Au cœur de GUNNM : Rencontre avec Matthieu Boutillier

Third Editions, grands habitués de nos colonnes, reviennent avec un nouveau livre cette fois-ci consacré à la saga culte de Yukito KISHIRO : GUNNM. En pas moins de 395 pages, l’auteur de cet ouvrage massif s’est fixé comme défi de décrypter tous les mystères de la série mythique de SF. Au programme : transhumanisme, nihilisme, quête d’identité, quête de sens,… Rencontre avec Matthieu Boutillier pour son ouvrage Au cœur de GUNNM : La chair et l’acier !

au coeur de gunnm la chair et l'acier
THIRD EDITIONS© AU CŒUR DE GUNNM. LA CHAIR ET L’ACIER

A la découverte de l’ouvrage

Le livre se découpe en deux grandes parties bien distinctes : une première partie consacrée au parcours biographique et bibliographique de Kishiro ; et une seconde consacrée au décryptage des grandes thématiques de l’œuvre. 

Cette première partie “Voyage Alchimique” s’ouvre ainsi légitimement sur le commencement : la naissance de l’auteur de GUNNM. Ensuite, Matthieu Boutillier va revenir progressivement sur les événements qui ont marqué la vie du jeune Yukito, de manière à expliquer sa fascination et son intérêt pour certaines thématiques récurrentes dans ses œuvres. On apprendra, par exemple, que des marques laissées au niveau de ses tempes, par le forceps utilisé pour sa naissance, pourraient expliquer sa fascination pour l’étrange et les corps déformés.

En parallèle, l’auteur nous guide à travers les grands événements qui ont jalonné sa vie de mangaka, depuis les premiers doujins au lycée, jusqu’à la publication de Mars Chronicle, en passant par le jeu vidéo GUNNM. On s’amuse à repérer dans ses premières œuvres les éléments de “proto-GUNNM” qui seront réutilisés et retravaillés par la suite par Kishiro. 

Ainsi, cette première grande partie, d’une centaine de pages environ, se lit assez rapidement, presque comme un roman à suspens. On a hâte de savoir quelle sera la prochaine étape dans la vie de l’auteur qui le mènera à devenir le mangaka accompli que nous connaissons aujourd’hui ! 

Une fois arrivé à la période GUNNM, l’auteur de l’ouvrage revient en détail sur les grands événements de la saga principale (GUNNM, Last Order, et Mars Chronicle) afin de nous rafraîchir la mémoire avant d’attaquer la partie deux. 

Cette seconde partie, “L’Oeuvre hermétique”, beaucoup plus dense, couvre environ les 250 pages restantes et traite les quatre grandes thématiques philosophiques abordées par Kishiro : la condition humaine, les modifications corporelles, l’esprit guerrier, et le monde technologisé. On est alors bluffé, à la fois par le travail d’analyse de Matthieu Boutillier et en même temps par l’érudition de Kishiro. GUNNM appartient au sous-genre de la Science Fiction nommé “hard SF”, c’est-à-dire que les technologies et concepts utilisés dans l’œuvre sont plausibles et s’appuient sur des théories scientifiques existantes. On apprend alors que, non seulement l’auteur de GUNNM s’appuie sur la mécanique quantique et les principes de physiques newtoniennes ; mais il est aussi devenu un absolu nerd des arts martiaux pour développer son panzer kunst, et a lu des ouvrages de théories historico-économiques (Jared Diamond) pour développer un système civilisationnel cohérent et plausible.

Quant aux quatre derniers chapitres de cette partie, ils sont consacrés à la compréhension générale de l’univers de GUNNM, au décryptage des personnages et à leur contexte de création. C’est toutefois dommage de revenir ainsi sur des sujets qui ont déjà été traités en surface dans la partie 1, pour les approfondir beaucoup plus tard dans l’ouvrage. De plus, évacuer totalement toutes les anecdotes de création dans la première partie, pour ensuite se consacrer  à l’analyse dans la seconde partie aurait sûrement permis de faire des parties plus équilibrées, autour de 200 pages chacune. 

Enfin, la toute dernière partie, ”Ars Magna” (en référence au nom de l’artbook) ne compte que vingt pages, mais sert en quelques sortes d’épilogue ; revenant sur la réception critique globale de GUNNM. 

