente plus docile que Matsunaga et guérie de la tuberculose. La fin, filmée dans une rue ensoleillée, dégage de l’optimisme. Il n’est pas certain qu’elle ait été imposée par les censeurs alliés, mais on peut penser que ces derniers n’auraient pas souhaité une scène violente pour finir le film.
Sanada ne comprend pas le sacrifice de Matsunaga. Pourtant, la mort du jeune homme semble être le seul moyen de se libérer afin de devenir un individu triomphant de son sort. Les héros de Kurosawa sont des hommes qui agissent, peu importe les conséquences personnelles. L’idée de la subjectivité et de la responsabilité de chacun était un sujet primordial dans le discours intellectuel au Japon après la guerre. Kurosawa en donne une réponse dans L’Ange ivre. Une valorisation de l’action pratique, fondée sur le bouddhisme, et l’insistance sur la dignité humaine qui rend les films de Kurosawa encore terriblement universels et aujourd’hui plus importants que jamais.