Yatai : street food et spectacle vivant
Il existe plusieurs façons de se restaurer au Japon : dans une supérette (kombini) ou auprès d’un distributeur, dans un restaurant déjà implanté, service à table ou commandes à emporter, ou dans un stand éphémère (notamment lors de festivals, de hanami et de matsuri).
Mais il y a aussi une autre alternative, les yatai : un lieu de restauration ambulant qui revient s’installer tous les soirs au même emplacement et qui permet de consommer sur place toute l’année. Mais comment fonctionnent ces échoppes ? Où pouvons-nous en croiser ? Que peut-on y manger et boire ? À quelle clientèle s’adressent-ils ? Nous allons découvrir leur quotidien et leur parcours au travers de l’histoire de l’un d’entre eux.
Ainsi que leur réputation chez nous, bien différente de celle au Japon…
Des restaurants aussi atypiques que communs
Emblèmes nocturnes de Fukuoka, on compte plus d’une centaine de ces stands en bois dans sa capitale. Ils sont surtout regroupés dans les quartiers Nakasu, Tenjin et Nagahama. Ils sont reconnaissables à leurs lanternes rouges, aux quelques tabourets entourant le comptoir, à leurs plats simples et peu chers affichés devant, puis aux bâches en plastique (optionnelles) pour protéger les clients lors du mauvais temps. Le plus souvent, ils sont ouverts entre 18h et 2h et fermés le dimanche et/ou lundi (ou en cas de fortes intempéries).
La majorité d’entre eux servent de l’alcool et des spécialités locales, notamment le copieux et savoureux Hakata Ramen. Ils n’assurent pas tous de la vente à emporter : leur principale intention est de préparer les commandes puis de les servir devant leurs fourneaux. Et surtout de bavarder avec les clients et de trinquer en leur compagnie. Ainsi, on a l’occasion de pratiquer son japonais avec les chefs comme avec ses voisins dans un cadre amical. Mais aussi d’admirer les prestations en cuisine du chef devant soi. (Re)découvrez notre sélection de 3 dramas culinaires qui devraient vous faire saliver !
Cependant on peut relever quelques défauts à ces stands :
- Les réservations et les gros groupes ne sont pas acceptés.
- Les places sont limitées à une dizaine de clients voire moins.
- Les queues peuvent être très longues pour les yatai populaires.
- Le repas se fait en comptoir, donc impossible en fauteuil roulant.
- Les stands font à peine 3 mètres de long et les sièges sont peu confortables.
Mais si vous aimez faire des rencontres et manger des plats simples dans une ambiance animée, vous allez adorer l’expérience offerte par les yatai !
Immersion dans le quotidien d’un yatai
Plusieurs chaînes YouTube japonaises proposent des reportages immersifs dans les coulisses de ces restaurants atypiques. On y suit les cuisiniers dans leurs tâches journalières et on écoute leurs parcours de vie inspirants. Dans l’intimité de ces chefs, on découvre les rapports bienveillants et conviviaux qu’ils entretiennent avec leurs clients comme avec leurs collègues. Ce format de vidéo met surtout en avant des préfectures ou des plats en particulier.
Les vidéos sont en japonais ou en anglais (sans sous-titres forcément) mais elles comportent peu de dialogues et restent donc compréhensibles. L’intention première reste de partager une expérience sensorielle par le visuel des plats alléchants et surtout l’ambiance sonore comme les éclats de voix des clients, le tintement des outils de cuisine, les véhicules passant autour du stand, le crépitement de la friture à l’huile chaude…
Japanese Food Craftsman propose une playlist spécialisée dans les yatai de Fukuoka : Fukuoka Yatai (福岡県屋台).
Le parcours de Jeff prouve qu’un étranger peut s’intégrer et s’épanouir dans un yatai.