Sur la forme, enfin, Third Editions fait honneur à sa réputation avec un ouvrage de très bonne facture : couverture rigide, police de caractère « typée SF”, et artworks originaux pour les couvertures. On retrouve deux auteurs de BD de science-fiction chevronnés pour ces illustrations : Sylvain Ferret (Androïdes, Talion,…) pour la classique et Guillaume Singelin pour la first print (Frontier, The Grocery).

Interview avec l’auteur : Matthieu Boutillier

© Matthieu Boutillier

Autour du livre

Bonjour Matthieu, et merci de nous avoir accordé du temps pour cette interview. Pour commencer, je te laisse te présenter à nos lecteurs et revenir un peu sur ton parcours de lecteur de manga et d’écrivain ? 

gunnm tome 1 analyse
GUNNM © 1991 by Yukito Kishiro / SHUEISHA Inc.

Bonjour, c’est un immense plaisir que d’être accueilli dans les pages du Journal du Japon ! Je suis né dans les années 1980, j’ai grandi avec des dessins animés comme Goldorak ou Albator, sans pour autant avoir conscience de leur origine. Plus tard, j’ai été emporté par le raz-de-marée provoqué par Dragon Ball. Peu de personnes y avaient échappé, mais tandis que mes camarades de l’époque se cantonnaient à de l’anime, j’étais quant à moi passé à son pendant papier : ainsi, dès l’été 1995, je découvrais cette curiosité qu’était le manga lors des vacances estivales, en découvrant les tomes de l’édition pastel chez Glénat. C’était le début d’une longue histoire d’amour entre moi et la bande dessinée japonaise, qui se poursuit encore aujourd’hui.

C’est à peu près au même moment que je me suis mis à écrire. J’avais toujours éprouvé le besoin d’exprimer ma créativité, mais jusque-là, cela passait uniquement par le dessin. Pour la première fois, je changeais de médium. Il s’agissait au début de fanfictions, mais j’ai bientôt commencé à imaginer des histoires originales.

L’envie de décortiquer des œuvres de la pop-culture est née bien plus tard, probablement de ma découverte de Gameplay RPG en 2000. Dans ce magazine, on pouvait lire des analyses assez poussées des grands RPG comme Final Fantasy. Cette démarche avait trouvé une vraie résonance en moi, passionné depuis toujours par l’histoire et la mythologie. J’allais d’ailleurs bientôt débuter des études supérieures en Histoire. Lors de mon Master, j’ai découvert le monde de la recherche universitaire en réalisant un mémoire sur l’évolution de la représentation des Enfers en Grèce antique. J’avais précisément choisi ce sujet car il me permettait d’étudier la construction d’un imaginaire foisonnant, qui était à la source de ces mythes modernes.

Durant des années, j’avais tenté de porter un projet web qui me permettrait de concrétiser mon envie de parler de cette culture pop. Au mitan de l’année 2020, j’avais malheureusement du y renoncer un peu malgré moi. Il se trouve qu’à la même période, Third éditions venait de lancer son deuxième tremplin consacré au neuvième art. Je n’ai pas hésité très longtemps à y participer, car je suivais les publications de cette maison depuis le premier jour et la sortie d’un petit livre assez fascinant sur Assassin’s Creed. C’est ainsi que j’ai soumis l’idée d’un ouvrage sur GUNNM, le manga-fleuve de Yukito KISHIRO.

Tu en parles bien sûr dans ta préface, mais j’aimerais que tu reviennes sur ta rencontre avec la saga Gunnm, et ce qui t’as donné envie d’y consacrer un livre…

Durant un cours d’arts plastiques au collège, l’un de mes camarades, avec lequel je partageais la passion du dessin, m’a tendu les premiers volumes d’un manga dont je n’avais jamais entendu parler. Il faut dire que depuis Dragon Ball, je m’étais plongé dans d’autres titres, comme Saint Seiya ou Fly, qui avaient pour point commun d’être liés à des dessins animés diffusés dans le Club Dorothée. Cette fois, c’était différent. Ce manga, c’était GUNNM, qui connaissait alors sa deuxième édition publiée périodiquement en kiosques. Derrière ce titre étrange, je découvrais un univers âpre et violent, dans lequel évoluaient des personnages incroyables, en particulier Makaku le suceur de cerveau ou Caligula le Motorballeur. Ce fut une vraie claque, tant cela surpassait tout ce que j’avais pu découvrir jusqu’à présent, et je n’avais pas tardé à me procurer les tomes disponibles de la série.

