Idol de Rin USAMI : brûler sa vie pour son artiste préféré
Avec son deuxième livre Idol, paru aux éditions Picquier dans une traduction de Sophie Refle, Rin USAMI, décrit avec une plume très sensible l’univers un peu rétréci, d’une anti-héroïne ou peut-être plutôt d’une “jeune femme sans talent” – pour reprendre le titre du célèbre watakushi manga (roman graphique du moi) de Yoshiharu TSUGE. Bonne découverte !
Un livre phénomène au Japon
Grâce à une écriture à la première personne, l’autrice nous plonge en effet dans la tête d’Akari, une lycéenne en échec scolaire, dont le seul but dans la vie est de soutenir son idole masculine – “idol” à prononcer aidoru avec un son “r” liquide comme roulé sous la langue.
Petit prodige des lettres nippones, Rin USAMI, jeune autrice de 24 ans, originaire de Numazu dans la préfecture de Shizuoka, avait déjà été récompensée par deux prix littéraires pour son premier roman, Kaka (2019), qui n’a pas encore été traduit en français à ce jour. Idol, qui est donc son deuxième roman, a reçu en 2020 le 164e prix Akutagawa, le plus célèbre des prix décernés à des livres au Japon, un peu l’équivalent de notre prix Goncourt, mais qui met en avant seulement des premiers romans ou de jeunes autrices et auteurs.
Voyage dans la tête d’une fan
Akari est une lycéenne japonaise de 17 ans. Si l’on en croit les clients du restaurant où elle galère pour gagner quelques milliers de yens, elle souffre d’un problème de maturité qui lui vaut le surnom d’Akachan, « bébé ». Sa mère et sa sœur aînée partagent leur avis. Cet argent, qu’elle obtient péniblement, lui est nécessaire pour assouvir sa passion dévorante pour un jeune artiste, prénommé Masaki, membre du groupe mixte Masama-za.
Masaki est une “idol”. Akari est une fan. Être fan de ce garçon, c’est toute sa vie. Elle tient un blog sur le beau Masaki. Elle orne sa chambre de bleu, la couleur préférée de Masaki. Elle se réveille avec Masaki, le son de sa voix ayant été capturé et encapsulé dans un réveil, l’un des nombreux produits dérivés exploitant l’image, la voix ou le souvenir lié à cette idol. Akari s’endort aussi avec lui grâce à l’une des berceuses qu’il a enregistrée. Elle ne pense qu’à lui. C’est sa raison de vivre.
Sa vie, elle la passe donc les yeux rivés sur le compte Instagram de son idole ou sur la page YouTube de ce dernier à l’affût de la moindre de ses prestations et de tous les commentaires qui peuvent être faits sur lui. Elle vit un amour platonique par procuration. Le rencontrer dans la vie réelle ne l’intéresse pas. Cette distance ne la dérange pas. Elle l’assume pleinement et consciemment.
Ces derniers jours, j’avais même l’impression que le rectangle de mon téléphone était ma vraie chambre.
Extrait tiré du roman
De la même façon qu’une grande partie de la vie de Masaki est devenue une marchandise, celle d’Akari est devenue celle d’une fan. Son soutien indéfectible à son idol, c’est ce qui la tient encore debout, c’est sa colonne vertébrale.
On éprouve le mal de vivre d’Akari mais on ne sait pas d’où il vient précisément. On sait qu’elle est malade en voiture, qu’elle a des troubles de l’attention, une faiblesse physique…Mais d’où tout cela vient-il ? Souffre-t-elle de dépression ? A-t-elle un problème neuronal ? Psychologique ? Son histoire familiale pèse-t-elle trop lourdement sur ses épaules ?
Le récit est à la première personne. On ne la juge pas. On suit son parcours à la fois simple et chaotique.
Tout comme le sommeil froisse les draps, la vie creuse des rides. […] Je n’ai jamais réussi à faire le minimum même en y consacrant toute mon énergie. Mes pensées et mon corps ne suivent plus avant que j’y arrive.