Pour continuer l’évasion, nous vous proposons aussi ces vidéos : Wazairo, Udon Soba, Maybe Japan, J.Kitchen, K.K.Food, J.S.Food…
Interview du chef de Chez Rémy
Partie 1 : Le Japon, Fukuoka et ses yatai
Rémy s’est intéressé à la culture asiatique très jeune, dès l’âge de 9 ans, grâce à un club de jeu de go. Appréciant les contes asiatiques, surtout japonais, il se donne comme objectif de s’installer au Japon un jour. Son premier voyage dans l’archipel nippon remonte à août 1998, pendant 3 semaines, juste après la victoire de l’équipe de France en Coupe du monde de football, pour y célébrer son mariage. Il nous l’explique en détail :
« Bien avant de venir au Japon, je me suis beaucoup documenté sur les possibilités d’y vivre pour un étranger. En m’intéressant aux éventuelles grosses différences culturelles, quand j’y suis arrivé la première fois, je n ai pas eu vraiment de choc culturel. Le Japon n’était pas juste une image vue dans les mangas, mais une réalité. Je savais que pour vivre au Japon il est très dur d’avoir un visa… Je n’avais pas les années d’expérience nécessaires pour un visa de travail et il n’y avait pas de PVT à l’époque. La seule et moins compliquée façon était de se marier avec un ressortissant japonais. Quand le père de ma copine japonaise nous a demandé si nous allions nous marier, je n’ai pas hésité à sauter sur l’occasion. »
Lors de son premier voyage au Japon, son passage à Fukuoka était provisoire (le temps d’une correspondance) : « Je suis resté même pas deux heures à Fukuoka, mais j’avais tout de suite ressenti un certain bien-être. Alors, l’année suivante, quand j’ai décidé de voyager seul pendant trois mois au Japon, c’est naturellement à Fukuoka que j’ai pensé à demander mon trip. Je pensais faire le tour du pays en auto-stop en restant 3 jours… Maintenant, cela fait près de 23 ans que j’y suis. »
Rémi nous partage aussi l’expérience qui a marqué son passage à Fukuoka : « Le dernier jour à Fukuoka, je me suis dit qu’il fallait que j’essaie l’un des plats traditionnels de la ville : le tonsoku ramen. Et pas n’importe où, dans un yatai bien sûr ! Alors que je mangeais mon plat, mes voisins se sont tous levés d un coup et ils ont crié « omedeto ».. Je n’avais pas compris tout de suite, surtout que je ne parlais pas encore japonais, mais j’ai vite réalisé que l’équipe locale de baseball venait de remporter le championnat national (ce qui n’était pas arrivé depuis plusieurs décennies). J’avais ressenti autour de moi la même émotion qu’en juillet 1998. Alors sans même parler la langue, j’ai accompagné tous les gens dans la rue en criant : « hawks, omedeto, kanpai ». J’ai picolé jusqu’au petit matin avec eux alors que je ne les connaissais pas. Alors, je me suis dit pourquoi ne pas rester encore quelques jours de plus à Fukuoka. Et vous connaissez la suite… »
Même après avoir visité plusieurs autres péninsules japonaises, lors de voyages ou lors de son ancienne expérience dans une grande pâtisserie de Fukuoka, ses déplacements ont confirmé son amour pour cette ville : « Mes amis me conseillaient de m’installer à Tokyo qui offrait plus d’opportunités professionnelles, mais je n’y ai jamais ressenti la même chose qu’à Fukuoka. Il y a une qualité de vie incroyable : la mer, la montagne et le boulot sont à moins de 30 minutes de chez soi. C’est la norme ici. Pendant la pandémie, j’avais visité tout l’ouest du Japon en moto et, là aussi, je ne regrette pas de vivre à Fukuoka. J’ai été chanceux de trouver l’endroit idéal pour moi tout de suite. »
Partie 2 : l’ouverture de son affaire
Mais en s’installant au Japon et en songeant à y ouvrir son propre yatai, il a découvert que c’était un milieu sombre et surtout fermé. Après de nombreuses expériences dans différentes entreprises, il a préféré ouvrir un restaurant de type izakaya : « Pour vivre au Japon, un de mes choix de vie important a été d’arrêter la classe prépa en école d’ingénieur pour intégrer une école hôtelière à 20 ans. Je m’étais dit que dans la restauration, même si ça demande beaucoup d’énergie, il y a toujours du travail. De plus, la cuisine était ma passion. Alors gagner de l’argent avec ce que l’on aime est incroyable. »
Par chance, en 2016, il a pu profiter d’une initiative du maire de Fukuoka : « Il voulait rénover le système d’attribution des yatai pour faire un peu le ménage et redorer l’image de la ville. C’est ainsi que 30 yatai (hors des normes) ont fermé et que leurs emplacements ont été mis à disposition sous forme de concession. C’est l’un de mes fournisseurs, pour qui j’avais travaillé en ouvrant un coin bar dans son magasin d’alcool, qui m’a parlé de cela et m’en a averti. Je lui avais dit que ce n’était pas possible pour moi car j’étais déjà très occupé avec ma boulangerie le matin puis mon restaurant le soir. Mais les hasards de la vie, tous plus incroyables les uns que les autres, ont fait que j’ai eu une concession de 10 ans et que j’ai ouvert Chez Rémy en avril 2017. La mairie était très contente de mon dossier car il permettait pour elle de passer à une dimension internationale. De plus, j’avais pris un emplacement où avant il n’y avait pas de yatai, donc il n y a pas eu de jalousie par rapport aux autres. »