Malgré sa parution parfois chaotique, GUNNM n’a cessé de m’accompagner durant toutes ces années. Je relisais régulièrement la première saga, et surtout, me plongeais avec curiosité dans Last Order, puis Mars Chronicle, qui prolongeaient l’histoire de Gally. Surtout, avec le temps qui passait, je percevais à la lecture ce qui ne m’était pas apparu initialement : ses différents niveaux de lecture, qui rendaient cette œuvre si complexe et passionnante. Dès le départ, le mangaka s’était donné comme mission avec GUNNM de dépasser la simple œuvre de divertissement pour en faire l’écrin dans lequel délivrer ses réflexions sur la condition humaine, et il avait ainsi donné naissance à un conte philosophique enivrant, baignant dans la science et les arts martiaux. Assurément, il y avait beaucoup à dire sur cette saga, et c’est la raison pour laquelle j’ai commencé à nourrir l’envie d’écrire à son sujet.

A présent, pourrais-tu présenter l’ouvrage à nos lecteurs ? 

gunnm tome 3 analyse
GUNNM © 1991 by Yukito Kishiro / SHUEISHA Inc.

A l’image des différents ouvrages de Third éditions, Au cœur de GUNNM repose sur une analyse d’une œuvre de la pop-culture. Ici, c’est GUNNM, évidemment. Avec cet ouvrage, j’ambitionnais d’écrire le livre que j’aurais aimé lire, c’est-à-dire un livre généreux, suffisamment pour que ceux qui le parcourraient aient la sensation de redécouvrir la saga. Pour ce faire, j’ai commencé par retracer le parcours assez fascinant de son auteur, véritable bourreau de travail, et détailler l’histoire éditoriale mouvementée du manga. Après avoir abordé la longue et pénible gestation de GUNNM, j’ai choisi de contextualiser les différents arcs du manga, de sorte que l’on découvre les conditions dans lesquelles ils avaient pu être écrits. Ainsi, je ne me contentais pas de délivrer un simple résumé des aventures de Gally, passage qui serait assez rébarbatif pour ceux qui les connaissaient déjà trop bien, mais je propose une véritable histoire de leur création.

Vient ensuite ce qui constitue le cœur de l’ouvrage. A savoir, le décryptage du manga, dans lequel je propose différentes clés d’interprétation en dégageant des thématiques (la condition humaine, le transhumanisme, les arts martiaux, la conquête spatiale, etc), explicitant les références (il est raisonnablement impossible de toutes les aborder, tant elles sont nombreuses, mais on parle ici d’hommages à la pop-culture, de philosophie ou encore de sciences) ou revenant sur certaines séquences (comme la construction du mystère de la P Box dans Last Order). Je tenais aussi à rétablir certaines vérités en débunkant quelques rumeurs tenaces sur l’œuvre, par exemple sur les origines du MotorBall ou le choix du nom Alita dans la version américaine.

La construction de cette partie reposait pour moi sur un véritable pari. Celui de reléguer tout ce qui concernait Gally à la fin. Quand on lit le manga, on comprend en effet que ce personnage est un élément disruptif introduit dans un monde qu’elle ne connaît pas ; aussi, pour mieux percevoir l’influence qu’elle peut avoir sur lui, j’ai considéré qu’il était préférable de parler de celui-ci  avant qu’elle n’y apparaisse, afin de mieux exposer son fonctionnement et mettre en exergue ses failles.

Finalement, je suis revenu sur la réception et l’héritage du manga. Je voulais ainsi rappeler comment GUNNM nous est parvenu en France, et pour cela, je devais rappeler comment le titre est sorti du Japon. Après cela, je voulais parler de son influence, du développement des OVA et surtout du development hell dans lequel fut longtemps plongé le projet de long-métrage Alita.

Le travail de recherche semble titanesque tu reviens même jusqu’à la naissance de l’auteur ! Comment as-tu fait pour trouver tous ces détails biographiques, est-ce que tu as appliqué une méthode de recherche spécifique ? 

gunnm tome 7 analyse
GUNNM © 1991 by Yukito Kishiro / SHUEISHA Inc.