Extrait tiré du roman
Le titre original en japonais est Oshi, Moyu. Oshi, du verbe “osu” recommander, et moyu, forme classique du verbe “moeru” brûler. Un “oshi” dans l’argot des fans désigne précisément l’idol “préféré”, l’élu, celle ou celui qu’on pousse, qu’on soutient coûte que coûte. Un système de votes permet en effet de classer les membres d’un groupe que ce soit un boysband, groupe de garçons, un girlsband, groupe de filles, ou un groupe mixte, pour élire le leader du groupe, le meilleur du classement. Pour garder le côté ancien, désuet, surrané du verbe moyu, on pourrait donc interpréter le titre original par : “Se consumer pour l’autre qu’on adore”. Ou plus simplement : “Idol, brûler”.
Des fleurs coupées fanées répandues sur le sol dégageaient une odeur de blessure fraîche. La même odeur que celle des escarres dans la chambre d’hôpital de ma grand-mère. Tout à coup je me suis souvenue de sa crémation. Un corps brûle. La chair brûle, il ne reste que des os.
Extrait tiré du roman
Grâce au livre de Rin USAMI, nous devenons nous-mêmes des otakus, livrés à notre obsession pour Masaki. On comprend aussi un peu mieux comment le phénomène a pu être considérablement amplifié par les réseaux sociaux, les SNS (de l’anglais Social Networking Service) comme on dit au Japon. Ces SNS permettent en effet un contact, même illusoire, quasi permanent avec l’objet de ses désirs et de ses fantasmes ainsi qu’une interaction à distance. Les stars du vingtième siècle étaient toujours auréolées d’un halo de mystère et le secret sur leur vie privée prévalait. Avec les idols, l’idée même de vie privée passe au second plan. C’est comme si la vie même de ces jeunes artistes était dédiée à leurs fans. Certains contrats des maisons de production qui gèrent ces groupes stipulent même qu’elles ou ils ne peuvent lier de relation amoureuse pendant toute la durée de leur participation au collectif. Ils doivent être 100 % disponibles pour leurs fans. Et leur image est exploitée dans des albums et des concerts, dans des publicités, dans des films ou des séries pour les plus célèbres d’entre eux, et sur toute une gamme de produits dérivés de la simple affiche jusqu’au produit le plus technologique.
Une belle expérience de lecture
Souvent avec la littérature japonaise contemporaine, on est happé par une douce musique des mots, par un style précis, implacable, sans fioriture, sincère. Une écriture au premier degré, sans psychologie, qui suggère et révèle par petites touches. C’est une écriture qui agit sur nous comme le ferait une peinture impressionniste ou la délicatesse de la musique de Debussy, mouvement pictural et compositeur, tous deux forts appréciés au Japon.
On retrouve cette petite musique dans le style de Rin USAMI qui a connu un beau succès au Japon, porté par le prix Akutagawa et certainement aussi parce que son livre est entré en résonance avec l’expérience de nombreux jeunes lecteurs.
Dans le livre, on rencontre aussi comme par inadvertance, au détour d’une remarque de la narratrice, les shôryô-uma, les “chevaux des âmes”. Il s’agit d’un cheval confectionné à l’aide d’un concombre dans lequel on a planté quatre allumettes (ou baguettes) pour créer des pattes, et d’une vache, dont le corps, lui, se compose d’une aubergine avec le même style de pattes. Ils servent de véhicules pour les âmes des défunts que l’on place à l’entrée des maisons durant les fêtes d’Obon, les fêtes des morts du mois d’août. Les esprits, qui viennent visiter les familles à cette saison, arrivent de manière véloce dans la maison à dos de cheval, et repartent d’un pas de sénateur sur celui d’une vache !
On apprend aussi grâce à une note de bas de page qu’une superstition tenace enjoint de ne pas se couper les ongles la nuit. Cela porterait malheur. La personne, qui oserait prendre soin des extrémités de ses doigts une fois la nuit tombée, ne sera pas présente lorsque ses parents mourront.