Au départ, Rémy avait considéré son yatai comme un nouveau challenge amusant, procédant en mode économe et productif. Il s’explique : « Alors qu’un yatai traditionnel coûte environ 400 0000 yen à aménager, le mien avec tout son matériel dedans (notamment le frigo congélo et le tire palette électrique) m’a coûté environ 120 0000 yen. Concernant sa fabrication, j’ai cherché sur Internet et j’ai trouvé une personne qui avait déjà créé son yatai. Après discussion, on a décidé de le créer nous-mêmes, lui étant dans le bricolage. Nous avons réalisé la structure métallique dans une usine, puis nous avons fait ensuite le reste nous-mêmes. La famille et les amis nous ont donné un coup de main à la fin pour la peinture… Mes clients, mes proches ont tous mis main a la pâte pour le faire. » Son identité s’est progressivement construite, son staff japonais ayant choisi le nom et le logo du yatai.
Nous avons profité de notre échange pour lui demander le fonctionnement d’une concession : « À Fukuoka, les yatai sont toujours au même emplacement : ce n’est pas ambulant. Le trottoir appartient à la ville et on lui paie un loyer modeste pour avoir l’emplacement de 3 x 5m de 17h à 4 h du matin. Il n’est pas possible d’être dessus avant et il est interdit d’y être après. Et tout doit être propre et vide en dehors de la plage horaire. C’est très spécifique à la ville de Fukuoka. Les autres villes essaient plutôt de faire disparaître les yatai car il y a des problèmes de voisinage ou d’hygiène, etc…. »
Partie 3 : La nouvelle vie de Rémy
Est venu ensuite le succès : « Les médias sont très vite venus nous voir car, contrairement à la majorité des yatai, je propose un menu différent (pas de ramen, de gyoza, etc.). Après 15 ans d expérience dans la restauration au Japon, j’avais une idée des choses qui pouvaient être possibles et rentables au yatai. Il faut savoir que dans le principe, on n’a pas le droit de faire des préparations culinaires dans le yatai. On doit juste cuire et servir. Alors j’ai imaginé un menu où je pourrais tout préparer dans mon restaurant, mettre sous vide, et ensuite réchauffer et servir aux clients (saucisse, lasagne, gnocchi…). Il fallait aussi des plats que je puisse fabriquer et vendre rapidement et en grande quantité. Le plat phare dans mon yatai, ce sont les escargots car c’est un mets pas très connu au Japon (et souvent très cher). En plus de sa carte unique, l’identité visuelle du yatai a joué beaucoup au début. Je l’ai conçu comme un chalet des marchés de Noël.
Autre particularité : pour des raisons professionnelles, j’ai conçu mon yatai autour d’un frigo congélateur. La majorité des yatai conservent leurs produits frais dans des boîtes en polystyrène, mais d’un point de vue hygiénique, cela ne me convenait pas. De plus, je ne fais pas de fritures pour éviter les brûlures et les mauvaises odeurs. Après le yatai a évolué petit à petit en fonction des casses et réparations. Au début, ça prenait 1h30 pour monter le yatai, maintenant 30 minutes. »
L’objectif de Rémy est de créer des moments d’échanges dans son yatai. « Moi avec les clients bien sîr, mais aussi entre les clients eux-mêmes. La majorité étant des touristes japonais, c’est important de leur donner une bonne image de la ville que j’aime. Surtout que l’ambiance des yatai de Fukuoka ne ressemblent pas aux autres. Malheureusement, il y a de moins en moins de yatai de rue au Japon. Ce sont souvent des restaurants ambulants où l’on mange son ramen rapidement. Je ne sais pas si les gens discutent entre eux… Et il y a les yatai sur des espaces privés qui ressemblent un peu plus à ceux de la ville de Fukuoka, mais sans les contraintes de la concession. Il y en a à Kagoshima, Sasebo, Obihiro (Hokkaido). Mais l’ambiance dépend beaucoup du tenancier. »
L’interview s’est conclue sur des remerciements de Rémy : « Je dois dire un très grand merci à tous ceux qui ont travaillé avec moi. Même les problèmes survenus sont de bonnes expériences pour la suite ». Et nous le remercions grandement pour le temps qu’il nous a consacré. Son expérience intime avec les yatai nous en apprenant plus sur le charme unique de Fukuoka. Nous vous redirigeons vers cette vidéo pour voir l’équipe de Rémy à l’œuvre et leur compte Instagram.