Pour rédiger cette biographie détaillée de Yukito KISHIRO, j’ai commencé par parcourir de nombreuses interviews de l’auteur. En tant que fan de longue date de son œuvre, je possédais déjà la plupart des magazines français dans lesquels il avait pu intervenir, et j’avais mis de côté différents entretiens en ligne qu’il avait pu donner à l’occasion de la sortie d’Alita en salles. Ces documents m’ont permis d’obtenir de nombreuses informations sur son parcours et de reconstituer une version sommaire de la vie du mangaka, que j’ai ensuite complété avec des informations recueillies en consultant Yukitopia, le site internet de l’auteur dans les pages duquel il se montre extrêmement prolixe. Je dois bien l’avouer, je me suis souvent perdu dans cet espace incroyable, sorte de zone liminale dont on peine à s’extraire, où chaque nouveau clic vous ouvre les portes d’une nouvelle section encore plus riche en anecdotes que la précédente. Assurément, Yukitopia est quelque chose d’unique dans le monde du manga, et on comprend facilement pourquoi le mangaka le considère comme une partie de son œuvre.

Par ailleurs, afin de construire l’analyse la plus juste du manga, je devais cerner le plus précisément possible la pensée de son auteur. J’ai donc essayé de m’immerger au maximum dans son univers, et cela n’a pas été très difficile, puisque je nourrissais déjà un grand intérêt pour la plupart des sujets qui le passionnent. Par exemple, l’occultisme et les parasciences, comme l’ufologie, la cryptozoologie ou la parapsychologie. C’est quelque chose qui ne transparaît qu’en filigrane dans GUNNM, mais quand on découvre l’intérêt de Kishiro pour ces domaines, cela permet de mieux comprendre certains pans du manga, comme cet arc un peu étrange de Last Order autour du MoonChild, dans lequel il fait référence à la pratique thélémique de l’occultiste Aleister Crowley.

De la même manière, j’ai systématiquement essayé de découvrir les sources (que ce soient des films, musiques, livres, etc) auxquelles il faisait référence dans les pages du manga mais aussi lors de ses différentes interventions. Cette approche m’a permis de noter combien celle de  l’auteur était postmoderne et à quel point le jeu des hommages était encore plus étendu que je ne le soupçonnais au premier abord. Et s’il y a bien une œuvre que je recommande à ceux qui aiment GUNNM, c’est Terminus les étoiles d’Alfred Bester, un roman de SF absolument passionnant qui fut une influence majeure pour KISHIRO.

Tu reviens souvent, dans cet ouvrage, à l’origine et l’étymologie de certains mots, ainsi pour apprécier toute l’essence de GUNNM il semble nécessaire d’avoir des notions de japonais ? Est-ce que tu savais déjà le parler, le lire ; où est ce que tu as dû apprendre pour enrichir ton travail d’analyse ?

KISHIRO joue en effet beaucoup sur les mots, sur leur prononciation et sur la manière de les écrire. C’est quelque chose que l’on perçoit dès le titre, d’ailleurs ! Cela rend son propos incroyablement riche, mais d’autant plus difficile à appréhender via ses traductions. C’est la raison pour laquelle j’ai essayé de me référer autant que possible au texte original.

En tant que fan de mangas et passionné de culture nippone, j’étais déjà familier avec un certain nombre de notions de langue japonaise, mais cela ne suffisait pas. Il a donc fallu apprendre. Heureusement, de nos jours, il existe un grand nombre d’outils qui permettent de se faciliter la tâche (comme les outils de reconnaissance des kanjis), mais il a fallu faire preuve d’une grande rigueur.

Toutefois, si à l’origine j’ai commencé à délaisser la version française, c’est avant tout parce que celle-ci est, disons, « compliquée » : la première édition (de la première partie en tous cas), à laquelle je reste très attaché parce que c’est celle avec laquelle j’ai découvert GUNNM, est très fluide et naturelle, mais elle a été réalisée à partir de la version américaine et souffre par conséquent de la double traduction ; la dernière édition – dite Édition Originale – traduite à partir du japonais, devrait être considérée comme la traduction française la plus aboutie, mais elle se révèle en réalité extrêmement problématique, non seulement parce qu’elle est souvent maladroite, mais parce qu’elle comporte un nombre assez important d’erreurs incompréhensibles.

Dans la construction du livre qu’est-ce qui a été le plus difficile et, a contrario ou non, le plus plaisant ?