Au fait, c’est quoi une “idol” ?
Le livre de Rin USAMI est bien une véritable plongée dans la tête d’une fan, d’une otaku, d’une jeune fille dont la vie à la dérive est comme absorbée par sa passion dévorante pour un jeune artiste, une « idol ».
En le lisant, on ne peut s’empêcher de penser aux paroles de L’Idole des jeunes (1962), cette célèbre chanson de Johnny Hallyday, adaptée en français par Ralph Bernet, et écrite initialement par Jack Lewis. Le premier couplet dit :
Les gens m’appellent l’idole des jeunes
Il en est même qui m’envient
Mais ils ne savent pas que dans la vie
quelquefois je m’ennuie
La référence peut paraître un peu décalée, pourtant, elle est très proche de notre sujet pour deux raisons. Premièrement, on y parle de célébrité, d’amour et de solitude ou d’ennui et ce sont des thèmes que l’on retrouve en filigrane tout au long du roman Idol. Deuxièmement, le concept et le terme même d’idole, japonisé en アイドル, aidoru, auraient fait leur apparition à ce moment-là grâce au succès des jeunes idoles yéyé françaises. La carrière de Sylvie Vartan au Japon débute en 1963 et atteint un sommet dès l’année suivante en 1964 grâce au film Cherchez l’idole et au succès de la chanson La plus belle pour aller danser. Et enfin, 1962, date de la chanson, est aussi l’année où Sylvie Vartan et Johnny Hallyday ont commencé leur histoire d’amour.
Les idols sont de jeunes artistes très médiatisés, à l’image gaie et innocente, à la fois chanteurs, acteurs, animateurs, modèles, sous contrat avec des agences de production plus ou moins importantes. Ce sont donc malgré leur jeune âge des professionnels inscrits dans un monde du divertissement très structuré. Vous pouvez lire l’article suivant pour en savoir plus : Raise Your Arms and Twist! Documentary of NMB48 : Le Crépuscule des idols.
Composé de cinq garçons, SMAP (1988-2016) est peut-être le groupe le plus emblématique du genre. En tout cas, c’est sans aucun doute l’un de ceux qui a connu le plus de succès pendant l’âge d’or des idols japonais au tournant des années 2000, au sein de la maison de production la plus prestigieuse et aussi la plus controversée : Johnny & Associates. Pour en savoir plus sur cette maison de production, suivez le lien : Johnny’s Entertainment : un modèle de production des idols masculins japonais.
Voici le premier couplet d’une de leur chanson, déclarée chanson de l’année en 2004 :
Je regardais la grande variété de fleurs
Alignées devant l’échoppe du fleuriste.
Chaque personne a sa fleur préférée.
Mais elles sont toutes magnifiques.
Aucune d’entre elles ne se bat
Pour savoir qui est la meilleure.
Elles se tiennent juste droites et fières
Dans leur vase.
Sekai ni Hitotsu Dake no Hana, SMAP
Le modèle de ces groupes d’idols s’est répandu dans toute l’Asie. Aujourd’hui, c’est bien la Corée du Sud qui rencontre un succès international avec ses groupes de jeunes gens, succès véhiculé par Youtube et les réseaux sociaux en général. Une catégorie nouvelle d’idol est même venue enrichir le riche panel déjà existant au Japon : l’idol coréo-japonaise, née de collaboration entre les deux pays…
Laissons le mot de la fin, décomplexé et catégorique, au groupe de K-pop le plus célèbre à travers le monde, BTS :
Tu peux m’appeler artiste
Tu peux m’appeler idol
Ou tout autre chose
Peu importe ce que tu dis, je m’en fiche !
Idol, BTS
En d’autres termes et avec une narration beaucoup plus riche, Rin USAMI nous dit un peu la même chose par la voix d’Akari. Écoutons-la pour mieux comprendre les filles et les garçons de sa génération sans chercher à les juger a priori.
Pour en savoir plus
Le livre Idol sur le site des éditions Picquier à découvrir ici.