Des échoppes inspirantes…
Ce n’est pas la première fois que des restaurateurs s’inspirent de la culture japonaise dans leurs recettes, leurs décors et leurs valeurs. Les restaurants Yatai Ramen (Paris) et Yatay Asian Bistrot (Aubagne) confient avoir puisé leurs concepts dans cette cuisine chaleureuse et populaire. On remarque l’omniprésence du bois, un grand nombre de tabourets et la possibilité de voir les cuisiniers à l’œuvre dans les salles des deux enseignes. Mais les deux adresses n’offrent pas la même approche de ces stands ambulants.
… Mais malaimées au Japon
Les yatai disparaissent progressivement dans l’archipel nippon pour plusieurs raisons. À commencer par son acquisition et son entretien :
- Le stand est petit avec peu d’espace de rangements, en plus d’être lourd et encombrant.
- Il faut passer un examen pour avoir un stand et il ne peut pas être transmis à un autre cuisinier.
- Les règles imposées par les municipalités sur la sécurité et l’hygiène des yatai sont strictes (et c’est plutôt pas mal pour éviter de tomber malades).
- Il faut avoir accès à l’eau, l’électricité et à un système d’épuration… ou s’adapter.
Même en trouvant des solutions et des alternatives, la mauvaise réputation des yatai persiste de par leur histoire. Les stands ambulants sont apparus à l’ère Edo, dans les années 1630, pour répondre à la demande de voyageurs parcourant de longues distances. Les étalages de bord de route comblaient le manque d’établissements dans les petits villages reculés et les routes peu fréquentées. Mais avec l’arrivée des transports motorisés et le développement des villes, le paysage moderne n’est plus favorable aux stands mobiles : espaces et déplacements toujours plus limités, concurrence avec les autres établissements nocturnes, règlementation toujours plus stricte… et l’installation définitive de certains restaurants.
Les yatai conservent aussi une mauvaise réputation rattachés à la vieille époque où l’on était moins exigeant sur l’hygiène et aux périodes de disettes. Le Japon voulant se donner à l’international l’image de pays dans l’air du temps, les municipalités ne ressentent pas le besoin de conserver ces stands malaimés. Heureusement aujourd’hui, la majorité d’entre eux est concentrée à Fukuoka, qui en a fait un de ses symboles reconnus à l’échelle nationale, et ils ne se désemplissent pas.
Les yatai sont appréciés en toute saison. On peut y manger un plat chaud et réconfortant en étant protégé des averses hivernales par des bâches. Mais aussi profiter d’une assiette fraîche quand l’air humide et lourd estival est au rendez-vous. L’ambiance conviviale créée par le restaurateur et la proximité entre les clients fait oublier le mauvais temps. Malheureusement, ils se font de plus en plus rares, à cause de leur mauvaise réputation persistante et la complexité administrative que demande l’ouverture de l’un d’entre eux. C’est ce qui motive d’autant plus les adeptes et les restaurateurs à défendre ce patrimoine historique culinaire atypique. En encourageant leur sauvegarde dans la capitale de Fukuoka, les maires ont fait des yatai un des emblèmes de la ville.
Les amateurs de tourisme insolite, ou de spécialités de Kyushu, recommandent chaudement de les tester. De quoi vivre une expérience gustative et immersive avec des spécialités locales et une proximité conviviale avec des Japonais. Serez-vous le prochain client d’une de ces échoppes gourmandes ?
Sources
Kanpai.fr – Bite my bun – Horizons du Japon – Japan guide – Fukuoka Eats