La rédaction d’un tel ouvrage est un travail long (j’y ai consacré deux ans et demi) et essentiellement solitaire, quand bien même j’ai été accompagné tout du long par un éditeur bienveillant, Ludovic Castro. Durant cette période, on traverse donc à peu près toutes sortes d’émotions, et il faut bien avouer que ça n’est pas tous les jours facile. Il y a des moments où, en proie au doute, j’ai pu avoir envie de tout reprendre ; certains morceaux du livre ont ainsi été réécrits des dizaines de fois ! J’ai parfois pu éprouver une certaine frustration d’avoir passé un temps disproportionné sur des recherches dont le fruit ne trouvera finalement pas sa place dans le livre (c’est ainsi que ces pauvres ajins resteront dans les limbes…).

Assez étrangement, les plus grands plaisirs naissent des plus petites choses. Ainsi, j’ai souvent ressenti une joie intense, presque disproportionnée, lors de certaines découvertes ! J’étais par exemple surexcité quand j’ai trouvé, presque par hasard, l’origine du design du lycanthrope Meguil que Gally affronte au début de l’arc Yugo. Ou alors, quand j’ai enfin trouvé l’origine du nom de l’assistant mutant de Desty Nova (ce qui m’a permis par ailleurs de trouver la bonne orthographe de son nom… et, surprise, on ne le trouve dans aucune version occidentale du manga !).

Toutefois, avec du recul, je pense que ce que je retiendrai, c’est surtout comment ce travail a modifié la perception que je pouvais avoir du manga, notamment de ses suites, Last Order et Mars Chronicle, que j’ai vraiment réévalué à la hausse après avoir mieux compris l’intention de l’auteur !

Analyse de la saga

J’aimerais à présent revenir sur la transition entre GUNNM et GUNNM : Last Order (LO), la rupture de ton et de forme a surpris de nombreux lecteurs. On passe d’un seinen centré sur Gally, à une œuvre plus ouverte avec des codes du shônen classique : énorme tournoi, transformations/upgrade de l’héroïne … Comment interpréter ce changement de cap ? 

last order analyse
GUNNM LAST ORDER © 2000 by Yukito Kishiro / SHUEISHA Inc.

Cette rupture s’explique en réalité assez simplement : lorsque Yukito KISHIRO s’est lancé dans LO, il n’était plus ce jeune auteur inexpérimenté qui avait créé GUNNM une décennie plus tôt, mais un auteur confirmé. Désormais, il pouvait s’affranchir d’un certain nombre de règles contraignantes, et écrire à peu près de ce qu’il voulait, comme il l’entendait. Je n’ai pas pu l’aborder dans le livre mais, par exemple, c’est la raison pour laquelle il introduit davantage d’humour dans LO. On savait que KISHIRO appréciait ce registre depuis Aqua Knight, mais dans GUNNM, c’était quelque chose de nouveau. Pourtant, c’est une dimension qu’il voulait déjà insuffler dans la première saga, mais il en avait été dissuadé à chaque fois par son tantô. Il ne s’agit pas d’aller chercher un nouveau public (GUNNM reste prépublié dans des mangashi seinen), mais bel et bien d’utiliser la latitude offerte par une liberté nouvellement acquise.

L’introduction dans LO du tournoi d’arts martiaux et de transformations physiques procède toutefois d’une toute autre logique : il s’agit simplement pour KISHIRO d’explorer plus en profondeur des thématiques déjà présentes dans la première saga.

Dès le premier chapitre, le combat faisait partie de l’ADN de GUNNM, et ça n’est donc pas si illogique de mettre en scènes des affrontements réglés dans une compétition sportive. Le tournoi ZOT [Zenith of Things] n’est finalement qu’une variation du MotorBall, héritée du jeu vidéo GUNNM Martian Memories [N.d.a : inédit en Occident], dans lequel on trouvait le tournoi du numéro un de l’univers. Quant à l’évolution physique de Gally, elle est le prolongement d’une dynamique préexistante : dans la première partie, le personnage changeait déjà à plusieurs reprises d’enveloppe physique ; dans LO, elle continue dans ce sens, mais parce que ses transformations sont plus graphiques (et, disons, plus originales, voire douteuses), le lecteur les retient davantage. Pourtant, cette approche était déjà annoncée dans GUNNM par l’impressionnante métamorphose de Zapan lorsqu’il s’était vu confier le corps de berserker, puisque l’Imaginos body de Gally est issu d’une rétro-ingénierie effectuée sur ce même berserker.

De même, LO prend plus le temps de développer l’univers, son world building, de sorte que lorsqu’on referme le dernier tome,  on a vraiment l’impression de laisser un monde persistant qui existe sans le lecteur. Comment vois-tu ce changement d’approche dans la narration ?

Yukito KISHIRO était resté frustré par la fin prématurée de GUNNM, mais aussi par les coupes réalisées sur le jeu vidéo Martian Memory [N.d.a. : qui devait lui permettre de proposer le développement envisagé initialement pour le manga]. Il n’avait jamais pu offrir de conclusion satisfaisante aux aventures de Gally, alors quand il s’est lancé dans LO, il a voulu y intégrer tous les éléments qu’il avait à l’esprit pour, cette fois, ne rien regretter. Ceci explique cette multiplication déraisonnée des personnages et des intrigues,  mais le corollaire de tout cela, c’est cette cannibalisation du récit principal qui peut (à juste titre) désarçonner le lecteur.

On a d’un côté une héroïne badass, et d’autres personnages de la même trempe qui vont la rejoindre : Zazie, Caerulea, …. Alors que d’un autre côté, les hommes (à part peut-être Figure Four et Ido) sont souvent dépeints comme fous, violents, dévorés par l’hubris… GUNNM un manga féministe ? De même Excalibur (la destruction) représente les hommes, alors que la Fata Morgana (l’espoir) est confiée aux femmes. 

GUNNM est-il un manga féministe ? Assurément, même si c’est un peu plus compliqué que cela. En effet, Gally lutte contre l’oppression patriarcale qu’elle subit en permanence dans ce monde, mais elle s’élève plus largement contre toute forme d’asservissement. Il faut penser que dans l’esprit de KISHIRO, c’est une anarchiste, comme lui a pu l’être dans ses jeunes années. La dimension féministe de son combat est indéniable (elle commence d’ailleurs par s’opposer à Ido, qui n’est pas aussi irréprochable que dans ton souvenir), mais elle n’est qu’un pan d’une rébellion plus large.

GUNNM LAST ORDER © 2000 by Yukito Kishiro / SHUEISHA Inc.

En dépit de thèmes très philosophiques et de concepts très rationnels basés sur de la hard SF, GUNNM garde une certaine part d’absurde dont on parle peu, je pense au combat de pénis géants ou bien au professeur Nova et sa passion pour les flans. Est-ce qu’on peut y voir un lien avec la philosophie de Camus ? C’est l’absurdité de l’existence qui conduit Nova à laisser le chaos guider ses actions d’après toi ? 

Comme je le développe dans le livre, GUNNM est une œuvre qui parle avant tout de la condition humaine. Or, celle-ci est par essence chaotique, absurde, ainsi que l’explique le philosophe Albert Camus.

Mais dans le monde du manga, quelque chose a changé : la Super IA Melchizedek, à laquelle l’humanité a confié son propre sort, a créé différents modèles sociétaux en leur imposant un ordre de plus en plus absolu, au point que plus rien n’est naturel. C’est simple, tout est réglé, y compris le destin de l’humanité.

Or, un personnage a perçu cette aberration. C’est Desty Nova, que Kishiro pare des atours du fripon divin jungien (l’appétence de Nova pour le flan est l’expression de l’enfant divin qui se trouve en lui). C’est-à-dire d’un avatar du chaos. Le rôle de Nova dans l’histoire, c’est donc de réintroduire le chaos dans l’ordre afin de rééquilibrer ce monde. Si dans LO, Aga Mbadi est le garant de l’Ordre (il est d’ailleurs le chef du… NEWORDER, littéralement le « Nouvel Ordre »), ça n’est donc pas un hasard. GUNNM se transforme en une confrontation entre l’Ordre et le Chaos.

A force de travailler sur le manga, j’ai construit une hypothèse que je n’ai pas développée dans l’ouvrage, qui veut que le fait que LO prenne une tournure de plus en plus granguignolesque (dont le pénis géant n’est qu’un exemple parmi d’autres) s’explique par une volonté de KISHIRO de montrer comment le Chaos est en train de prendre le pas sur l’Ordre. Ainsi, la forme du manga serait ici amenée à rejoindre son fond.

On suivra cette théorie de près alors. Merci Matthieu !

Vous pouvez retrouver l’auteur sur ses réseaux : Twitter et Facebook

Le livre AU CŒUR DE GUNNM. LA CHAIR ET L’ACIER sur le site de l’éditeur

Et le manga GUNNM aux éditions Glénat !

Remerciements à Matthieu Boutillier pour ton temps et ces réponses très enrichissantes ainsi qu’à Third Editions pour la mise en place de cette interview !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights